Le des­sin com­me pen­sée trans­ver­sa­le

Matthew Wells, dans Survey: Architecture Iconographies (2021), explore la richesse du mot «survey» pour éclairer le contexte, les références, les stratégies que le dessin saisit dans le projet en train de se faire. Soit le dessin comme outil d’une pensée transversale.

Publikationsdatum
20-06-2022

En écrivant ces quelques lignes, je me suis rapidement heurté au défi de traduire en un seul terme les nombreuses interprétations qu’englobe le mot anglais «survey». Ce dernier ne peut être réduit au simple fait de mesurer, d’examiner, d’archiver, de contrôler, de témoigner ou encore d’arpenter un territoire ou une situation donnée. Et c’est précisément cette richesse d’interprétation que l’ouvrage de Matthew Wells, Survey: Architecture Iconographies, révèle avec maîtrise et générosité. Par l’intermédiaire de sept études ciblées issues de la collection Drawing Matter1 – une institution dédiée à l’exploration du rôle du dessin dans la pensée et la pratique architecturales – l’auteur s’interroge sur les raisons qui poussent l’architecte à approfondir ce désir et cette nécessité de l’acte dessiné.

On pourrait penser le médium dépassé, à l’heure où la plupart des relevés sont effectués par drone, photogrammétrie, lidar scanner et radar à pénétration de sol. Le dessin, réalisé dans le seul but de répertorier un lieu, et d’enregistrer tout ce qui l’informe, peut apparaître comme désuet. Dès lors, il s’agit de repenser notre manière de le pratiquer et pour cela commencer par s’interroger sur les instruments et les contingences propres à chaque époque.

Survey nous invite à remettre en perspective notre approche du dessin, non pas sur un mode représentationnel, mais comme un instrument de projection en appui d’une stratégie interprétative. L’auteur nous offre un voyage trans-scalaire, dans lequel chaque chapitre aide à comprendre, à penser l’architecture au-delà de l’échelle du bâtiment, sans pour autant la négliger. S’incarnant tour à tour dans les annotations de Charles Robert Cockerell qui parcourt de façon plus ou moins scabreuse les murs antiques de l’Acropole; accompagnant la chute de Viollet-le-Duc au sein des replis bleutés formés par le massif du Mont-Blanc; arpentant les espaces composés par l’enchevêtrement des roches sardes en compagnie d’Alberto Ponis et de son maître maçon; ou encore à distance, en décryptant les systèmes de proportions qui régissent les voyages et les souvenirs de Peter Märkli. Un relevé n’est plus seulement une représentation, mais un lieu en soi; une porte d’entrée dans l’univers du bâti, qui conduit irrémédiablement à la nécessité de comprendre comment les choses sont faites, et qui, par conséquent, décrit aussi l’ensemble du processus de production.

Survey met en avant la figure de l’architecte/témoin comme sujet participant. L’ouvrage révèle ainsi la nécessité de s’immerger dans un temps et un lieu donnés pour y construire un point de vue et une pensée capables d’empathie. L’observation précède en même temps qu’elle accompagne l’acte de dessiner, par lequel j’entends la mise en espace d’une pratique de l’attention, comme manière d’être au monde. Le relevé, en tant qu’empreinte, témoigne du contexte historique dans lequel il a été réalisé et dénote la présence d’une absence, quand il fait de la ruine, de la trace, à la fois son point de départ et l’élément déclencheur du processus de création et d’ancrage dans le présent.

Survey déconstruit de manière subtile les différentes couches d’histoire par le biais d’anecdotes qui traversent les planches, par ailleurs soigneusement mises en page. Les grandes marges, vierges de toute annotation reflètent la dimension talismanique de l’objet dessiné, et invitent le lecteur, ou devrais-je dire le «regardeur» à apposer ses propres réflexions, s’inscrivant toujours un peu plus profondément dans l’épaisseur et la matière des couches d’interprétation accumulées au fil du temps. Ce choix graphique donne à l’ensemble une amplitude qui évoque davantage la table à dessin que l’ouvrage de bibliothèque.

Survey se veut délibérément ouvert. Et si certains y verront un ouvrage non exhaustif, je le comprends justement comme un parti pris. L’auteur choisit un itinéraire précis, révélant quelques-unes des pépites que recèle la riche collection des archives de Drawing Matter. Assumant son rôle de passeur, il prend le temps nécessaire afin de s’enfoncer dans la complexité des dessins et trouvailles excavées, tissant des liens entre les différents horizons spatiaux et temporels. Il invite le néophyte – tout comme le connaisseur, qui aura, j’en suis persuadé, le plaisir de redécouvrir certains classiques, à l’aune du regard proposé par l’auteur.

Dessiner ce que l’on voit, dessiner le regard que l’on porte sur les choses, c’est se positionner comme faisant partie d’un tout. Ce que révèle Survey avec brio, c’est qu’au sein même du processus de projet, il y a une nécessité à se déplacer à l’intérieur de soi, façonnant ainsi ses valeurs au contact de la chose observée, tout en donnant l’espace nécessaire à sa responsabilité propre, comme collective. Survey nous invite à découvrir cette capacité de rentrer en soi, de se connaître vraiment et de questionner sa pratique.

Note

 

1 Les archives de Drawing Matter comprennent des œuvres du 16e siècle à nos jours et sont régulièrement présentées dans le cadre d’expositions, de publications, d’événements publics et d’ateliers destinés tant aux étudiants qu’aux praticiens.

 

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