La modularité et l’évolutivité : vecteurs d’intégration du développement durable
La prise en compte des principes du développement durable en architecture conduit à des adaptations, des transformations et des innovations de la conception architecturale1. Celles-ci se manifestent selon différentes approches théoriques qui intègrent les notions de modularité et d’évolutivité comme catalyseurs d’un processus de conception éco-responsable. Dès lors, comment imaginer un projet ayant la capacité d’évoluer dans le temps ? En quoi la modularité devient un levier permettant un changement de destination ? Et comment s’opère le changement entre l’échelle architecturale et l’échelle urbaine ? Telles sont les interrogations que nous soulevons dans cet article.
De la modularité à l’évolutivité dans le processus de conception : fondements théoriques
La modularité est prise en compte par les architectes depuis longtemps. Elle leur permet de concevoir l’architecture à partir de principes et de règles qui deviennent le support de compréhension puis de dimensionnement du monde et de l’espace. Au centre de cette compréhension se situe le corps, module de base et dimension de référence, comme en témoignent, entre autres, les réflexions de Vitruve, mais aussi celles de Le Corbusier à travers le Modulor. À partir de proportions et de formes géométriques de base, il s’agit alors de trouver des compositions géométriques pour concevoir l’espace. Il s’agit également de repérer la trame qui régit les principes de composition, ce qui pose la question de la règle, de sa définition et de son application.
Ainsi, le module peut devenir un outil pour concevoir une pièce, à l’image du tatami japonais qui régit la composition des pièces puis de la maison traditionnelle japonaise. Le module peut aussi devenir la source d’expérimentations architecturales, comme en témoignent les réflexions de Jørn Utzon, tout d’abord dans les Kingo Houses, puis dans son manifeste d’« architecture additive » de 1970. Les modules géométriques sont assemblés, imbriqués, juxtaposés ou empilés pour donner forme à une architecture expérimentale, à l’image de celle proposée par Moshe Safdie dans Habitat 67 à Montréal2. En parallèle, l’expérimentation modulaire se transforme en courants architecturaux, à l’image des métabolistes japonais et européens (Kurokawa, Candilis-Josic-Woods, etc.), ou encore du courant structuraliste, représenté notamment par Jaap Bakema et Aldo van Eyck.
La modularité pose une question essentielle, celle de l’assemblage structurel. Derrière cette question, se pose celle de la préfabrication, ce qui renvoie à une réflexion sur l’industrialisation des procédés de construction. Il s’agit alors de réfléchir à la production de prototypes, à partir de modules préfabriqués, qui pourront par la suite être multipliés et exportés. C’est dans cette intention que John Entenza lance le programme des Case Study Houses à partir de 1945, dans le but de construire des prototypes de maisons modernes et économiques3. Un autre exemple de recherche d’industrialisation de la production architecturale à partir de la préfabrication se retrouve dans le travail de Jean Prouvé, à l’image du projet de maisons à Meudon (1950). Ces réflexions s’accompagnent d’une recherche d’ergonomie et d’introduction de la domotique et du confort dans l’habitat, illustrées, entre autres, par l’ouvrage de référence d’Ernst Neufert4, dans lequel sont indiquées les dimensions standard de tout composant d’un bâtiment. La standardisation se répand alors dans les plans d’architectes et s’accentue avec l’avènement de la CAO.
La traduction de cette industrialisation des procédés constructifs s’opère à plus grande échelle, notamment en France, à travers la mise en place des grands ensembles, qui posent la question de la préfabrication d’une part, mais aussi de la standardisation des typologies bâties, qui suivent les chemins de grue.
En parallèle, la modularité permet aussi une éventuelle évolutivité. Et c’est là qu’entre en jeu, à notre sens, l’intégration des principes du développement durable dans le processus de conception. En effet, dans le schéma classique du cycle de vie d’un bâtiment, la phase de conception est suivie d’une phase de réalisation, puis d’exploitation et, enfin, de démolition. Derrière la notion d’évolutivité se cache ainsi une volonté de ne pas subir la fatalité de la démolition, mais bien d’imaginer une possible évolutivité du projet, afin qu’il soit réhabilité ou transformé. Cela répond alors à la fois à l’évolution des ménages, mais aussi à la quantité de bâtiments vacants, qui auraient pu bénéficier d’un changement de destination. Cela suppose alors l’adaptation des usages ou la mise en place de nouveaux usages, mais aussi la capacité des modules à être réinvestis, des cellules à évoluer, ou encore la possibilité pour de nouveaux modules de se mettre en place. Enfin, cela pose la question de la structure existante, qui est le plus souvent réinvestie. Derrière la structure, c’est bien la trame d’un projet que l’on interroge, dans une recherche de nouveaux assemblages structurels, de réemploi des matériaux et de prise en compte de leur empreinte carbone, mais aussi d’intégration des usages et de leur évolution dans le processus de projet. Enfin, cela introduit l’importance de réfléchir sur le patrimoine existant et son évolution, en dépassant la logique de la tabula rasa et de la prise en compte de la transition écologique uniquement sur les bâtiments neufs.
