Ren­for­ce­ment du pont sur le Flon, côté Mon­tagne

Les dégradations constatées au niveau des articulations Gerber du pont-arc sur le Flon côté Montagne représentaient un risque pour la sécurité structurale de cet ouvrage réalisé en 1964. Un important chantier d’assainissement, impliquant une modification de son système statique, lui a donné un second souffle.

Date de publication
05-12-2018
Revision
19-12-2018
Claude Broquet
Directeur Ingphi | Chef de projet adjoint de la réfection du viaduc de Riddes

Les ponts sur le Flon, également appelés viaducs de la Chocolatière, se situent sur la commune de Lausanne, à l’ouest de la sortie Vennes de l’autoroute A9. D’une longueur de plus de 430 m et indépendants l’un de l’autre, ils franchissent le vallon du Flon, creusé dans la molasse, avec un arc de 120 m de portée et une flèche de 23 m. Conçus en 1962 par le bureau technique Alexandre et Philippe Sarrasin, pionnier des ponts en béton armé en Suisse1, ils sont représentatifs de la technique de construction de ce type d’ouvrage qui minimise l’utilisation de la matière.

Les arcs sont constitués chacun de deux poutres courbes reliées par des entretoises. Ils sont surmontés de piles avec lesquelles ils supportent les poutres longitudinales de bord du tablier.  Celui-ci possède quant à lui une troisième poutre longitudinale disposée au centre et appuyée sur les piles par l’intermédiaire d’entretoises transversales. D’une largeur de 12,90 m, il est ainsi composé de trois poutres longitudinales, d’entretoises transversales et d’une dalle de roulement. En clé de voûte, les arcs pénètrent dans le tablier et se fondent avec les poutres latérales. La hauteur constante du tablier et l’alignement des piles aussi bien sur les arcs que sur les poutres maîtresses donnent l’impression d’une structure monolithique2. Un regard plus attentif sur la structure, dont le tablier est divisé en cinq tronçons reliés entre eux par des articulations Gerber (voir encadré ci-dessous), force à relativiser cette impression.

Le pont côté Montagne a été construit et mis en service en 1964, à l’occasion de l’Exposition Nationale. Le cintre de son arc a été utilisé par la suite pour la réalisation du pont côté Lac après un ripage transversal. Les autres tronçons de cet ouvrage ont été construits quelques années plus tard, pour une mise en service en 1974.

En 1992, le revêtement et les bordures de ces deux ponts ont été refaits et une paroi antibruit a été montée côté Montagne. Le pont côté Lac a été remis en état en 2016 en clavant les deux articulations Gerber centrales et en conservant les deux articulations d’extrémité. La réfection du pont côté Montagne, objet du présent article, a quant à elle supprimé la totalité des quatre articulations Gerber.

Etat de l’ouvrage


En 2017, une inspection a mis en évidence les éléments suivants :

  • articulations Gerber dégradées ;
  • joints de chaussée non étanches et non contrôlables ;
  • détérioration du béton armé des arcs ;
  • nombreux défauts de la dalle de roulement ;
  • étanchéité défectueuse ;
  • bordures en mauvais état ;
  • contamination du béton par les chlorures ;
  • système de retenue non conforme.

L’état de l’ouvrage (classe d’état 4 «mauvais état» – qui va jusqu’à 5 «état alarmant» – selon la terminologie OFROU3) nécessitait sa réfection.

Investigations particulières sur les articulations Gerber

Une inspection visuelle détaillée des articulations Gerber a révélé des éclatements laissant apparaître l’armature corrodée. Dus essentiellement aux ruissellements importants des eaux de chaussée provenant des joints de chaussée qui ne sont plus étanches , ces dégradations ne paraissaient a priori pas dramatiques. La largeur d’appui de 32 cm au droit des articulations Gerber était trop faible pour être conforme aux normes4 vis-à-vis d’un risque de chute en cas de séisme. Une analyse des plans d’armature d’origine a révélé que la disposition de l’armature n’était pas idéale car certaines barres déterminantes pour le fonctionnement des articulations ne sont pas ancrées correctement selon les normes5. Les barres verticales – position 659 (7 φ16) – sont droites et ne disposent pas de crochet à leurs extrémités. Les barres inclinées – positions 653 et 654
(5+3 φ20) – présentent un coude à leurs extrémités, mais de longueur beaucoup trop réduite pour être parfaitement ancrées. Cette analyse conclut que l’entier de la capacité des barres principales ne peut être mobilisé pour la reprise des charges sollicitant une articulation.

Les articulations ont ensuite été vérifiées par la méthode des champs de contraintes : la résistance obtenue était de 1560 kN. Une analyse non-linéaire des articulations effectuée avec le programme Atena6 en considérant le modèle Menétrey – Willam7 indiquait quant à elle une charge de rupture de 1450 kN.

