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Première étape du projet rihla

Rihla est le titre que les architectes Mounir Ayoub et Hicham Bou Akl donnent à leur projet dont l’objectif est de décrire et de donner à voir au travers de textes, de maquettes et de photographies, les paysages de la ville arabe contemporaine pour en comprendre la forme et la genèse. La première rihla s’est déroulée en 2023 à Tunis.

Publikationsdatum
03-06-2024

La lecture d’une carte de la ville de Tunis donne à voir quatre types de tissus urbains qui correspondent à autant de périodes historiques. Il y a d’abord la médina et ses faubourgs (jusqu’à la fin du 18e siècle), ensuite, la ville coloniale (19e et début 20e siècles) entourée de «poches» de quartiers modernistes (seconde moitié 20e siècle). Et puis il y a tout le reste, ce qui couvre l’immense majorité du territoire et qui s’est construit très rapidement ces dernières décennies. Des trois premières villes, on retrouve aisément les plans et les dates précises, les théories urbaines, leurs récits et «héros» fondateurs. Les bâtiments remarquables y sont étudiés, patrimonialisés, rénovés1. De la quatrième ville, nous ne trouvons rien ou presque. Elle n’est pas étudiée, considérée. Le peu que l’on sait vient des sciences humaines et sociales. Mais rien sur la morphologie de la ville et sa fabrication. Elle ne se lit pas à plat sur la carte, puisqu’elle se fabrique plus vite que la carte. 

Cette ville-là se visite en marchant ou en roulant en voiture. Elle se voit à hauteur d’yeux et en mouvement. Nous commençons par aller au bord de la ville, après toutes les périphéries et juste avant la campagne. Là où la ville est en train de se faire, là où l’on peut voir certains des mécanismes internes de sa fabrication. La dernière agglomération avant les champs agricoles est très récente, une dizaine d’ans d’âge, pas plus. La place centrale a la forme d’une immense ovale. Le petit diamètre fait 180 mètres, le grand près de 300 mètres (voir ci-contre la maquette du quartier Erriadh à Soliman, 2a). Au centre, la mosquée, devant un jardin public et à l’arrière, un centre commercial. Des fagots de brique témoignent de chantiers en cours. Un immeuble et un nouveau grand centre commercial sont en train de voir le jour. À la lisière de l’ovale, deux modestes échoppes provisoires vendent des fruits. Un boulevard de 22 mètres de large avec un terre-plein central relie l’entrée du quartier à la place (voir ci-contre la maquette du quartier Erriadh à Soliman, 2b). De part et d’autre, les bâtiments d’un ou deux niveaux sont en cours de surélévations. Les maisons deviennent des immeubles. Les garages au rez-de-chaussée sont transformés en cafés ou fast-food. Les terrasses couvertes s’étendent jusqu’à occuper peu à peu toute la largeur des trottoirs. Les piétons marchent entre les voitures. L’espace privatisée s’agrandit, pousse. L’espace public initialement prévu dans le plan se privatise, mais ne disparait pas. Il se déplace. 

Les grands vides monumentaux se remplissent, se transforment par d’innombrables constructions souvent faites avec des moyens modestes: de la maçonnerie de brique ou des constructions légères en tôle. Elles sont soit décidées par l’action publique qui cède des terrains lui appartenant à des privés, soit le fruit d’initiatives individuelles qui s’approprient l’espace public. L’ovale, le boulevard et la mosquée au centre révèlent un tracé géométrique monumental, une volonté de planification par le plan. Mais l’architecture qui se développe autour, au travers, par-dessus ou le long, suit une autre échelle et logique. Elle se développe en ignorant le tracé urbain. L’ordre visible de celui-ci est transformé.