De la modularité à l’évolutivité dans le processus de conception : réinterprétation contemporaine par les concepteurs
Le renouveau de l’intérêt pour les questions environnementales en ce début de 21e siècle, influencé par la prise de conscience accrue des causes du réchauffement climatique et de la limite des ressources de la planète, a également permis un renouvellement de l’intérêt pour la modularité et surtout l’évolutivité dans le processus de conception.
Cela se traduit notamment par la mise en place de nouveaux procédés structurels favorisant la préfabrication, accompagnant le développement de nouvelles filières constructives. C’est le cas de l’opération de 84 logements à Vienne, conçue par Hermann & Johannes Kaufmann en 2006, qui permet l’expérimentation de nouveaux procédés constructifs à partir du matériau bois. Les modules en bois, voiles, dalles et enveloppe, sont préfabriqués en usine puis assemblés sur le site. Cela facilite la décomposition du bâtiment en vue d’une éventuelle réutilisation des matériaux. C’est également le cas de l’opération de 52 logements individuels et 34 collectifs, réalisée par Gilles Perraudin à Cornebarrieu en 2015, qui porte sur la préfabrication d’éléments structurels en pierre, taillés en usine puis assemblés sur site.
Or ces exemples ont pour particularité de s’intéresser davantage à l’assemblage de modules préfabriqués sur site, qu’à l’évolutivité possible du bâtiment. Certes les composants du bâtiment peuvent être désassemblés pour être réutilisés ailleurs, mais cela ne fait pas partie d’une intention de rendre le bâtiment évolutif. Il existe toutefois des opérations qui s’intéressent spécifiquement à la prise en compte de l’évolution des usages, de manière variée. Ainsi, Philippe Madec propose un volume à aménager en fond de jardin dans son opération de 14 maisons passives réalisée au Havre en 2013. Il s’agit d’un module libre, dont l’usage est laissé à l’appréciation des locataires.
Une autre manière d’appréhender l’évolutivité se retrouve dans l’opération de 35 logements sociaux conçue par Stefan Behnisch à Ingolstadt en 2011, dans laquelle l’architecte crée une trame structurelle à partir de deux modules : un premier de 3,25 m de large et un second de 4,25 m de large, à partir desquels il compose un logement de 7,5 m de large. L’intelligence du système est qu’il permet l’évolutivité du logement si les besoins et la composition des familles changent. Ainsi, une pièce appartenant à un appartement peut, dans le temps, être dévolue à un deuxième appartement, sans que cela n’impacte la volumétrie globale ni l’esthétique du bâtiment, qui peut rester inchangée.
Le processus évolutif permet ainsi à un bâtiment d’avoir plusieurs vies. Ce faisant, l’actif immobilier que représente un bâtiment peut acquérir de la valeur, ou du moins une plus-value due à la possibilité d’imaginer l’évolution de ses usages. C’est cette caractéristique qui a incité plusieurs promoteurs à se pencher sur la question de l’évolutivité. Ainsi, ICADE a fait appel à Anne Demians pour concevoir Black Swan, un projet qui regroupe des logements, des commerces, des bureaux, ainsi qu’un hôtel, répartis sur trois tours. Pour permettre l’évolution à venir des usages, l’architecte propose une structure à base de dalles et des noyaux de distribution en béton, en dimensionnant le bâtiment afin qu’il puisse accueillir à la fois des bureaux et des logements, tout en proposant des façades identiques, peu important la destination. La question de la rentabilité et du retour sur investissement sont ainsi intégrés dans la prise en compte de l’évolutivité du bâtiment. Des exemples de ce type sont développés par plusieurs promoteurs en France, à l’image de Bouygues Immobilier avec le projet Office Switch Homes, ou encore de Vinci Construction France et de sa filiale Adim avec le concept Conugo. Au-delà de la rentabilité économique liée à la plus-value sur l’actif que représente ce concept évolutif, il s’agit également d’une réflexion sur les assemblages structurels, qui vise à optimiser les coûts et les délais par la préfabrication, tout en diminuant les aléas. Cela représente un intérêt majeur pour une entreprise de construction, à l’image de Vinci Construction France, qui développe par ailleurs un concept structurel nommé Habitat Colonne, allant dans le sens de la préfabrication et de la modularité. Un réel retour d’expérience sur ces différents concepts serait pourtant intéressant, afin de vérifier la réelle plus-value d’usage que représentent ces procédés, au-delà d’une plus-value économique et d’un argument de vente.
