Caserne des Vernets: entretiens croisés avec les lauréats du MEP pour les îlots de logements
Propos recueillis par Yony Santos
La modernisation de Genève se poursuit à grands pas. S’il y a quelques mois, nous présentions les résultats du concours d’idées pour le réaménagement de la Rade, aujourd’hui, espazium.ch se penche sur l’opération de logements la plus importante de ces dernières décennies: la transformation de la caserne des Vernets.
Basé sur le concours d'architecture pour la caserne des Vernets remporté en 2015 par le bureau lausannois FHV architectes en collaboration avec l'Atelier Descombes Rampini à Genève, le mandat d’études parallèles lancé par le groupe d’investisseurs ENSEMBLE1 portait sur la définition typologique des deux îlots de logements. Il s’agissait pour les dix équipes d’architectes invitées de donner vie et usage à une forme préétablie et d’y aménager plus de 1200 appartements (1500 pour l’ensemble du PLQ) selon les besoins et les spécificités des sept maîtres d’ouvrage engagés sur cette macro-opération d’habitat collectif.
Après deux ans de préparation des bases du concours et plusieurs mois de jugement, le collège d’experts a fait un choix quasi unanime2 et radical en retenant deux projets ouvertement contrastés pour chacune des deux pièces urbaines qui composent une partie de l'ensemble bâti du futur quartier des Vernets. L’îlot A situé à proximité de l’avenue des Acacias est confié au duo valdo-neuchâtelois GD architectes / bunq SA (ci-après GD/bunq), tandis que l’îlot B proche de l’Arve revient à l’équipe genevoise Jaccaud Spicher architectes associés / LRS architectes (ci-après JSAA/LRS). Paradoxalement, les deux seules équipes à s’être associées en binôme pour répondre en amont à l’imposante charge programmatique du concours.
En dépit de cette complexité, les deux équipes lauréates ont dû redoubler d’inventivité pour trouver les marges nécessaires à la concrétisation d’un habitat collectif de qualité inséré dans une forme urbaine préétablie. Ainsi, si d’un côté l’intuition du groupe GD/bunq s’est portée sur des espaces communs au service des futurs habitants, la conviction du groupe JSAA/LRS s’est concentrée sur la définition des espaces plus intimes et introvertis de la vie privée. Face au modèle évolué d’habitat communautaire proposé par l’équipe GD/bunq se présente la solution classique mais sophistiquée du groupement JSAA/LRS. Deux façons fort différentiées d’expérimenter le logement et de concevoir la vie en collectivité qui apportent la diversité et la flexibilité recherchées génétiquement pour l’ensemble du quartier du Praille Acacias Vernets (PAV).
Espazium.ch a rencontré séparément les deux équipes lauréates et croisé les sujets qui ont déterminé l’hétérogénéité de ce mandat d’étude d’exception.
1. Espazium.ch: Pourquoi s'être associé en équipe ?
GD/bunq
Notre association est le fruit d’une rencontre fortuite lors d’un voyage d’étude professionnel il y a environ une année. Lors de ce voyage, nos discussions ont mis en évidence une sorte d’affinité commune quant à la manière d’aborder l’architecture. Puis quand l’occasion s’est présentée avec l’invitation à participer à ce mandat d’étude, nous l’avons intuitivement saisie pour établir une première collaboration avec le bureau nyonnais bunq.
JSAA/LRS
Depuis quelques années nous travaillons en parallèle sur une opération de logements pour les communaux d’Ambilly. Lors des ateliers de travail, nos échanges avec le bureau LRS ont construit une approche similaire quant à la réflexion portée pour l’ensemble du quartier. Dès lors et au vu de la taille du concours pour les bâtiments à cours des Vernets, il nous semblait plus judicieux d’y participer en équipe et d’établir un premier partenariat avec le bureau LRS.