Ces deux méthodes d’analyse donnaient un coefficient de conformité proche de 1, en considérant un ancrage parfait des barres et la totalité des sections d’armature. Toutefois, en considérant une perte de section de 10 % due à la corrosion et en considérant l’ancrage réel des barres selon les indications des plans d’archives, le coefficient de conformité obtenu avec un modèle bielle-tirant se réduisait à 0,6, une valeur inacceptable.

Concept d’intervention avec la modification du système statique

Le risque associé aux articulations Gerber (rupture fragile, chute du tablier en cas de séisme, dégradation en progression) et la difficulté de réaliser une réparation durable ont conduit au choix de toutes les claver. En effet, leur remise en état lors des travaux sur le pont côté Lac a montré les limites pour ancrer et disposer efficacement les armatures complémentaires.

Le clavage intégral des articulations modifie le système statique du pont et constitue une intervention importante qui nécessite la libération des mouvements aux culées afin d’absorber les dilatations dues aux variations de température. Il engendre également une augmentation des efforts de flexion dans les piles situées aux extrémités du pont. Leur vérification a été effectuée en tenant compte de la réduction de leur rigidité flexionnelle et de la rigidité du sol de fondation. Ainsi, les efforts sollicitant des piles sont réduits et la quasi-totalité d’entre elles satisfont aux exigences de la norme. Seule la plus courte d’entre elles, située côté Genève, a du faire l’objet d’un renforcement vis-à-vis de la flexion et de l’effort tranchant.

Le clavage des articulations Gerber a nécessité les interventions suivantes : montage d’une charpente métallique provisoire, démolition complète des articulations, reconstruction des sommiers continus et, enfin, pose d’une précontrainte locale de part et d’autre de l’articulation clavée.

La charpente métallique provisoire sous l’ouvrage permet d’assurer la transmission des efforts du tablier, soit de la poutre portée à la poutre porteuse. Afin de limiter les déplacements relatifs entre ces deux poutres, la charpente métallique est plaquée à l’aide d’un vérin plat pour introduire les sollicitations obtenues à l’état limite de service (ELS) quasi permanent dans les sommiers et délester en partie les appareils d’appui. Lors du clavage, les poutres longitudinales sont bétonnées de manière à former un système rigide et continu à la place de l’articulation. La liaison entre les poutres est réalisée en assurant la continuité de l’armature longitudinale, complétée par la mise en tension de deux barres précontraintes ancrées dans des bossages préalablement construits.

Durant les travaux, il a pu être constaté que les armatures principales dans les zones des articulations étaient corrodées et même endommagées de manière bien plus conséquente – jusqu’à 40 % sur certaines barres d’armature principales – que le laissaient présager les inspections visuelles préalables. Ceci confirme le choix de claver toutes les articulations Gerber et corrobore les recherches faites sur les articulations8.

La création de culées avec joint de chaussée et appareils d’appuis pour permettre la dilatation de l’ouvrage nécessite la démolition des angles de cadre sommiers-colonnes aux deux extrémités du pont. Cette opération a été réalisée par phases afin de construire sous trafic une culée avec chambre de visite. A l’état final, la culée est visitable : appuis et joints de chaussée pourront être contrôlés aisément depuis la chambre de visite et seront accessibles pour toutes les opérations d’entretien. Les culées ont ainsi été construites sous le tablier. En phase provisoire et notamment lors des opérations de sciage, les charges étaient reprises par vérinage.

Travaux supplémentaires

En plus du clavage des articulations Gerber et de la libération des déplacements aux culées, le projet comportait également les interventions suivantes :

  • renforcements des arcs, piles, sommiers et entretoises ;
  • remplacement de la paroi antibruit ;
  • renforcement de la dalle de roulement ;
  • assainissement des bétons ;
  • remplacement des équipements.

Les travaux de renforcements structurels des arcs et des sommiers ont été réalisés avec des tissus et des lamelles en carbone (PRFC) ceinturant les éléments en béton armé. Sur les arcs, les bandes de tissus carbone ont été appliquées sur l’intégralité de la surface, ce qui permet le confinement du béton et le renforcement des armatures transversales corrodées. Une fois ce confinement réalisé, un mortier de protection est appliqué sur l’arc afin de lui rendre son aspect minéral et ne pas modifier son image. Sur les sommiers, un complexe de bandes de tissus et de mèches en carbone (PRFC) ceinturant la section a été appliqué sur les différentes zones non conformes vis-à-vis de la résistance à l’effort tranchant.