Sans transition, nous empruntons un immense échangeur qui nous mène en direction de l’autoroute. En contrebas, sur des terres agricoles, se déploie un bout de ville de deux à trois étages (voir ci-contre la Maquette du quartier Hai el Kaabi à Borj Cedria). Les deux «objets», l’infrastructure routière et le quartier en dessous, coexistent sans se connecter. Le quartier, plus récent, plus dense que le précédent, n’est pas planifié. Au début, quelques familles s’installent sur un lopin de terre acheté à un propriétaire agricole. Ensuite, d’autres familles arrivent et le quartier s’agrandit très vite. Aujourd’hui, il y a des écoles, les commerces, des mosquées, un terrain de sport... Si, au début, les constructions étaient illégales, immédiatement après, les pouvoirs publics les officialisent. Les rues sont alors asphaltées au fur et à mesure, les réseaux d’eau et d’électricité amenés, les maisons raccordées aux égouts2

L’implantation suit le parcellaire agricole. Au début, la pente est douce, les rues dessinent un quadrillage régulier. Progressivement, pour s’adapter à la déclivité plus raide, elles se courbent. À l’intérieur du quartier, les rues sont plus étroites. Les constructions les plus hautes atteignent trois niveaux. Les rez-de-chaussée sont construits en premier. Ils sont crépis, couleur claire. Les ornements en corniches de tuiles rouges ou bleues marquent une forme d’achèvement. Les premiers étages, en encorbellement, sont en ciment gris. Les murs aux étages supérieurs sont en ossature béton et remplissage brique rouge. Sur les toits, les poteaux et fers en attente continuent de monter. Ils (dé)montrent une extension en cours. Ces matérialités différentes montrent les différentes étapes de construction, ou plutôt différentes temporalités du même processus qui se déploie verticalement et horizontalement. Aux premières étapes, il y a une uniformité des proportions et de matériaux, toujours la même trame structurelle et la même fenêtre. Ensuite, avec le temps, chaque construction se singularise de ses voisines par ses revêtements et ses ornements. Ici, la forme du visible, c’est le processus lui-même. 

Après plusieurs échangeurs, nous reprenons la route nationale. Un des viaducs surplombe une ville au quadrillage régulier et strict datant à la période coloniale. L’architecture est hétérogène dans sa hauteur, dans son rapport à la rue, son langage. Une nouvelle couche s’est superposée au plan initial et a fini par remplir les jardins autour des pavillons initiaux. Les maisons basses avec toiture à quatre pans en tuile rouge sont devenues des immeubles. Un, deux, trois ou même quatre niveaux sont rajoutés. Des escaliers extérieurs mènent aux étages supérieurs. Les signes architecturaux du «style» colonial ont disparu sous une multitude d’ajouts et de transformations. L’ordre du plan colonial qui s’exprimait surtout dans la trame urbaine est effacé. On retrouve les mêmes procédés que dans les quartiers précédents. L’architecture, celle du temps présent, est trop rapide, trop agile.

Nous approchons du centre-ville de Tunis, quittons alors la route et arrivons à un quartier construit par l’État sur des terrains lacustres au milieu des années 19703 (voir ci-contre la maquette du quartier Mégrine Cité Chaker). Le croisement de plusieurs rues fabrique une centralité: un jardin public clôturé, puis la place du marché, allongée et brodée par un immeuble strictement rectiligne avec un balcon filant à l’étage. En fond de perspective, se dresse le minaret de la mosquée. Des extensions sont installées devant des boutiques au rez-de-chaussée. Les murs des immeubles sont réguliers, mais c’est les ajouts sur la peau que l’on voit. Une partie du jardin public est aujourd’hui occupée par une boutique construite en bois et recouverte de roseaux. Sur la place, l’arrière d’un pick-up fait office d’étal de fruits, une simple structure métallique recouverte d’une bâche noire est devenue une boutique. À côté, un parallélépipède maçonné annonce ce qu’adviendront les deux dernières installations éphémères. Dans ce quartier aussi, la forme du visible est immédiatement le résultat d’un processus d’appropriation populaire des vides de l’espace public. 