2. Comment vous êtes-vous organisés?
GD/bunq
Nos expériences passées lors de collaborations similaires ont montré qu'il était plus efficace que l’un des mandataires prenne en main le projet dès le départ. Ce fut le cas du bureau bunq, chargé de développer les hypothèses de travail initiales. Evidemment, des discussions hebdomadaires ont été mises en place et chaque semaine nous nous retrouvions pour des critiques à table.
JSAA/LRS
Au départ nous avons porté des réflexions communes pour l’ensemble du quartier qui ont vite abouti à des conclusions très similaires. Voyant que le postulat de base et l’approche étaient identiques, chacun d’entre nous s’est concentré sur un îlot et chaque semaine nous partagions nos avancements avec l’autre équipe. Le fruit de nos multiples discussions n’a fait qu’affiner le projet dans son ensemble.
3. Quelle attitude avez-vous adopté face au plan localisé de quartier imposé ?
GD/bunq
Le PLQ établi en amont s'est révélé un grand avantage dans le cadre de ce concours. Il garantit la forme urbaine du projet et les qualités spatiales des espaces publics projetés par les architectes FHV/ADR. Si nous avions formalisé le PLQ après la phase du concours, avec le nombre de maîtres d’ouvrage engagés dans cette opération, nous aurions sans doute tendu vers une forme urbaine bien différente. De plus les contraintes morphologiques fixées par le PLQ nous ont obligés à développer des solutions typologiques innovantes.
JSAA/LRS
Genève a un historique d’architecture urbaine assez remarquable qui s’est perdu ces dernières années lors du développement de certains plans localisés de quartier. Quelque part, le PLQ de FHV/ADR propose une forme urbaine très contraignante par sa densité, son orientation et sa profondeur. Cette rigidité initiale nous a poussée vers une forme d’inventivité qui nous a permis de travailler dans de vraies postures typologiques et pas uniquement dans de petites nuances de projet.
4. Comment agir face aux différents besoins des sept maîtres d’ouvrage?
GD/bunq
La question première est de trouver le champ de liberté proposé par les contraintes initiales. De trouver la marge existante dans l’ensemble des demandes typologiques et dimensionnelles de chaque maître d'ouvrage et son adaptation à la forme urbaine donnée. Dans notre projet, cette marge nous a permis de créer des espaces de transition entre la ville et les logements ; ce que nous appelons les cours. Des espaces collectifs potentiellement générateurs d’identités plus spécifiques au gré des besoins différentiés de chaque maître d'ouvrage. Cette idée est le fil conducteur de toute notre proposition.
JSAA/LRS
L’imposition du PLQ, notamment à travers l’inhabituelle épaisseur du bâtiment fixée à 21m, laissait une marge d’intervention très réduite. Cette marge s’est traduite par un travail sur la morphologie du bâtiment et plus concrètement sur la perméabilité de sa profondeur. Notre postulat étant que dans un bâtiment à cour, l’idéal serait que chaque appartement puisse avoir une relation identique avec la cour. Ensuite, le cahier des charges est venu enrichir ce propos et à chaque fois que nous pouvions nous emparer d’une spécificité, nous l’avons saisie pour amener de la diversité dans le projet.
5. Quelle est votre vision urbaine du projet ?
GD/bunq
Dans le contexte du projet, nous considérons que l’intérieur de l’îlot est identique au caractère extérieur de la ville. L’échelle des squares (deux fois la taille du projet de l’écoquartier de la Jonction) est telle que nous pouvons assimiler l’intérieur de l’îlot à un fragment de ville. Cette vision nous libère de l’obligation de concevoir des logements traversants et nous permet d’envisager le coeur de l’îlot comme un authentique espace public traversant.
Au stade du concours, nous avons même comparé notre projet avec la structure de la vieille ville genevoise, car même si la forme urbaine n’a rien à voir, les densités sont très similaires. Ainsi, nous avons trouvé des caractères et des proximités semblables traduits à l’échelle et à la forme de notre quartier.