Préalablement au démarrage des travaux d’assainissement, une inspection détaillée de l’ouvrage a été réalisée afin de dresser un inventaire exhaustif des zones dégradées et de définir pour chacune le procédé de réparation adéquat. L’ensemble de ces zones ont été reportées sur les plans d’exécution avec pour chacune le type de réparation adopté. Ainsi, les talons des sommiers et les faces verticales des piles ont été réparés par coulage d’un nouveau mortier tandis que les faces verticales des sommiers et la sous-face du tablier ont été assainies par projection de mortier. Pour les zones où le dégagement d’armature a dû être effectué, les barres ont systématiquement été sablées et passivées.

Le tablier a été assaini et renforcé. Les bordures ont été remplacées par des parapets, la dalle de roulement a été renforcée par un microbéton coulé sur la totalité de la surface du tablier après l’hydrodémolition du béton d’enrobage. Enfin, l’intégralité de l’étanchéité et du revêtement de chaussée a été remplacée.

Afin de limiter la gêne aux usagers, deux voies de trafic ont été maintenues sur l’ouvrage pendant toute la durée des travaux. Ceci impose une réalisation des travaux par tiers de chaussée et engendre de fortes contraintes techniques puisque chaque articulation a été clavée en trois étapes. Ce phasage complique également la logistique de chantier puisque la faible largeur de travail à disposition oblige le franchissement des articulations démolies par le trafic de chantier.

Même si le clavage d’articulations Gerber entraîne des modifications conséquentes du comportement d’un ouvrage, en raison du changement de système statique, ces travaux sont au final proportionnels et bénéfiques, comme l’illustre très bien ce projet de remise en état du pont-arc sur le Flon côté Montagne.

 

Notes

  1. Sarrasin A. et Sarrasin Ph., « Viaduc sur le Flon », Bulletin technique de la Suisse romande, 90, 1964.
  2. Alexandre Sarrasin – Structures en béton armé, audace & invention, Archives de la construction moderne, sous la direction de Eugen Brühwiler, Pierre Frey et Martine Jaquet, PPUR, 2002.
  3. OFROU, Surveillance et entretien des ouvrages d’art des routes nationales – directive 12002, 2005.
  4. SIA 261 Actions sur les structures porteuses, 2014.
  5. SIA 262 Construction en béton, 2013.
  6. Atena, version 5, Cervenka Consulting, 2016.
  7. Ph. Menétrey et K. J. Willam, « A Triaxial Failure Criterion for Concrete and its Generalization », ACI Structural Journal, 92 (2):311-318, 1995.
  8. S. Kun, R. Vogt, O. Leuenberger, B. Houriet. Instandsetzung von Brücken mit Gerbergelenken, Symposium Leipzig, Brückenbau, 2017.

Données du projet

Maître d’ouvrage : Office fédéral des routes, Filiale F1, Estavayer-le-Lac
Entreprise de construction : Walo Bertschinger
Auteur du projet et direction locale des travaux : INGPHI SA, Lausanne
Direction générale des travaux : AF Toscano, Lausanne
Géomètres : Pascal Bongard SA, Fribourg ; IGemetris Technologies, Chexbres
Durée des travaux : 2017-201
Coûts des travaux : 23 millions de francs

Articulation GERBER

Une articulation Gerber est un dispositif qui permet de réduire la transmission des efforts dans une structure. Elle porte le nom de l’ingénieur allemand H. G. Gerber (1832-1912), qui a utilisé ce système pour la construction d’un pont routier sur le Main, à Hassfurt en 1867.

Ce principe d’articulation a été couramment utilisé dans les structures en béton armé en introduisant dans la poutre un décrochement en escalier qui la découpe en une partie portée et une partie porteuse. Ce découpage forme une rotule annulant le moment de flexion. De plus, par la mise en place d’appareils d’appui glissants, ce découpage peut également annuler la transmission d’effort normal. Ces articulations sont mises en place afin d’obtenir une structure isostatique et réduire ainsi les effets dus aux moments hyper-statiques, aux variations de température, au retrait et fluage du béton.

Dans le domaine des ouvrages d’art, ces articulations sont problématiques pour deux raisons. Au niveau de la robustesse, l’introduction d’une articulation Gerber réduit la capacité de redistribution des efforts de la structure. Au niveau de la durabilité, les articulations sont des zones souvent fissurées et en contact répété avec les eaux de chaussée chargées en sels de déverglaçage. Ceci initie la corrosion des armatures, qui provoque une perte de résistance de l’articulation. Comme l’accès à ces zones est généralement difficile, leur contrôle et l’évaluation de leur état sont compliqués.

Ces articulations présentent donc un risque pour la sécurité structurale des ouvrages, attesté ces dernières années par l’effondrement de plusieurs ponts possédant de tels dispositifs.

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