[60x60]2: une dé­mar­che in­no­van­te pour la sau­vegar­de de la Ci­té Carl-Vogt

Epargnée de justesse par un projet de surélévation et d’«emballage», la cité Carl-Vogt à Genève va être sauvegardée. Signe probant d’un changement de regard sur le patrimoine du second après-guerre, le résultat du mandat d’études parallèles pour la rénovation de l’ensemble des frères Honegger est une excellente nouvelle. 

Publikationsdatum
29-09-2016
Revision
03-10-2016

Lors du recensement du patrimoine architectural du canton de Genève, en 2008, la cité Carl-Vogt (1960-1964) a été identifiée comme un objet «intéressant» selon le critère de sa représentativité: comme le relèvent les auteurs de l’inventaire, il s’agit «sans doute de l’ensemble de logements le plus représentatif de la production réalisée par le bureau Honegger Frères avec le système de préfabrication par petits éléments en béton, dénommé Honegger-Afrique, en référence à son élaboration au Maroc entre 1949 et 1959»1. A travers un procédé de préfabrication extrêmement rationnel du fait de l’agencement multiple des dalles à caissons et des pièces de façade, une certaine variété typologique pour répondre à la demande d’un marché du logement en pleine effervescence, des enveloppes scandées tout en finesse par l’alternance des éléments pleins et des loggias ajourées et la notion d’économie en toile de fond, le «style Honegger» est parfaitement signifié dans cet ensemble des années 1960, témoignant de l’activité effrénée du bureau de constructeurs qui livre plusieurs milliers de logements dans l’après-guerre.

La cité Carl-Vogt est pourtant beaucoup plus qu’une déclinaison intelligente de la logique de la coordination modulaire de la «Norme Maroc» avec ses iconiques caissons préfabriqués de 60×60. Les 450 logements économiques repartis en cinq immeubles de huit étages dans le quartier de la Jonction sont un exemple tout aussi représentatif de la réception laborieuse de l’architecture de la période 1945-1975, qui concerne pourtant un parc immobilier qualitativement hétérogène et quantitativement impressionnant, couvrant 60 à 70 % des zones urbanisées suisses.

Alors que la cité Carl-Vogt a échappé de justesse à une rénovation énergétique extrêmement lourde ainsi qu’à une surélévation de deux étages, son histoire récente plutôt controversée, en dépit de son issue favorable, illustre bien le sort réservé à ce patrimoine du logement de masse : considéré comme «ordinaire», sans avoir rien de «banal» pour autant, il est aujourd’hui soumis à une pression très forte, dont densification et remise à niveau énergétique sont les mots clés.

Un «cas d’école»

Une excellente enquête parue récemment dans la revue criticat fait le point sur une pratique désormais courante et pour le moins désinvolte, où l’on sacrifie sans discernement les qualités architecturales et urbaines du patrimoine bâti au nom de la fée énergie. Les multiples nuances du «relookage énergétique» y sont en cause et la question est posée en exergue de manière on ne peut plus claire: «Pour respecter les nouvelles exigences en matière de basse consommation d’énergie, l’isolation thermique par l’extérieur de bâtiments existants se généralise. L’économie d’énergie ainsi réalisée vaut-elle leur défiguration?»2. Dans la querelle stérile qui oppose les «défenseurs de la planète» et les «ayatollahs du patrimoine», la réponse mérite une réflexion qui soit avant tout culturelle.