JSAA/LRS
C’est intéressant de voir les analogies entre la position de notre bâtiment (l’îlot B) et celle du bâtiment donnant forme au square du Mont-Blanc dans le quartier des Pâquis. Il s’agit d’une même situation en bout de pont et d’une pièce urbaine à cour marquant l’entrée d’un quartier, dans notre cas, le futur quartier du PAV. Cette question d’un élément pivotant fort dans la ville confère un vrai enjeu urbain au projet.
De plus, le fait d’avoir deux îlots lauréats radicalement contrastés renforce le caractère et les spécificités individuelles de chacun des projets. Un pari, celui du jury, à l’avantage du futur quartier de la caserne.
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6. Quelles sont les intentions principales de votre proposition?
GD/bunq
Premièrement nous avons profité de toute la profondeur du bâtiment (21 m) pour créer des espaces collectifs généreux au centre du bâtiment sous forme de cours intérieures. Ces espaces intermédiaires font filtre entre la ville et le logement, ils accueillent les pièces et les fonctions communes demandées par chaque MO. Les logements quant à eux s’organisent autour de ces espaces intermédiaires sous forme de couronnes habitées.
D’une part, ce dispositif permet à chaque maître d'ouvrage de projeter dans les espaces collectifs son identité et son caractère propre en fonction de ses habitudes. D’autre part, la couronne de logements acquiert une liberté de composition typologique presque illimitée, adaptée aux différentes demandes programmatiques. Ensuite, tout le travail s’est concentré sur la définition des espaces partagés, sur leurs relations, leurs séquences, leurs spatialités, leurs perceptions, la position des pièces communes.
Toute une mécanique intérieure en faveur de la vie en commun des habitants et à l’encontre des tendances actuelles à vouloir tout cloisonner.
JSAA/LRS
La relation à la cour est notre premier propos. Cette grande cour intérieure est l’espace identitaire des habitants, l’espace partagé de référence pour l’ensemble du projet. Ainsi, pour ne pas créer d’imaginaires différenciés entre les habitants qui logent côté cour et ceux qui logent côté ville, nous avons travaillé sur des typologies traversantes pour la plupart des logements, ce qui permet à chaque habitant de percevoir la même réalité extérieure.
La forme du bâtiment n’est qu’une transposition de ce principe générateur d’un coeur d’îlot dense et domestique. Dès lors que cette cour a la vertu d’être l’espace collectif de référence, une dissolution des usages entre la vie communautaire et la vie privée s’établit naturellement. Il n’est plus nécessaire de démultiplier les espaces de rencontre au sein du bâtiment et toute la surface est consacrée à créer des appartements plus généreux. Si chaque habitant à plus de place chez lui, il lui est possible d’inviter des amis ou des voisins et d’engendrer au fil du temps une dynamique sociale positive pour l’ensemble du quartier.
7. Quels types d’appartements sont proposés aux futurs habitants?
GD/bunq
Les appartements bénéficient grandement des cours intérieures. Ces espaces permettent aux logements d’orienter des fenêtres vers l’intérieur et de convertir les appartements mono-orientés en appartements à double orientation: cour intérieure-square pour certaines; cour intérieure-ville pour d’autres. Nous voulions impérativement offrir à tous les appartements une spatialité augmentée, un sentiment de prolongement spatial qualitatif pour les différents espaces à vivre. De plus, une grande partie des appartements bénéficie de ce que nous appelons des pièces hybrides ou polyvalentes qui permettent de transformer et d’assouplir l’usage des logements au fil du temps. Nous recherchons cette flexibilité typologique dans la plupart des projets que nous réalisons.
A noter qu’en dépit de la complexité programmatique, nous avons réussi à résoudre un projet de plus de 1200 logements avec moins de 30 typologies différentes.
JSAA/LRS
La déclinaison typologique du projet est étroitement fondée sur les demandes programmatiques des différents maîtres d'ourage. Cela dit, même si la nature de chaque investisseur est très différente, l’ordre et le caractère général restent les mêmes pour l’ensemble de l’îlot: une grande générosité spatiale adaptée au type d’habitants et au mode d’habiter de chaque appartement.
