Pasodoble : dessiner un mouvement de danse
Contre la banalité de la production architecturale ambiante, Nomos parvient à faire d’un projet, au programme fortement réglementé et accompagné de contraintes économiques strictes, un objet de discussion culturelle. En opposition aux méthodes et formes standardisées souvent choisies par défaut, les architectes invoquent de nouvelles réinterprétations, des fantaisies autour du logement social.
Le pasodoble est une danse espagnole dont le nom signifie «double pas». À l’origine marche militaire, elle est devenue au fil du temps une danse de salon où deux corps évoluent ensemble. Nomos y reconnaît des similitudes avec son nouveau projet de logements à Lancy et baptise ce dernier en hommage à cette composante de la culture espagnole.
Deux volumes de programme et stature différents incarnent les deux danseurs. Le premier est un joyau vert de deux étages sur rez, le second, qui lui fait face du haut de ses cinq étages, se manifeste avec des tonalités neutres. Malgré leurs caractéristiques distinctes, aucun ne se surimpose à l’autre, les deux présentant une force plastique et une monumentalité égales, tout en dansant autour d’un grand cèdre existant, comme deux partenaires pareillement talentueux qui ne cherchent pas à entrer en concurrence mais à collaborer afin d’offrir un spectacle à la ville.
Cette expression forte provient de deux programmes bien distincts. D’un côté, le bâtiment gris abrite des logements économiques, alors que le vert héberge des logements étudiants ainsi que des habitations de la fondation Sgipa pour personnes présentant une forme de déficience intellectuelle. Les deux encadrent une promenade par moment couverte à travers un jeu d’arches au rez-de-chaussée et composent ensemble un abri avec le quartier situé à l’opposé de la route. L’arcade lie ainsi les deux communautés mais elle perce également le tissu urbain afin de servir une collectivité plus large que celle des résidents des deux immeubles. Le rez-de-chaussée est occupé par un fitness, des commerces ainsi que quelques espaces communautaires dédiés aux habitants de la fondation.
Un geste généreux pour un programme trop souvent banalisé
L’arche est le motif architectural caractérisant la place. Elle devient donc une clé de lecture centrale dans le projet, mais aussi un guide trompeur pour les visiteurs parcourant cet espace public. En effet, le système d’enfilade se décale et anime davantage le chemin rectiligne traversant la place habituelle, qui se retrouve entre deux volumes bâtis. Celle-ci est tenue par de véritables pièces urbaines, formant des espaces tantôt ouverts sur tous les côtés, tantôt introvertis. L’espace public se complexifie par conséquent et confère le sentiment paradoxal que l’on pénètre dans un endroit intime, préservé de la route, à l’abri des passants ; un lieu public étrangement familier, une pièce à ciel ouvert.
L’arcade ajoute également une dimension monumentale à un type de programme qui a souvent été caractérisé par son anonymat dans le territoire suisse. L’enfilade urbaine marque également un refus d’isoler les habitants logés par la fondation et les reconnecte avec la ville, en intégrant leurs espaces communs en contact direct avec le passage liant les deux immeubles. Cette inclusion se matérialise également par un jeu de perspectives raffiné. Il se déroule au sein des différentes pièces de l’arcade, qui se dévoilent graduellement, puis se poursuit à l’abri du regard du simple visiteur. Ainsi les balcons communautaires soutiennent-ils aussi bien les spectateurs observant les pas de danse qui se déroulent en contrebas que les danseurs d’une autre scène, exposée aux regards du vis-à-vis. Des ouvertures zénithales permettent aussi bien aux intempéries qu’à la lumière d’atteindre la place, tandis que les balcons situés au-dessus restent invisibles.