De l’échelle architecturale à l’échelle urbaine
La modularité et l’évolutivité sont ainsi ancrées dans les propositions contemporaines des architectes. La conception de bâtiments évolutifs devient une réalité, à la fois pour des questions économiques, sociétales et environnementales, afin de répondre aux ambitions d’une transition écologique. Mais qu’en est-il de l’échelle urbaine ? Peut-on concevoir un urbanisme modulaire et/ou évolutif ?
C’est ce qu’a tenté de mettre en place le bailleur social Aquitanis, qui intervient dans la région de Bordeaux et est sans doute l’un des acteurs les plus intéressants en France, en faisant appel à l’agence Tetrarc pour concevoir une opération à l’échelle d’un quartier à Floirac. Les concepteurs ont mis en place une architecture évolutive à partir de différents modules fonctionnels pour chaque usage d’une habitation, qu’ils ont ensuite superposés et additionnés pour proposer un logement modulaire évolutif. L’assemblage de ces logements a ainsi permis de créer un urbanisme modulaire et évolutif.
En parallèle, la question de l’intégration de l’évolutivité à l’échelle urbaine peut aussi se manifester à travers la mise en place d’une «structure capable», non modulaire, qui évoque plutôt la question de la grille, voire du plan libre. C’est le cas du projet pour le futur pont Jean-Jacques Bosc, renommé Simone Veil en 2018, conçu par l’agence OMA à Bordeaux. Dans ce projet urbain, les concepteurs proposent une infrastructure la plus ordinaire possible, au sein de laquelle peut opérer une diversité des usages, donc une évolutivité de ces mêmes usages dans le temps.
À travers l’ensemble de ces projets se repère une ambivalence entre, d’une part, la modularité, fonctionnant sur la base d’un module que l’on assemble à partir d’une trame, et, d’autre part, la mise en place d’un plan libre, à partir d’une structure qui libère un maximum de surface au sol. Dans les deux cas, l’ensemble de ces propositions interroge la question de la durabilité dès lors qu’est recherchée l’évolutivité du projet, soit sa capacité à imaginer l’évolution des usages et à prendre en compte le temps et les aléas dans le processus de conception. Si l’échelle architecturale semble avoir été intégrée par les concepteurs, l’échelle urbaine nous paraît être le chantier à poursuivre.
Dimitri Toubanos, architecte, urbaniste, docteur en architecture Laboratoire LIAT-EDVTT et maître de conférence associé à l’ENSA Paris-Val de Seine, enseignant vacataire à l’ENSA Paris-Belleville et à Sciences Po Paris et animateur du réseau de l’enseignement de la transition écologique en école d’architecture de l’ENSA ECO
<dimitri.toubanos [at] gmail.com>
Texte issu de la publication «Vers une architecture modulaire? Bâtir en système pour une société en transition». Actes de la 10e édition du forum ECOPARC
Notes
1. Toubanos D, Les projets de logements en Europe à l’aune du développement durable: adaptations, transformations, innovations et obstacles dans la conception architecturale. Thèse de doctorat en architecture, sous la direction de Virginie Picon-Lefebvre, Université Paris-Est, 25 mai 2018, 498 p.
2. Goldberger P and Safdie M, Moshe Safdie, Mulgrave, Vic.: Images, Vol. 2, Massachusetts, 2009.
3. Buisson E et Billard T, Promenade contemporaine dans les Case Study Houses, Besançon, Éditions de l’Imprimeur, Tranches de villes, 2004.
4. Neufert E, Les éléments des projets de construction, Paris, éditions Dunod, 11e édition, 2015 (1re édition 1936), 648 p.