Concrètement, dans certains cas, nous avons cherché à développer une non définition programmatique des pièces pour que le séjour et les chambres puissent s’intervertir en fonction des besoins, tout en gardant la cuisine comme la grande pièce à vivre permanente. Dans d’autres cas, les appartements offrent la possibilité d’une mise en relation des pièces en enfilade. Dans d’autres encore, nous avons prévu typologiquement la suroccupation que ces unités expérimenteront au fil du temps. Ce qui est très intéressant dans les deux propositions retenues par le jury, c’est la grande richesse spatiale offerte aux habitants avec des solutions typologiques très différentes.
8. Quelles sont l’expression et la matérialité recherchées pour le bâtiment?
GD/bunq
Lors du premier tour, nous avions présenté un projet volontairement sans façades pour insister sur le mécanisme intérieur et la liberté que celui-ci confère sur l’enveloppe extérieure. A présent, nous étudions des façades avec un bandeau périphérique continu en premier plan et un remplissage encore à déterminer en deuxième plan.
JSAA/LRS
Lors du concours, nous sommes partis sur un agencement des façades extérieures qui n’est pas à l’échelle de la fenêtre. Ainsi, nous avons créé des regroupements d’étages en façade et établi des ordres distincts. Un parti pris très unitaire dans son ensemble mais très méticuleux dans les détails.
9. Quels références ont inspiré le projet?
GD/bunq
Forcément il y a des références qui ont alimenté le projet mais nous avons surtout travaillé par intuition. Les images de référence nous ont surtout aidés à gérer l’échelle du projet et à vérifier les solutions prises tout au long du processus. Nous avons pour habitude de travailler empiriquement vis-à-vis de l’espace et du lieu, sans forcément nous inscrire dans un courant de pensée déterminé. Typologiquement, nous nous sommes appuyés sur nos propres références et notre expérience dans l’habitat collectif.
JSAA/LRS
Les références que nous avons apportées aux différentes présentations du projet ont surtout permis au jury de mieux connoter notre proposition. Nous nous sommes intéressés aux espaces de cour et plus concrètement aux cours urbaines comme le square Montchoisy, le square du Mont-Blanc ou encore le square des Mouettes à Genève. La plupart des références étaient assez éclectiques et pré-modernes… Lutyens à Page Street (Londres), Coderch à la Cooperativa Obrera, Perret dans la rue Franklin (Paris), les Italiens des années 1950, les portes cochères à Turin, Braillard, Schinkel et ainsi de suite, autant de références utiles pour orienter le projet lors des diverses discussions.
10. Enfin, quelles qualités souligneriez-vous chez les autres participants?
GD/bunq
Nous trouvons intéressant le schéma proposé par Charles Pictet avec la gestion de la profondeur en s’orientant à 45° de l’axe de la façade. C’est fascinant de voir la qualité proposée par ce projet, capable d’ajouter une contrainte géométrique forte aux contraintes de base. Le projet de Bassicarella est également remarquable avec un travail sur les cours intérieures très semblable à celui que nous avons proposé.
JSAA/LRS
La solution de Charles Pictet est surprenante. Ajouter cette complexité au bâtiment et réussir à la résoudre est tout simplement exceptionnel.
Le projet de Nomos est très séduisant dans son expression et dans la manière d’introduire les salles communes, les espaces partagés, les prises de jour sur plusieurs étages, etc.
Le projet de Meyer avec une grande coursive distributive est un modèle d’habitat très intéressant et riche, surtout pour l’habitat coopératif.
La solution de Bassicarella nous semble également très pertinente et très proche de celle de GD/bunq.
Ce qui semble clair au vu des résultats, c’est que l’ensemble des participants ont travaillé sur un élément commun: la métrique des bâtiments à cour.