Ciments et bétons bas-carbone, où en sommes-nous?
Dans le sixième épisode de cette chronique, Alia Bengana se penche sur les nombreuses pistes développées par l’industrie pour décarboner ses processus de production. Si les promesses semblent porteuses, les résultats concrets se font attendre.
En janvier 2023, un groupe de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) mené par le Pr Masic publiait un article scientifique1 qui sera très relayé dans la grande presse: la composition chimique du béton romain, que l’on pensait perdue, a enfin été exhumée. Cette publication modifie la compréhension consensuelle concernant l’édification de monuments tels que la coupole du Panthéon de Rome. L’ouvrage, construit au 2e siècle de notre ère, et dont le diamètre avoisine les 40 mètres, reste encore aujourd’hui la seule coupole de cette envergure intacte en béton non armé. Alors que l’on attribuait à la pouzzolane, roche volcanique de la région de Naples, le secret de la résistance et de la longévité extrêmes de la réalisation, l’équipe du MIT nuance le propos. Grâce à des techniques d’imagerie fine, des fragments de chaux à l’échelle millimétrique ont été révélés: l’oxyde de calcium serait ainsi la clé de voûte chimique du ciment romain. La présence de chaux était jusqu’alors attribuée à un mélange hâtif, ou une mauvaise qualité de la matière première. Pourtant, les chercheurs démontrent que le composé calcaire, loin d’être un résidu inerte négligemment introduit, était au contraire mélangé à chaud dans la formule romaine. Selon ces experts, la qualité principale de cet ajout est de conférer au béton des propriétés régénératrices. Ainsi, lors de l’apparition de fissures, l’eau de pluie produit au contact de la chaux une solution saturée en calcium, qui se cristallise en carbonate de calcium, suturant ainsi les interstices et permettant au béton de s’autoréparer. Les découvertes de cette recherche bousculent l’état de l’art concernant la compréhension des bétons et des ciments antiques ; elles ouvrent aussi une perspective neuve quant à la durabilité et la longévité de nos formules contemporaines.
Moins de clinker, mais pas beaucoup moins d’émissions
Rappelons que c’est la production du clinker, constitué de calcaire et de marnes cuits à 1450° C (processus de décarbonatation), qui est responsable de 60 % des émissions de gaz à effet de serre du ciment. Le broyage du clinker, couplé à l’adjonction de substances calciques, plâtre et coproduits d’autres industries, participe à la réalisation des liants dits Portland. On comprend dès lors que l’empreinte carbone de ces liants est directement proportionnelle à la concentration de clinker dans le mélange. Les catégories normatives CEM I (92 % de clinker) à CEM III/B (teneur entre 20 à 34 %) permettent de classer les ciments en fonction de la proportion en clinker et donc de leur émissivité en carbone. Ainsi, les enjeux contemporains en matière d’objectifs carbone focalisent l’attention des fabricants sur deux paramètres: 1) la réduction de la teneur en clinker sans altération des performances structurelles du béton et 2) la diminution de l’usage des combustibles fossiles lors des phases de calcination – 40 % des rejets restants.
Prenons pour exemple l’entreprise Holcim Suisse. Cette dernière lance en septembre 2020 le produit Susteno, présenté dans les communiqués de presse comme «le ciment qui préserve les ressources»2. S’il est innovant, c’est avant tout parce qu’il réduit la quantité de clinker par incorporation de poussières de granulats mixtes traités, provenant de bâtiments démolis. Il faut souligner cette spécificité suisse, seul pays d’Europe à autoriser l’utilisation de ces fines de recyclage dans le ciment. Pourtant, ce procédé ne réduit que de 10 % l’impact carbone du produit par rapport à un ciment CEM II B (69.9 % de clinker pour 517 kg CO2 équivalent par tonne de liant), l’un des ciments communs les plus employés de Suisse (58 % des ventes en 2022)3. Toutefois, la branche communication d’Holcim persiste et signe lors de la présentation d’EVOPact, renommé par la suite ECOPact, et produit à partir de ciment Susteno. Si celui-ci est présenté comme «le béton le plus durable de Suisse», ses 10 % de réduction de CO2 font tout de même pâle figure face aux enjeux contemporains.
