Voir et êt­re vu. Cam­pus de ver­re, ent­re in­no­va­ti­on et con­for­mis­me

Selon le sociologue Niklaus Reichle, si l’architecture des récents bâtiments des campus est censée favoriser l’innovation, son ouverture et sa transparence empêchent, dans une certaine mesure, l’expérimentation qu’elle devrait promouvoir.

Publikationsdatum
13-06-2023

Certains bâtiments construits au sein des campus suisses et européens de ces dernières années présentent des caractéristiques similaires: une conception dans laquelle le verre et la transparence occupent une place centrale; un désir d’ouverture à un large public; et un accent mis sur la création de grands espaces homogènes et continus qui devraient encourager l’interaction, l’expérimentation et la cocréation.

«Voir et être vu» est le cœur du concept. Le Rolex Learning Center à Lausanne (Sanaa, 2010) ainsi que le Square récemment réalisé à Saint-Gall (Sou Fujimoto, 2023) illustrent cette évolution. Ils sont décrits comme des «place[s] with a chance to start to communicate […] open to everybody»1, des bâtiments aux «cozy atmospheres»2 dans lesquels les gens aiment passer du temps3. En même temps, ces bâtiments, par leur spatialité même, sont censés promouvoir l’innovation, susciter de nouveaux comportements et de nouvelles cultures d’apprentissage, d’enseignement et de recherche – de véritables «laboratories of learning»4 où chacun, en dehors de sa propre bulle, en étant confronté aux autres, se frotte à d’autres modes de pensée.

En somme, on attend des nouveaux bâtiments universitaires qu’ils soient de potentiels accélérateurs de changement: qu’ils expriment l’innovation, les nouvelles formes d’enseignement et, de manière générale, l’avenir de l’Université. Or ces mêmes bâtiments – conçus pour la plupart par des starchitectes – sont aussi emblématiques de la logique d’image et de la concurrence mondialisée entre universités: ils doivent agir comme des phares aux yeux du monde et attirer des talents internationaux.

Mais dans quelle mesure sont-ils capables de répondre à toutes ces injonctions? Les cultures organisationnelles peuvent-elles vraiment être modifiées par la création de nouvelles structures matérielles?

Du monastère…

L’idéal de transparence physique de l’université est un concept assez récent. L’architecture des espaces d’enseignement s’est longtemps dotée de frontières bien définies avec le monde extérieur: le développement des hôpitaux, des prisons et des écoles s’inscrit dans celui des monastères, qui ont été transformés en ces trois types d’établissements5. À l’époque médiévale, l’Église était le principal fournisseur de soins, de santé et d’éducation, généralement dans le contexte architectural et organisationnel du monastère. Ses deux missions – prévenir la propagation des maladies et protéger l’apprentissage – étaient matériellement étayées par des limites claires avec le monde extérieur. L’un des enjeux de l’architecture de ces établissements était le contrôle de la communication et des échanges entre l’intérieur et l’extérieur. À l’instar de certains types de prisons, les universités présentent souvent des similitudes avec les caractéristiques structurelles des monastères et des couvents (en particulier les collèges britanniques classiques, qui ont servi et continuent de servir de modèle aux universités du monde entier, et qui sont souvent issus de la conversion de monastères)6. Aujourd’hui encore, des motifs centraux de l’architecture monastique, comme le cloître et le quad (une cour en forme de quadrilatère), se retrouvent dans les bâtiments universitaires. C’est le cas du Square, inspiré du monastère de Saint-Gall. Le bâtiment est organisé autour d’un quadrilatère couvert (l’Atrium), avec des espaces ouverts à différents étages. Les quads continuent d’être des espaces centraux pour la vie universitaire quotidienne, et sont décrits comme «le cœur du campus»7 ou réinterprétés pour reconfigurer la relation entre l’université (l’institution), la ville et la nature8. Ils sont au cœur d’une architecture de la contemplation, qui guide le regard et l’attention vers l’intérieur, tout autant qu’ils incarnent une architecture de contrôle et de conformité qui – en combinaison avec l’ameublement – prédéfinit l’éventail des comportements possibles.

… à la maison de verre

Dans le contexte de la numérisation et de la zoomification provoquée par la pandémie de Covid-19, la communauté universitaire est de plus en plus confrontée à la question du rôle que la coprésence physique devrait jouer dans l’université du futur. Les nouvelles extensions de campus en Suisse témoignent de l’importance accordée aujourd’hui aux rencontres dans des espaces «réels». Des lieux tels que le Rolex Learning Center à Lausanne, le Square et les prochaines extensions du campus Platztor (Pascal Flammer Architekten, prévu pour 2025) à l’Université de Saint-Gall ou encore le Forum UZH (Herzog & de Meuron, prévu pour 2030) à l’Université de Zurich, incarnent le désir de favoriser les rencontres, y compris avec des personnes extérieures à l’université. Dans tous ces projets, l’accent a été mis, lors de la planification, sur les espaces ouverts, l’interaction, la communication et la cocréation. Voir et être vu (et, dans une certaine mesure, être entendu) est donc essentiel. Le verre comme matériau central, les plans d’étage ouverts et la suppression des divisions physiques et auditives de l’espace sont consciemment utilisés dans tous ces projets pour rendre l’interaction et les rencontres plus probables. L’idée selon laquelle «ce sont les rencontres autour de la machine à café qui créent l’innovation»9 est représentative de cette perspective. En bref, la rencontre ne doit pas être l’exception, mais la règle. Ici et là, le mot sérendipité apparaît dans les concepts et les discours pour expliquer cette façon de penser, pour souligner la relation entre un espace délibérément et ouvertement planifié et des rencontres spontanées, non planifiées.