Les travaux de recherche engagés ces dernières années par le laboratoire TSAM de l’EPFL souhaitent apporter des arguments à un débat qui apparaît, hélas, plutôt sclérosé, privilégiant le plus souvent une approche rigidement techniciste, qui met en avant la valeur légale limite comme le seul et unique objectif à atteindre. Recherche académique appliquée, la démarche du chantier prototype pour la rénovation des enveloppes de la cité du Lignon à Genève, a démontré que la connaissance du bâti peut inciter à des stratégies de rénovation respectueuses, dans un juste équilibre entre préservation du patrimoine et économie de ressources. La méthode d’évaluation multicritère qui était à l’origine du cahier des charges détaillé pour la restauration des enveloppes curtain wall du Lignon – restauration qui entre aujourd’hui dans sa phase opérationnelle – a été reconduite sur un corpus plus vaste d’ensembles d’habitation genevois3. Parmi eux, la cité Carl-Vogt figure comme un exemple particulièrement significatif, témoin de la vaste production du 20e siècle qui ne répond pas (ou pas encore) aux critères du patrimoine monumental «classé», mais qui est tout de même dans le limbe des objets recensés comme «intéressants». De plus, considérés comme des objets fragiles du point de vue de leur performance énergétique, les bâtiments des frères Honegger se sont révélés être un champ d’expérimentation privilégié.

Issu des campagnes de documentation historique, relevé et diagnostic visuel, l’état des lieux était plutôt rassurant, le manque d’entretien régulier étant à la fois la cause d’une certaine vétusté et un gage d’authenticité. Tous les possibles étaient alors envisageables et il fallait aller au bout de l’exercice en testant les stratégies d’intervention les plus diverses, allant de la sauvegarde à l’isolation périphérique par l’application d’une nouvelle façade ventilée, en passant par des solutions de rénovation plus ou moins lourdes. La comparaison systématique des variantes du point de vue de l’amélioration énergétique et de l’investissement financier, mais aussi – et c’est fondamental – des conséquences architecturales, a mis en évidence que des interventions ciblées permettent des économies d’énergie substantielles, approchant les valeurs limites de la loi sur l’énergie, et ce pour un coût global nettement inférieur à celui de l’isolation extérieure – jusqu’à un rapport de un à trois !

De cette analyse multicritère qui finit par remettre en cause des solutions d’emballage dispendieuses autant que désastreuses sur le plan architectural, il ressort tout aussi clairement que les interventions les plus raisonnables sont issues d’une analyse matérielle fine et conduite en amont. Autrement dit, connaître le bâtiment signifie en identifier, certes, les carences et les dysfonctionnements, mais permet aussi de reconnaître ses qualités, ce qui veut dire son potentiel. Insuffler une nouvelle isolation dans les interstices des éléments préfabriqués du système Honegger-Afrique, remplacer les verres simples par des vitrages isolants pris dans les beaux cadres menuisés existants, doubler par l’intérieur les panneaux opaques d’origine en Pavatex, minimiser les ponts thermiques par un retour d’isolation au niveau des caissons préfabriqués de la Norme Maroc, ou encore intervenir sur les sous-faces là où elles sont cachées, la réflexion peut et doit être menée en connaissance de cause, par une démarche cohérente qui trouve son assise dans l’investigation approfondie du bâti existant.

De la surélévation à la sauvegarde

Il est fort heureux de retrouver ces hypothèses dans la pratique, qui plus est dans le cadre d’un mandat d’études parallèles intervenant à la suite d’un projet d’emballage et de surélévation durement contesté par les associations des habitants de Carl-Vogt, avec le soutien de la Ville de Genève, et abandonné depuis par le maître d’ouvrage. Pour cette nouvelle procédure initiée en mai 2015 et jugée en juillet dernier, l’Hospice général a en effet privilégié une certaine retenue4. Les superlatifs de l’excellence énergétique sont abandonnés au profit d’une démarche de rénovation qui se veut plutôt judicieuse, raisonnable même.