Sur plusieurs dizaines de kilomètres, en fait sur toute la ville, s’étend un paysage ininterrompu. Faisant fi du dessin au sol, de la planification à priori, il se déploie inexorablement et couvre indifféremment les terres agricoles, les quartiers planifiés anciens ou plus récents. Vu depuis le sol, cet étalement du même est omniprésent, mais personne ne le regarde, ne le connait. Les textes que nous avons consultés reprennent une ancienne mais toujours tenace rhétorique orientaliste (variante colonialiste appliquée au monde arabe et musulman): comme la médina, il n’y a pas si longtemps encore, cette ville arabe contemporaine est disqualifiée comme étant une ville « sans nom et qui se définirait non par ce qu’elle est, mais par ce qu’elle n’est pas » nous dit très justement Hichem Djaït4. Nous avons essayé de démontrer le contraire: ce paysage urbain n’a rien d’informel. C’est une «invention originale et savante»5. Il a une forme: elle est bien visible et elle est voulue, conçue, construite et acceptée collectivement par les habitants et les pouvoirs publics. L’architecture, en transformation continue, est cohérente, répétitive et régulière. Ce non finito, expression à la fois immédiate et pérenne du processus de fabrication de la ville, c’est précisément sa forme contemporaine. «La rue» arabe, à Tunis, mais aussi partout ailleurs dans le monde arabe, le qualifie de «populaire6». Nous reprenons volontiers à notre compte cette désignation. 

Texte: Mounir Ayoub est architecte à Genève et Tunis, Hicham Bou Akl est architecte à Beyrouth

Photos Douraïd Souissi est photographe à Tunis 

Le projet rihla

 

rihla, synonyme de voyage est un genre artistique arabe qui remonte au 12e siècle. Le récit alternant art narratif et savoirs scientifiques se construit à partir des observations faites lors du voyage. C’est aussi le titre que nous donnons à ce projet. Son objectif est de décrire et de donner à voir au travers de textes, de maquettes et de photographies les paysages de la ville arabe contemporaine pour en comprendre la forme et la genèse. Les premières rihla se sont déroulées en 2023 à Tunis et au Caire. En 2024, trois autres sont programmées à Amman, Beyrouth et Damas. 

Notes

 

1. Le passé semble plus volontiers constituer du savoir, de la valeur. Non le présent. Ces dernières années, à Tunis, les initiatives pour la réhabilitation du patrimoine architectural y compris celui datant de la période coloniale se sont multipliées.

2. Ce mode de fabrication de la ville correspond à une politique publique en matière d’urbanisme et de logement qui remonte aux années 1960 en Tunisie. Elle permet à la population à revenus bas d’accéder au logement en dehors du marché qui lui reste largement inaccessible. Elle permet à l’État de compenser ses capacités limitées à construire suffisamment de logements adaptés aux faibles revenus. Contrairement à d’autres pays arabes et plus largement à d’autres pays dit du Sud, cette politique étatique explique en bonne partie l’absence totale de bidonvilles et de quartiers dit «illégaux» en Tunisie.

3. La visite de ce quartier (Hai Chaker) a été faire avec l’architecte et enseignant Dr Belghith Derouiche, directeur de l’École supérieure des sciences et d’ingénierie de Carthage (UTC) 

4. Dans son livre malheureusement peu diffusé Al-Kūfa, naissance de la ville islamique, publiée en 1986, Hichem Djaït, l’historien arabophone tunisien qui nous a quitté en 2021 écrit un manifeste rétrospectif de la ville d’Al-Kūfa en Irak, première ville de fondation arabe. Il y déconstruit les assertions orientalistes qui ont construit pendant des siècles de domination coloniale, une historiographie de la ville arabe exclusivement fondée sur des héritages byzantins ou nomade. 

5. Dans le même livre, Hichem Djaït démontre qu’Al-Kūfa est «une ville régulière et planifiée selon un tracé géométrique» et qu’elle servira de modèle pour d’autres villes. Pour lui, la ville arabe est une «invention originale et savante».

6. «Hai Chabi» en arabe signifie littéralement «quartier populaire», c’est-à-dire fait par les habitants pour eux-mêmes selon des méthodes constructives et un langage formel établi et accepté collectivement.