Demain, des bâtiments intelligents
Comprendre la vie d’un bâtiment et de ses occupants pour optimiser son fonctionnement, tel est le but du projet Big Building Data. Une tâche qui nécessite d’acquérir des informations pertinentes, de les stocker de manière sûre et pérenne avant de les exploiter au moyen de technologies de type intelligence artificielle.
La Stratégie énergétique 2050 impose de réfléchir à l’efficacité énergétique des bâtiments. Au-delà des contraintes d’isolation et d’économie d’énergie, ces derniers sont appelés à devenir des outils de production et de stockage d’énergie intégrés dans des réseaux d’échelles diverses. Mais dépasser le modèle actuel découplant producteur et consommateur nécessite une connaissance fine du fonctionnement des bâtiments intégrés dans un réseau en fonction des habitudes de leurs utilisateurs et des paramètres environnementaux. Si les données sont suffisamment nombreuses et recouvrent une période importante, il devient possible, grâce à des méthodes d’intelligence artificielle, d’établir des scénarios précis de consommation/production énergétique, au niveau d’un bâtiment isolé ou d’un quartier entier, en fonction des prévisions météorologiques. On peut ainsi décider s’il vaut mieux stocker un excédent de production en vue d’un pic de consommation à court terme ou le vendre sur le réseau. Ces questions sont au cœur des thématiques de recherche du Smart Living Lab, un centre de recherche et de développement dédié à l’habitat du futur regroupant des chercheurs de la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg (HEIA-FR), de l’Université de Fribourg et de l’EPFL.
Mesurer un bâtiment
Le Smart Living Lab occupe une partie de la Halle bleue du site blueFACTORY, quartier d’innovation à Fribourg situé sur le site de l’ancienne brasserie Cardinal. Il abrite environ 200 places de travail et des laboratoires ainsi qu’un atelier de construction et expérimentations pour la réalisation de prototypes. Ce bâtiment est bardé de plus de 2500 capteurs qui collectent, pour certains plusieurs fois par minute, des informations localisées relatives à la température, à l’ouverture des portes, au taux d’humidité, à la présence, au taux de CO2, à la consommation électrique, etc. Les données globales au niveau du bâtiment sur la production d’énergie et la consommation sont également collectées.
Pour Jean Hennebert, professeur à l’Institut des systèmes complexes (iCoSys) de l’HEIA-FR, « l’installation de capteurs est en quelque sorte le premier pas vers un bâtiment intelligent. Ils permettent de connaître l’état instantané du bâtiment et d’entreprendre des actions, automatiquement ou par le biais d’une alerte, en cas de dépassement d’une valeur prédéfinie, par exemple en éteignant le chauffage sitôt une certaine température atteinte. Pour aller plus loin, il est nécessaire de stocker toutes ces mesures puis de les traiter au moyen de technologies big data pour en extraire de l’information pertinente en termes de fonctionnement d’un bâtiment ou d’un quartier ». Et c’est précisément ce qu’entreprend iCoSys, en collaboration avec l’Institut ENERGY de la haute école fribourgeoise, avec le projet Big Building Data.
Ouvrir des systèmes fermés
Les 2500 capteurs de la Halle bleue produisent quotidiennement près de douze millions de données, ce qui représente plusieurs défis au niveau informatique. Le premier tient à l’hétérogénéité des données. « Selon les fournisseurs, les capteurs fonctionnent selon différents protocoles (comme EIB/KNX, IP ou encore Enocean 6LoWPAN), explique Jean Hennebert. La tâche est d’autant plus ardue que ces protocoles sont conçus pour être fermés alors que nous cherchons à ouvrir au maximum les capteurs. Cela implique de développer des abstractions informatiques leur permettant de dialoguer entre eux.»
La quantité de données représente le deuxième défi. Car il s’agit non seulement de les stocker à long terme, mais aussi d’y accéder et de les traiter facilement. Cette quantité de données ne pose pas de problème aux serveurs du projet, mais les chercheurs sont obligés d’anticiper une croissance de leur nombre, à l’intérieur de la Halle bleue ou par l’ajout de capteurs externes ou situés dans des bâtiments du quartier. « L’infrastructure que nous avons mise en place fait appel à la redondance, poursuit Jean Hennebert. En effet, chaque donnée est stockée en trois endroits différents. Cela a plusieurs avantages. Nous pouvons ainsi travailler sur du matériel meilleur marché, sachant qu’en cas de dysfonctionnement d’un élément, la donnée qui devrait disparaître à un endroit serait automatiquement régénérée ailleurs par duplication de ses copies. Séparer physiquement les serveurs nous permet également de nous prémunir grandement des problèmes d’incendie ou d’inondation. Enfin, le traitement des données s’avère plus efficace et plus rapide en ayant recours aux machines les moins utilisées à un moment donné.»
Visualiser l’information
Le troisième défi consiste à réellement extraire de l’information de ces données et à développer des outils permettant leur visualisation. Il s’agit aussi de générer des modèles physiques de bâtiments robustes, de les comparer entre eux et avec la réalité, à différentes échelles de temps. Cela nécessite de recourir à des technologies de type machine learning, très efficaces mais requérant à leur tour un très grand volume de données.
Au final, l’infrastructure informatique bâtie dans le cadre du projet BBData, permettrait d’accueillir sans autres un volume de données 20 fois supérieur. D’autres projets de recherche, pouvant traiter aussi bien du fonctionnement énergétique que social du bâtiment, pourront ainsi facilement se greffer sur ceux déjà en cours. Afin de favoriser l’ouverture entre les différentes recherches, les utilisateurs peuvent aisément, en un clic, décider du type de données qu’ils mettent à la disposition de tel groupe ou projet, allant ainsi dans la direction de l’open data de plus en plus exigée dans le cadre du financement public de la recherche.
Quand les données racontent une histoire
Une dernière question, et pas des moindres, a trait à la protection des données. Car si les capteurs ne renseignent que sur des paramètres environnementaux ou l’état d’appareils électriques, ces derniers ont bel et bien un utilisateur. Le problème tient au fait qu’aucune donnée individuelle n’a de sens en elle-même mais que leur combinaison permet par contre de reconstituer l’emploi du temps d’un employé. « Nous avons par exemple développé des prises intelligentes dont les données nous renseignent sur la consommation électrique de l’objet qui y est raccordé, explique Jean Hennebert. Mais nous sommes capables, en analysant le signal électrique, de savoir quel type d’objet y est branché, que ce soit un smartphone, un ordinateur ou encore une machine à café. En corrélant le type d’appareil à sa consommation, on pourrait par exemple déterminer qu’un certain appareil doit être révisé parce que sa consommation électrique augmente et faciliter ainsi la maintenance préventive. Mais en corrélant l’heure à laquelle un employé timbre son arrivée au travail avec les données de l’éclairage de son bureau, de son ordinateur et de sa machine à café, on pourrait facilement décrypter sa routine matinale. D’un autre côté, cette même corrélation pourrait tout aussi bien alerter les proches d’un senior vivant seul et montrant soudainement une inactivité inquiétante. » La frontière entre le bon samaritain et Big Brother est bien mince, mais il s’agit là davantage d’une question législative et citoyenne que technologique.