La diversité des solutions proposées par les cinq groupements de mandataires retenus sur dossier lors du premier tour de la procédure sélective atteste de cette ouverture, où même les récidivistes de l’emballage (défendu comme un véritable positionnement culturel) se sont efforcés d’établir une relation avec l’existant par une «réinterprétation simplifiée» de la logique de la construction préfabriquée, avec toutes les limites de l’exercice. L’analyse et le jugement des projets reflète, de plus, la volonté de trouver une solution qui puisse satisfaire aux contraintes les plus diverses – architecturales, économiques, thermiques, de sécurité, etc. Ainsi, aux deux extrêmes, sont écartées d’emblée tant l’isolation périphérique « ultra-écologique » qui se soucie avant tout de l’excellence énergétique, que la solution «low-cost», qui met en avant avec un indéniable pragmatisme les coûts contenus des interventions, dont les répercussions sur la matérialité des bâtiments sont d’ailleurs très réduites. L’une, si elle est exemplaire au niveau des besoins de chaleur, est considérée comme inacceptable du point de vue de la sauvegarde du patrimoine Honegger; l’autre n’exploite pas complètement le potentiel d’amélioration énergétique des immeubles, dont elle conserve en revanche l’essentiel des éléments d’origine. Tout se joue donc dans le détail des propositions intermédiaires, où les mesures adoptées jonglent savamment – avec quelques nuances dans les priorités –, entre la panoplie des prescriptions légales et les impératifs du maître d’ouvrage en matière de planification.

Il n’est pas surprenant que, dans ce cheminement certainement salutaire, le projet lauréat «se soit imposé par sa simplicité»5. Sous la devise «Norme Maroc», la proposition du groupement de mandataires réuni autour des bureaux MSV architectes urbanistes avec CLM architectes, a su en effet reconnaître et valoriser les atouts de la machine de précision qu’est l’ensemble des frères Honegger, où tout composant a un rôle essentiel, y compris au niveau de l’agencement des appartements, exigus mais diaboliquement fonctionnels. Tout est en place pour apporter des améliorations notables, en préservant cependant les qualités matérielles, plastiques, chromatiques de la cité. Ce travail minutieux de recherche des mesures les plus adaptées n’est nullement le résultat d’un «compromis»; bien au contraire, la pondération réfléchie des enjeux démontre l’efficacité d’une approche globale dans le projet dans l’existant, accompagné par ailleurs, dans la proposition de MSV et CLM, d’une réflexion assurément remarquable sur les aménagements extérieurs, un aspect trop souvent négligé dans la rénovation des ensembles d’habitation du second après-guerre.

Une procédure modèle

Les résultats prometteurs du mandat d’études parallèles pour la rénovation de Carl-Vogt sont certainement issus d’une conjoncture favorable. Un objet dont la valeur patrimoniale est relativement partagée – officieusement, certes, mais partagée quand même –, un maître d’ouvrage qui a voulu à tout prix éviter un nouveau blocage en privilégiant des stratégies de rénovation, plutôt que de transformation, un collège d’experts intégrant les services compétents de l’Etat qui a su aiguiller et soutenir le jury, ainsi que, bien entendu, des projeteurs intelligents et très engagés – remarquons que plusieurs d’entre eux ont pris à leur charge des prestations non requises mais assurément cruciales comme la documentation et le relevé des bâtiments. Au-delà de ces circonstances heureuses, le déroulement même de la procédure devrait donner matière à réfléchir dans le but de capitaliser une expérience qui pourrait se révéler un précieux précédent.

L’accueil mitigé de la Commission concours et appels d’offres (CCAO) de la SIA lors de la publication de la procédure de passation de marchés publics touche un point fondamental. Pour elle, la définition du programme et des prestations attendues ne sont pas suffisamment explicites. Or, paradoxalement, ces incertitudes quant aux objectifs du maître d’ouvrage ont incité les concurrents à un travail de longue haleine, une étude attentive, et ce jusqu’à l’échelle du détail. Pas de valeur limites à respecter a priori, pas d’enveloppe financière incompressible, pas de diktat en matière de conservation du patrimoine non plus, laissant entendre de manière implicite, que la «bonne» solution se situait à la croisée de ces paramètres, à condition qu’elle soit argumentée et maîtrisée en termes de gestion du chantier en site occupé, ce qui veut dire aussi de réduction des nuisances pour les locataires.