Cependant, toutes ces idées sont loin d’être nouvelles. La tendance actuelle à construire de prestigieux bâtiments en verre sur les campus suisses présente des parallèles frappants avec le «Versailles industriel» – une vague de construction de laboratoires d’entreprise réalisés aux États-Unis dans les années 1950 et 1960. Comme le souligne l’historien Caspar Hirschi, dans le cas de ces bâtiments, l’innovation scientifique était principalement représentée par une architecture impressionnante10. Mais les idées que l’on a essayé de concrétiser sur le plan architectural à cette époque (entre autres la cocréation) n’ont connu qu’un succès limité. Avec la conception des laboratoires Bell à Holmden Township – organisés autour d’un immense atrium ouvert – et les couloirs du centre de recherche IBM Watson à Yorktown, Eero Saarinen entendait provoquer des interactions en face à face, qui n’ont guère fonctionné, car «la plupart des chercheurs évitaient» ces zones11. Dans le cas du centre de recherche IBM de Poughkeepsie, après avoir effectué des tests en maquette, Saarinen a décidé à contrecœur d’utiliser du verre dépoli plutôt que du verre transparent le long des allées intérieures. «Comme personne ne voulait vivre dans un aquarium, la première chose que les scientifiques ont faite après avoir emménagé dans le nouveau centre de recherche a été de recouvrir le verre de papier, pour préserver l’intimité et réduire le bruit.»12 Selon Hirschi, alors que les longs couloirs et les espaces ouverts devaient servir de lieux de rencontre décontractés, les chercheurs nouvellement installés ont rapidement découvert qu’ils étaient moins propices à la discussion et à la spéculation qu’à la parade. Ethan S. Bernstein, professeur d’administration des affaires à la Harvard Business School, montre comment une architecture transparente dans les usines peut même affecter négativement le comportement et aboutir à ce qu’il appelle le «paradoxe de la transparence»: les ouvriers désormais observés en permanence ont commencé à dissimuler leurs activités, ce qui a affecté leur productivité de manière négative; il est devenu plus important de se conformer aux normes que de produire le meilleur rendement possible.13

Évitement et conformité

L’architecture des nouveaux bâtiments des universités de Lausanne, Saint-Gall et Zurich peut dans une certaine mesure encourager les rencontres non planifiées. Cependant, la visibilité implique inévitablement l’exposition. Si l’ouverture spatiale favorise certains types d’interactions et de rencontres qui n’auraient pas lieu dans d’autres espaces, elle encourage également les comportements d’évitement (manifestés par la présence ostensible d’écouteurs /de bouchons d’oreille ou par la tendance à emprunter d’autres «chemins» ou escaliers lorsqu’on découvre quelqu’un avec qui on ne souhaite pas interagir). En même temps, les modes d’apprentissage qui prévalent actuellement dans ces universités et qui ne nécessitent pas nécessairement des espaces ouverts vont à l’encontre de cette évolution (en particulier les activités individuelles calmes, en relation avec des appareils techniques tels que les ordinateurs portables). Un nombre notable de personnes utilisent ces espaces de la même manière que les bibliothèques, c’est-à-dire en travaillant seules et dans le silence.

Les cloisons tombent… mais les routines résistent. Pro­mouvoir par l’architecture de nouvelles cultures d’interaction et d’expérimentation soulève bien des difficultés et il serait naïf de croire qu’elle pourrait ainsi se substituer à la tâche ardue de faire évoluer, par des actions concrètes, des cursus, des institutions, voire des cultures pédagogiques. La présence d’autres personnes – en particulier au sein d’une architecture de verre – prédéfinit un éventail d’actions possibles et détermine ainsi les comportements que les individus doivent effectuer pour se sentir à l’aise.

Illustrons cette tendance par une observation ethnographique: dans l’un des espaces ouverts du Square se trouvait un piano. Alors qu’on en jouait occasionnellement dans les premiers mois suivant l’inauguration du bâtiment, le piano a été par la suite de moins en moins utilisé – un comportement renforcé par des commentaires anonymes désobligeants à l’égard des musiciens temporaires sur les réseaux sociaux: «Éteignez le piano. Les gens veulent travailler.» Ce n’est que lorsque l’instrument a été placé dans un espace clos, où les étudiants pouvaient jouer sans être remarqués par les autres, qu’il a été utilisé plus fréquemment. Cet exemple montre que l’expérimentation (ou l’écart par rapport à un ensemble de comportements considérés comme typiques et appropriés) devient plus probable lorsqu’elle peut – au moins pendant une phase initiale – se produire hors de portée de vue et d’ouïe.

