Tadao Ando au Centre Pompidou
Portrait d’un architecte en rupture d’échelle
Après l’excellente exposition Architecture et urbanisme japonais depuis 1945 montée au Centre Pompidou-Metz fin 2017, Beaubourg présente à Paris une exposition majeure du plus célèbre architecte japonais en vie : Tadao Ando. Si la rétrospective placée sous le signe du « défi » permet à certains égards de découvrir le large spectre de la création du grand architecte, elle reste dans l’incapacité de restituer, encore moins de critiquer l’évolution de son travail.
Les petites maisons compactes en béton insérées de force dans le tissu pavillonnaire nippon sont bien présentes. Ces bunkers domestiques pouvaient difficilement ne pas l’être, tant ils ont fait la renommée internationale de leur auteur. Les maisons pour une guérilla urbaine, ses premières réalisations dites « post-structuralistes » méritent sans aucun doute leur place dans l’histoire de la modernité architecturale. A cette époque, Ando travaille à des échelles qu’il maîtrise parfaitement, produisant une architecture oppositionnelle, avec une attention particulière à la lumière ainsi qu’au franchissement des seuils. Comme Bernard Tschumi au parc de la Villette, il s’agit souvent de faire sortir l’usager de la trame qui l’englobe, pour lui permettre de s’en saisir, de la comprendre et de le faire accéder à une forme de conscience architecturale. Autre élément reconnaissable de son travail, son usage particulier du béton brut, qui devient quasiment une signature.
Ando est au début des années 1990 une sorte de métaphysicien de l’espace, proposant des édifices déterminés tout à la fois par leur fonction et leur aspiration à agir comme des dispositifs spatio-temporels.
C’est ainsi qu’il va progressivement devenir le spécialiste d’un certain type d’espaces contemplatifs consacrés à la culture. Il construit des musées en quantité, ainsi que des villas luxueuses. Un chiffre étonne : plus de 350 projets réalisés depuis ses débuts. Tadao Ando change d’échelle, construit grand, en Europe, en Asie mais surtout aux Etats-Unis.
Rokko 1, 2, 3
L’ensemble d’habitations Rokko 1, 2, 3 résume à lui seul ce basculement. Les phases tardives du projet contredisent littéralement l’approche paysagère et largement saluée des phases initiales.
L’évolution du projet mérite une lecture attentive : Ando commence par construire en 1983 un ensemble en espalier d’une rare finesse, Rokko 1, auquel il adjoint en 1993 Rokko 2, un ensemble un peu plus imposant, mais témoignant encore de la même approche. Rokko 3 viendra en 1999 rompre l’échelle en ne gardant du projet initial que le principe de trame structurante.
C’est surtout l’hôpital construit en 2009 qui semble contredire les étapes antérieures. Plusieurs barres légèrement courbées se dressent à quelques dizaines de mètres de Rokko 1 et 2. L’exposition a beau tenter de faire oublier cette quatrième phase en l’effaçant de la chronologie, elle a bel et bien été construite. C’est comme si Ando, devenu un architecte star, revenait saccager l’un de ses chefs-d’œuvre du début en parachutant des barres de dix étages à côté d’un projet mondialement reconnu pour son sens de l’échelle et son inscription dans la pente d’une colline. Dr Jekyll et Mr Hyde réunis en un seul personnage.
A star is born
Dans les années 2000, Ando change donc d’échelle. Il construit plus grand et plus prestigieux. Certaines années, ses équipes livrent dix, voire quinze bâtiments, tous estampillés Ando. C’est peut être sur ce point que l’exposition peine à accomplir son travail critique. Aucune explication, aucune analyse n’est donnée de cette évolution. On ne peut que constater le glissement progressif de l’architecte vers la monumentalité, mais aucun propos n’ose en rendre compte, encore moins la questionner. C’est comme si la monumentalité, pour un architecte de renom, était l’évolution la plus naturelle qui puisse être. L’exposition se contente de montrer de belles maquettes, des films de drone avec des musiques saisissantes, et bien évidemment la grande maquette du chantier qui finance en partie l’exposition et le catalogue : celui de la Bourse de Commerce de Paris à deux pas de là, transformée en nouvel espace de présentation de la Collection Pinault. Ando introduit sous la coupole du bâtiment circulaire un silo en béton qui tout à la fois annule et révèle l’espace dans ce qu’il a d’imposant. La maquette ne cache pas la nature spéculative du projet de la Collection Pinault. La seule œuvre en miniature venant remplir le silo est une sculpture de Jeff Koons. Une image de marque pas très différente finalement de cette architecture devenue à son tour un produit labellisé. Le fait que la grande fresque de la coupole raconte la conquête de l’Amérique a peut-être fait sourire l’architecte, dont la success story repose en grande partie sur ses réussites aux Etats-Unis.
Ni l’exposition, ni le catalogue ne s’aventurent sur ce terrain. Rien ne permet de comprendre l’œuvre dans son devenir de « produit exportable ». La question de la réception de son travail aux Etats-Unis est l’une des nombreuses omissions de cette rétrospective. Au lieu de cela, la scénographie et le discours se concentrent sur une approche essentialisante, naïvement phénoménologique.
En refusant une véritable lecture critique du phénomène Ando, l’exposition paraît incomplète, bâclée à certains égards, loin des analyses théoriques fournies auxquelles nous a habitués Frédéric Migayrou, son commissaire. Le Centre Pompidou semble donc s’enfoncer dans la pratique des monographies promotionnelles dont il s’est fait depuis peu le spécialiste. Après Gehry par Bernard Arnault, voici Ando par François Pinault : portrait superficiel d’un architecte star que l’on ne déplacera pas d’un pouce pour tenter de le comprendre dans son évolution vers la monumentalité, très loin de son approche oppositionnelle, mesurée et contextuelle du début.