Entre les premières intentions et le rendu des planches définitives, les séances bilatérales entre les concurrents et les experts des services de l’Etat, qui secondaient les membres de droit du jury, ont permis, de plus, de préciser des points cruciaux, étudiés jusqu’au prototype dans certains cas. Cette concertation qui, il est utile de le rappeler, intervient en amont, au moment même de la définition des grandes lignes du projet, a été certainement fructueuse. L’investissement dans la phase préalable, dans une procédure de sélection relativement longue qui, à juste titre, a pris le temps nécessaire pour cerner les problématiques, a non seulement donné l’impulsion à des solutions efficaces et accomplies, mais pose d’excellentes bases pour un déroulement sans entraves de la procédure administrative, qui devrait aboutir avec le dépôt de l’autorisation de construire au printemps 2017.

Au moment où l’ensemble des Minoteries (un Honegger tardif) commence sa mue à grands frais, la future rénovation de Carl-Vogt est une excellente nouvelle. Nous ne pouvons qu’espérer que cette expérience puisse servir de modèle tant en termes de démarche que de résultats, y compris au niveau de la phase d’exécution de ce chantier d’envergure, où le suivi de la part des concepteurs mêmes du projet devrait bénéficier du savoir-faire des entreprises spécialisées, évitant toute solution « standard » qui s’adapte mal à l’objet remarquable qu’est la cité Carl-Vogt.


Notes

1. Initié par le Service des monuments et des sites, DCTI (aujourd’hui DALE) du canton de Genève, le recensement Honegger Frères (1930-1969), architectes et constructeurs : inventaire, évaluation qualitative, recommandations, a été mené entre 2006 et 2008 sous la direction de Franz Graf, avec Yvan Delemontey et Philippe Grandvoinnet. 

2. Ariane Wilson, « Date de péremption, voir l’emballage », criticat, n° 17, printemps 2016, pp. 88-113.

3. Franz Graf, Giulia Marino, Patrimoine moderne, énergie, économie : stratégies de sauvegarde, avec la collaboration de Effin’Art Sàrl et Pragma partenaires SA, EPFL-ENAC-TSAM, Stiftung zur Förderung der Denkmalpflege, 2015. Sur ce sujet, voir l’article publié dans Tracés en mars dernier : Franz Graf, Giulia Marino, « Une transfiguration silencieuse. Transition énergétique et patrimoine de la grande échelle », Tracés, 5-6, 11 mars 2016, pp.12-19.

4. Hospice général, Institution genevoise d’action sociale, Rénovation cité Carl-Vogt. Mandats d’études parallèles pour groupement de mandataires, 2015-2016. Les groupements retenus à l’issue du premier tour de la procédure sont : «Norme Maroc», MSV architectes urbanistes Sàrl avec CLM architectes et ZS ingénieurs civils SA, RG Riedweg & Gendre sa, Martin sanitaire SA et Marc Haldi Sàrl ; «Pool Karl», Aeby et Perneger architectes associés et ACAU, avec Raymond E. Moser SA, MDB SA, Réagir SA, CR Conseils Sàrl ; « Groupement cité CV », Atelier 3BM3, avec T ingénierie SA, Weinmann Energies SA, Schumacher SA, Concept Prévention incendie et Sécurité CPiS Conseils Sarl ; « Baud-Früh & Co. », François Baud & Thomas Früh, avec B. Ott et C. Uldry Sàrl, Energestion SA, Signaterre, Oxalis architectes paysagistes associés, Zanetti ingénieurs-conseils ; « Groupement IttenBrechbühl », Itten & Brechbühl architectes, avec Thomas Jundt ingénieurs civils SA, Tecnoservice Engineering SA, Tireford-Scherler Ingénieurs Conseils. Nous remercions sincèrement Madame Laurence Friedrich, directrice du service Immobilier de l’Hospice général ainsi que Monsieur Serge Moser, organisateur de la procédure d’appel d’offres, pour les documents et les renseignements qu’ils bien voulu nous fournir lors de nos nombreux entretiens.

5. Entretien avec Jean-Frédéric Luscher, architecte, directeur du Service des monuments et des sites-DALE du canton de Genève, expert dans le mandat d’études parallèles de l’Hospice général, 2 septembre 2016, propos recueillis par l’auteur. 

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