Dans de telles conditions, l’appellation «bas-carbone» interpelle, et nous lui préférerions un label «carbone-réduit» plus en phase avec la réalité des atténuations effectives. Une affaire de communication. Par ailleurs, le marché suisse boude ces nouveau-nés de la gamme du cimentier (8 % pour Susteno en 2021, 4.9 % pour ECOpact), pourtant fondamentaux dans les objectifs fixés par la filiale pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 20504. Un autre produit du catalogue, l’ECOpactZero, lancé en 2021, est également négligé par les acteurs du secteur, bien que présenté comme «premier béton suisse climatiquement neutre». Cette revendication, justifiée par un financement de la plateforme zurichoise South Pole qui soutient des projets de protection de l’environnement dans le monde entier, ne convainc apparemment pas la majorité des ingénieurs ni les entreprises générales. Holcim impute cette méfiance des professionnels à l’égard de la gamme ECOPact et de Susteno à l’utilisation de granulats recyclés, qui affecteraient leurs performances5.
Depuis 2021, Holcim Suisse ne semble avoir investi que modérément dans d’autres technologies de réduction des impacts carbone des ciments et bétons. Pour autant, l’ambition affichée reste d’atteindre 30 % de diminution d’émissions pour le ciment de masse dès 2030. Si la mise au point de Susteno a nécessité une décennie, on peut être dubitatif quant à la réalisation de cet objectif dans le temps résiduel imparti.
Holcim Suisse explore de nouvelles pistes sur le site de la cimenterie d’Eclépens (VD). Le projet pilote nommé SynMIC étudie la substitution d’une partie du clinker du ciment par des déchets minéraux (gypses de déconstruction, boues des dépotoirs de routes, etc.) cuits dans un second four à plus basse température (850° C à 900° C au lieu de 1450° C). SynMIC, comme Susteno et consorts, s’inscrit dans le cadre d’une politique suisse des granulats recyclés de démolition et donc d’une implication forte dans l’économie circulaire. Encourageantes sur le principe, les performances du procédé ne sont pas encore communiquées par l’entreprise; et le financement de l’expérience a été jusqu’ici compromis par un manque de visibilité économique au long terme dû aux décisions de justice concernant l’extension de l’exploitation à la colline du Mormont. Depuis janvier 2023, le Tribunal fédéral a avalisé l’activité de l’entreprise jusqu’en 2060, envers et contre les recours des associations Pro Natura, Helvetia Nostra, Sauvegarde du Mormont et des activistes de la ZAD de 2021. Ce report d’investissement questionne au regard des supers profits de l’entreprise en 2022, qui a vu bondir son bénéfice de 8.8 % par rapport à l’année précédente, et s’est félicitée en février dans un communiqué de presse «d’une année record»6.
Quant au second producteur de suisse Juracime – filiale de la holding irlandaise CRH plc (Cement-Roadstone Holding depuis 2000), il se contente d’appeler JURA ECO un ciment commun CEM II/B plus émissif que Susteno7.
Éco-messages plus qu’éco-produits
Dans le reste de l’Europe et dans le monde, la politique d’Holcim est différente. Le ciment ECOplanet et le béton prêt à l’emploi ECOpact, tous deux déployés dès juin 2021 par la branche française de l’entreprise, sont présentés comme «allégés en carbone de -30 à -100 %» par rapport à un Portland standard (CEM I)8. Les 100 % sont ici aussi obtenus par compensation carbone. La gamme ECOplanet, désormais commercialisée à l’échelle mondiale, ne représente pourtant que 12,6 % des ventes en 2022. Les effets d’annonce des produits de cette gamme sont à nuancer9, car les cimentiers profitent d’un aléa conventionnel, un défaut comptable sur l’émission carbone de certains de leurs composants. Ainsi, ECOplanet et ECOpact utilisent une composition alternative mais ordinaire, substituant au clinker: du laitier de hauts-fourneaux (sous-produits des aciéries résultant de l’élaboration de la fonte), des cendres volantes (déchets de centrales thermiques), du filler calcaire (farine de roche non cuite), ou de la pouzzolane (roche volcanique basaltique). Or il se trouve que le laitier, utilisé massivement par les entreprises du secteur depuis des décennies, fait chuter artificiellement le bilan carbone des ciments: un vide juridique dans la règle européenne lui attribue un montant comptable quasi nul (17 kgCO2eq/t sur les 1623 kg de CO2 émis par tonne de fonte). Et le miracle opère: nous voici donc en présence de ciments et de bétons très allégés en émissions. Précisons donc sans détour que ces laitiers, scories de fusion dont la production va inexorablement s’amenuiser suite à la fermeture des aciéries, sont en ce moment réévalués par la Commission européenne, et se verront attribuer un nouveau poids carbone réel situé entre 83 et 400 kgCO2eq/t10.