Inhibition et panoptique

D’autres observations ethnographiques ont montré que dans les situations où les personnes sont visibles en permanence et donc potentiellement observables à tout moment, elles s’autorisaient moins à tester de nouveaux comportements. Lors d’une situation survenue dans l’un des bâtiments universitaires mentionnés, il a été demandé à des étudiants d’effectuer collectivement des exercices physiques dans une salle de classe dotée de parois en verre: la majorité d’entre eux s’est alors retournée vers la paroi vitrée (remarquant l’observateur de l’autre côté), révélant la conscience d’être potentiellement observé en permanence et traduisant un malaise. La visibilité et le manque d’espaces sûrs pour expérimenter des comportements atypiques affectent les actions des utilisateurs14.

Dans sa thèse sur les bâtiments scolaires en Suisse, Jan Egger décrit avec précision comment cet effet se manifeste dans l’architecture de verre de l’enseignement par un autocontrôle exercé par les utilisateurs eux-mêmes. «Il n’y a pas d’intimité ni de niche où l’on ne peut pas être observé. Cela favorise l’autocontrôle et un comportement conforme aux normes. À un niveau subtil et inconscient, la maison de verre a pour conséquence sociale l’intériorisation de la ‹personne de verre›, c’est-à-dire de l’inexistence de la vie privée. En d’autres termes, l’enveloppe transparente du bâtiment perfectionne un dispositif essentiel pour la société de contrôle: la moralité, le contrôle des pulsions et des affects ainsi que le comportement conforme aux normes ne sont pas obtenus par la coercition, mais par l’ouverture (apparente) et l’autodétermination (apparente).»15

Finalement, à quoi les espaces ouverts et transparents sont-ils réellement censés servir? S’ils peuvent certainement faciliter les rencontres non planifiées, ils ne semblent que partiellement adaptés pour encourager l’émergence de nouvelles formes de comportements et favoriser l’expérimentation, qui nécessitent avant tout une volonté de changement culturel et de réformes au sein des universités. En résumé: de nouveaux bâtiments ne suffiront pas à résoudre les vieux problèmes.

Notes

 

1 «Des lieux où l’on peut commencer à communiquer [...] ouverts à tous», Kazuyo Sejima dans «Rolex Learning Center», EPFL, 1’, 11.05.2010, disponible sur la plateforme de streaming YouTube

 

2 «Atmosphères chaleureuses», Sou Fujimoto, 2023, discussion à l’Université de Saint-Gall

 

3 Patrick Aebischer dans «Rolex Learning Center», EPFL, 1’57’’, 11.05.2010, disponible sur la plateforme de streaming YouTube

 

4 «Laboratoires d’apprentissage» EPFL (2023). The Rolex Learning Center, vu le 26 avril 2023 via: epfl.ch/campus/visitors/buildings/rolex-learning-center/

 

5 Norman Johnston, Forms of Constraint. A History of Prison Architecture. Urbana and Chicago: University of Illinois Press, 2000, p. 28

 

Grégoire Farquet, Workshop Learning in Pandemic Times, Arch+ no 249, 2022, p. 182

 

6 Martin Heale, «Colleges and Monasteries in Late Medieval England», pp. 67-86, in: Clive Burgess & Martin Heale (eds.), The Late Medieval English and its Context, Suffolk : Boydell & Brewer, 2008

 

7 Brent Wittmeier, 2021. Quads: the heartbeat of campus – universityaffairs.ca/features/feature-article/quads-the-heartbeat-of-campus/

 

8 Oxford Institute of Charity 2019, The Campus Quad Redefined – oxfordinstituteofcharity.org/the-campus-quad-re-defined

 

9 «Neubau Campus Platztor der Universität St. Gallen», HSGUniStGallen, 26.04.2021, disponible sur la plateforme de streaming YouTube

 

10 Caspar Hirschi, «Die Organisation von Innovation – über die Geschichte einer Obsession.» Angewandte Chemie 125, 2013, p. 14121

 

11 Scott G. Knowles & Stuart W. Leslie, «‹Industrial Versailles›: Eero Saarinen’s Corporate Campuses for GM, IBM and AT&T», Isis 92 (1), 2001, pp. 1-33

 

12 idem

 

13 Ethan S. Bernstein, 2012. «The Transparency Paradox: A Role for Privacy in Organizational Learning and Operational Control.» Administrative Science Quarterly 57 (2), pp. 181-216

 

14 Il existe ici certains parallèles avec le panoptique de Michel Foucault (Surveiller et punir, 1975), un dispositif spatial de contrôle qui provoque chez ceux qui sont observés « un état de visibilité consciente et constante » alors même que la surveillance n’est pas forcément effective.

 

15 Jan Egger, Häuser machen Schule. Eine architektursoziologische Analyse gebauter Bildung. Wiesbaden : Springer VS., 2019, p. 266

Verwandte Beiträge