Bien que les typologies dans les étages supérieurs restent conventionnelles et ne proposent pas d’innovation significative, le projet rend visibles les résidents étudiants et ceux de la fondation, qui font partie de la même communauté. Ensemble ils forment une chorégraphie, un deuxième point de rencontre dans la danse du pasodoble. Cette danse n’est pas qu’une métaphore architecturale, elle invoque aussi un idéal programmatique de plus en plus en vogue ; celui de la vie collective. Le tout mis en scène par un délicat système de vues voilées et dévoilées. Par ce geste, les architectes intègrent des résidents atteints de déficiences intellectuelles tout en leur apportant de la générosité et en affirmant leur présence en ville. Ils s’opposent ainsi aux clichés liés aux modes de vie de cette fraction de la population.
Façade artisanale
Les carreaux de céramique de la façade sont une subtile addition à cette idée. Cette matérialité fonctionne à la fois comme caractéristique distinctive et unifiante entre les deux immeubles. Elle les rend singuliers notamment par la différenciation colorimétrique des deux volumes mais les uniformise dans le traitement de surface du matériau. Ainsi un fin jeu de couleurs et de reflets apparaît suivant les heures de la journée. Par moment jade, puis émeraude, le volume plus compact réfléchit l’image de son partenaire, imposant en taille mais discret en façade, qui attire le regard par la singularité de son caractère matériel et les gestes plastiques qu’on retrouve autour des ouvertures. Côté route, des arches élancées encadrent chaque fenêtre des logements de la fondation Sgipa, leur conférant un sursaut de monumentalité. Les logements sociaux, en contrepartie, sont facilement reconnaissables par leurs entrées, marquées à nouveau par des motifs en voûtes.
Le matériau de la façade est inhabituel, aussi bien dans son contexte que pour les activités qu’il abrite. Il s’oppose à un imaginaire austère souvent attribué à ce type de logement. Ici, Nomos prend le parti d’une rébellion douce contre cet imaginaire, remplaçant le crépi blanc institutionnellement consacré par un jeu de lumières et de reflets provoqués par des carreaux de céramique faits main en Italie. L’ensemble prend ainsi un air méditerranéen ou ibérique. Ce matériau artisanal combiné avec la force plastique des arches et la rigueur de la façade pourrait rappeler également certaines façades de l’école moderniste brésilienne réalisées par Athos Bulcão.
Danser contre l’ennui
Le caractère international de Nomos permet à l’agence de s’inspirer d’un langage architectural peu commun à Genève, ce qui engendre de multiples expérimentations comme l’immeuble de logements Dr Prévost et Pasodoble, deux projets qui partagent une recherche de façade à première vue similaire. Ainsi, les architectes s’opposent à une expression de façade qui renverrait à une production industrielle trop banalisée et associée au logement helvétique, comme l’a soulevé le pavillon suisse de la Biennale de Venise de 2018 avec ses intérieurs systématiquement réalisés en enduit blanc – pratique qui s’applique aussi en façade, en raison de son bas coût, de sa neutralité et son pragmatisme. Les architectes prennent ici un risque concret contre la production habituelle et démontrent qu’un projet économique n’est pas obligatoirement lié à la reproduction systématique de ces mêmes méthodes. En s’aventurant dans des codes atypiques, ils se risquent – avec succès – dans une métaphore ludique qui leur permet de construire un ouvrage qui remet en question certains codes ordinaires du logement collectif hérités du 20e siècle. Avec ce projet, Nomos souffle une brise d’air frais sur l’habitation économique en ouvrant une voie forgée par la contradiction.
Intervenants
Maître d’ouvrage: Defi DCT, Sgipa, M. Fulliquet
Architecture: Nomos Architectes
Direction de travaux: RDT pour SDC Investissement
Ingénieur civil: Sbing
Céramique en façade: La Riggiola
Programme: 32 appartements collectifs et logements sociaux (ZDLOC, HM), 33 unités Sgipa, espaces commerciaux, centre d’entraînement physique et de réhabilitation, parking souterrain.
Procédure: Mandat direct
Réalisation: 2019-2021
Surface de plancher brute: 6133 m2
Coût HT CFC2: CHF 30 000 000.–
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