La Suisse se trouvera probablement aussi affectée par cette modalité nouvelle puisque le ciment Modero CEM III/ B d’Holcim Suisse (325 kgCO2eq par tonne de ciment), produit sur le territoire à partir de l’importation intégrale du laitier, profite de ce décompte avantageux. Dans ces conditions, Modero fait mieux que Susteno. Pourtant, la commission SIA 262 n’est pas dupe et ne recommande pas l’usage de CEM III/B en remplacement d’un ciment de masse car elle estime qu’il n’est «techniquement pas à la hauteur des exigences liées à la construction de bâtiments»11.
La promesse des kaolins
La véritable nouveauté dans l’industrie du ciment en Europe est la parution de la norme NF 197-5 en octobre 2021. Elle permettra une certification NF des mélanges cimentaires ternaires12, en particulier du prometteur LC3 (Limestone Calcined Clay Cement) issu des travaux du laboratoire des matériaux de l’EPFL – dirigé par la Prof. Karen Scrivener. Dans cette formule, l’interaction entre le calcaire finement broyé et l’argile calcinée (métakaolin) à 600° C favorise la formation de carbo-aluminates. Cette combinaison rend possible une résistance mécanique supérieure à celle des ciments Portland de type CEM I, tout en divisant par deux l’empreinte carbone générale. Jusqu’ici, le LC3, dont la formule n’a jamais été brevetée, n’a été testé qu’à Cuba et en Inde dans le cadre de projets pilotes. Récemment, le cimentier colombier Argos a été le premier à commercialiser le composé.
Sur le territoire français, Holcim a commencé la production du LC3 depuis 2022 dans une usine pionnière, à Saint-Pierre-la-Cour en Pays-de-Loire, à proximité de gisements en matière première. L’objectif initial de la succursale est de produire 500 000 t de ciment par an (3 % de la production totale du pays toutes entreprises confondues). Initiative unique en son genre en Europe, le projet a bénéficié du soutien financier du gouvernement français, dans le cadre du programme «France Relance» qui encourage les initiatives industrielles de décarbonation à grande échelle.
La meilleure stratégie de décarbonation: moins de béton
Et en Suisse, pourquoi ne pas développer immédiatement un ciment issu des travaux sur le LC3, puisque cette technologie – la plus performante en matière de réduction des émissions carbone du ciment – a été élaborée à l’EPFL? La réponse est à trouver dans la relative rareté des argiles (métakaolin) nécessaires aux liants sur le territoire. Or le béton reste avant tout un matériau exploitant des ressources locales: l’importation de l’un de ses composants conduirait à un contresens économique, mais aussi écologique. Il est donc étonnant de voir Juracime s’apprêter à lancer une production de cette nature dans son usine d’Argovie. Il semblerait, selon le service de communication de l’entreprise, que certaines argiles présentes en Suisse (montmorillonite et illite), si correctement activées thermiquement, pourraient être aussi réactives que les métakaolins. Affaire à suivre.
Du côté des entreprises de construction, la tentation est donc forte d’aller s’adresser à d’autres fournisseurs pour obtenir des bétons moins carbonés, même s’ils doivent voyager plus de 700 km. Récemment, le groupe genevois Maulini a annoncé la signature d’un partenariat avec le cimentier français Hoffmann Green Cement Technologies pour produire six villas sur la commune d’Onex (GE) avec un béton employant le H-UKR, un ciment de laitier activé par les alcalins13. Maulini est devenu depuis le revendeur officiel d’Hoffmann Green en Suisse. Il faut quand même préciser que le ciment H-UKR – dont l’impact carbone est divisé par 5 par rapport à un ciment de masse – bénéficie aussi du décompte carbone avantageux du laitier. Le cimentier déploie cependant beaucoup d’énergie pour ne pas dépendre du laitier et a développé le ciment H-EVA à base d’argiles flashées14.
Enfin, d’autres pistes sont explorées par les cimentiers: des technologies complexes de recarbonatation de granulats de démolition15, ou encore de captation de CO216 à la sortie des cheminées des fours, qui seraient liquéfiés pour être ensuite envoyés par camion puis par bateau vers la mer du Nord dans d’anciens gisements de pétrole. Il y a fort à parier que ces projets, onéreux et encore incertains sur le plan de la faisabilité et de l’efficacité, ne puissent offrir de solutions à l’échelle pour atteindre les objectifs de l’horizon 2030 mais peut-être même aussi de l’horizon 2050.
Lorsque les promesses communicationnelles optimistes, les procédés comptables avantageux et les géo-technologies sont écartés, l’utilisation raisonnée et parcimonieuse du béton et du ciment semble être aujourd’hui la seule véritable piste crédible en matière d’ambition carbone.
Notes
1 «Hot mixing: Mechanistic insights into the durability of ancient Roman concrete», L. Seymour, J. Maragh, P. Sabatini, M. di Tommaso, J. Weaver, A. Masic, Science Advances 9(1):eadd1602, janvier 2023
2 holcim.ch/fr/fr/susteno-le-ciment-qui-preserve-les-ressources
3 Rapport annuel CEM Suisse 2022. report.cemsuisse.ch/fr
4 Holcim net zero Journey, climate report 2022
5 Nous avons interviewé les responsables innovations et communication de Holcim France et Suisse.
6 Jan Jenish, le CEO d’Holcim, se félicite en février 2022 de l’année record d’Holcim qui a cédé des activités en Inde et au Brésil, mais dont la majorité des bénéfices concerne la vente de ciment et de béton. Le groupe mise sur une croissance des recettes de 3 à 5 % sur une base comparable pour l’année 2023. video.holcim.com/2022-was-a-record-year-for-holcim-1
7 Malgré nos emails envoyés au service de communication du 3e cimentier de Suisse Vigier, nous n’avons pas obtenu de retours de leur part quant à leur politique en termes de bétons bas-carbone.
9 Holcim affiche un objectif mondial de béton prêt à l’emploi EcoPact de 25 % des ventes en 2025.
10 Le poids carbone du laitier avait plutôt été évalué entre 250 et 500 kg CO2 équivalent par tonne par le bureau d’ingénierie français Elioth dans l’article «Le vrai-faux des bétons bas-carbone», Mathias Devreton, Guillaume Meunier et François Consigny, 15 décembre 2020, elioth.com/le-vrai-du-faux-beton-bas-carbone
11 Winnie Mathes et Yves Schiegg, «Ciment spécial CEM III/B: rétablir la vérité sur ses usages», TRACÉS 03/2023
12 Source: infociments.fr/ciments/les-ciments-bas-carbone
13 L’usine de production du ciment H-UKR se situe en Vendée, à 60 km au nord de la ville de La Rochelle.
14 Le ciment H-EVA est préconisé par les ciments Hoffmann comme liant pour les routes, les mortiers, les enduits et les bétons de chantier. Il est constitué d’argile flashée, mélangée avec du phosphogypse/désulfogypse, à laquelle sont ajoutés des activateurs et suractivateurs (brevet Hoffmann Green).
15 Projet Fastcarb. «LafargeHolcim inaugure son démonstrateur FastCarb pour accélérer la carbonatation des granulats de béton recyclé et réduire l’empreinte carbone de la construction», communiqué du 28.01.2020, lafarge.fr
16 Rapport CEM Suisse 2022, feuille de route 2050: objectif climatiquement neutre – «Dans le cas du captage du carbone, le CO2 est séparé du flux de gaz de combustion au niveau de la cheminée haute au moyen de procédés techniques et peut ensuite être utilisé ou stocké dans des réservoirs souterrains.»
Cet article a été rédigé grâce a des entretiens menés avec: Coralie Brumaud (chercheuse en sciences des matériaux à l’EPFZ – Chair of sustainable construction), Edelio Bermejo (directeur recherche & developpement d’Holcim France), Stéphane Pilloud (directeur Suisse Romande granulats et béton d’Holcim), Arthur Got (responsable communication et affaires publiques Holcim Suisse), Francois Girod (codirecteur de la cimenterie d’Eclépens).