(Grand) dé­bal­la­ge à La Chaux-de-Fonds

Les tensions entre la nécessité de rénover les bâtiments et l’importance de préserver les qualités architecturales et patrimoniales de ceux-ci sont parfois fortes, particulièrement dans les villes façonnées par la modernité. Rencontre avec le Service d’urbanisme, des mobilités et de l’environnement de la Ville de La Chaux-de-Fonds (NE), exemple caractéristique de ce hiatus et terrain exceptionnel d’expérimentation.

Publikationsdatum
15-07-2024

TRACÉS : Les enjeux de la transition énergétique et ceux de la protection du patrimoine 1 entrent souvent en conflit. Yoan Vuillemez et Anne-Véronique Robert, en tant que membre du Service d’urbanisme de La Chaux-de-Fonds, vous y êtes confrontés quotidiennement. Dans cette ville connue pour son patrimoine horloger, il existe depuis 1998 un article réglementaire qui proscrit les isolations périphériques ou les doublages de façade ventilées sur des bâtiments notés de 0 à 3 dans toute la commune et de 0 à 6 dans le périmètre inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Yoan Vuillemez (YV): Cette décision a été prise pour éviter de perdre les éléments décoratifs qui forment aujourd’hui la composition des façades, leurs qualités architecturales et patrimoniales, comme les modénatures et les chainages d’angles. Ce sont ces détails qui font la richesse des bâtiments de La Chaux-de-Fonds. La majorité de notre tissu urbain, le damier, est composé d’architectures très simples et non classées. Mais ce sont précisément cette simplicité et la cohérence de l’ensemble du tissu de la ville qui font sa valeur. En apposant un doublage extérieur, on perd complètement la lecture de ces éléments décoratifs et les façades perdent de leur intérêt.

Anne-Véronique Robert (A-V R): La labellisation UNESCO a permis de mettre en valeur la substance de la ville, son «urbanisme horloger» – soit le damier, le rapport bâtiment-­jardin-rue, la mixité entre industrie horlogère et bâtiments résidentiels, mais également le caractère des façades et des toitures. Si on perd cette substance, le label UNESCO serait perdu lui aussi.

La Chaux-de-Fonds détient également un patrimoine moderne important. Quel est l’état des bâtiments de la seconde partie du 20e siècle ?
A-V R: Aujourd’hui, ces immeubles figurent souvent parmi les plus problématiques à La Chaux-de-Fonds, car ils ont de mauvaises performances thermiques et nécessitent souvent un assainissement énergétique urgent. La question est: comment le faire?

Nous sommes à l’aube d’une modification de notre plan d’aménagement local (PAL)2. Dans ce cadre, le périmètre du plan de site a été revu: ce patrimoine de la seconde moitié du 20e siècle est désormais pris en compte, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent. La population prend peu à peu conscience de sa valeur.

Quels sont les quartiers concernés?
YV: Il s’agit de quelques immeubles réalisés ponctuellement dans le centre, puis essentiellement des quartiers périphériques, comme celui des Forges, à l’ouest de la ville, où le Building 54 a été érigé. L’architecture caractéristiques de La Chaux-de-Fonds se base d’abord sur le patrimoine horloger de la fin du 19e et début du 20e siècles. Puis on observe une césure dans les années 1940-1950, où un nouveau type de construction émerge, encore dotée d’une épaisseur de murs conséquente. Mais les bâtiments les plus problématiques ont été réalisés vers les années 1960-1980 : ayant des murs fins et peu ou pas du tout isolés. C’est là que l’on observe les plus gros déficits de qualité thermique.

Quelles solutions proposez-vous pour accompagner la rénovation énergétique?
YV: Les propriétaires, qui souhaitent abaisser leurs factures de chauffage, sont souvent à l’initiative des interventions. Lorsqu’ils viennent nous voir, nous leur suggérons des solutions d’isolation par l’intérieur, lesquelles, il est vrai, sont les plus difficiles à mettre en œuvre. Nous avons aussi plusieurs bâtiments qui ont été rénovés à l’aide de crépis isolant – une solution qui peut être autorisée pour certains cas et qui permet d’améliorer l’efficacité énergétique des bâtiments, moyennant certaines contraintes, comme le respect des encadrements de fenêtre et des chainages d’angles.

A-V R: Les bâtiments du 19e ou du début du 20e siècle possèdent déjà des qualités énergétiques très surprenantes, grâce notamment à l’épaisseur de leurs murs et donc à leur très grande inertie. Le fait d’isoler la toiture et les caves puis de changer les fenêtres apporte déjà une grosse plus-value en termes d’économie d’énergie. Avec cette solution, je dirais même que le rapport entre investissement et rentabilité reste raisonnable, alors que rénover complètement l’enveloppe ne l’est pas forcément.

Quelles leçons tirez-vous des erreurs effectuées par le passé?
A-V R:La rénovation du bâtiment à la rue Alexis-Marie-Piguet 28 (voir ci-contre), qui a été réalisée avant 1998, est typique d’une rénovation qui ne pourrait pas se reproduire selon la réglementation actuelle. Dans ce type de bâtiments du 19e siècle-début 20e, on préconise désormais de préserver les façades, de les restaurer, d’intervenir sur les fenêtres, la toiture ainsi que la cave, et éventuellement d’effectuer des flocages par l’intérieur : en effet les murs caractéristiques de cette époque sont réalisés avec une large épaisseur de pierre, une lame d’air et enfin un doublage intérieur avec des boiseries. Mais même le flocage n’est pas encore une solution idéale, car toute enveloppe génère d’autres problèmes, notamment en raison des changements de températures quotidiens très marqués à La Chaux-de-Fonds – où les valeurs peuvent varier en quelques jours de 20 °C. On constate ainsi que les isolations périphériques crépies vieillissent mal (pelades); les «jupes» d’isolation, qui descendent parfois jusqu’au sol, sont abimées par les remontées capillaires en raison de l’accumulation de l’humidité (pluie, neige) en pied de façade ; on remarque aussi que tous les bâtiments trop isolés, qu’ils soient du 19e ou du 20e siècle, subissent des problèmes de moisissures à l’intérieur ou de mousses à l’extérieur. Cela exige une aération constante, qui ne peut être entièrement assurée par les habitants, c’est pourquoi il faut pratiquer des ouvertures dans les fenêtres : il y a incohérence entre emballage et nécessité de percer cet emballage.

Quels sont les autres détails complexes à gérer dans ces projets de rénovation énergétique?
A-V R: Les retours d’embrasure, les balcons (accroches, ponts froids) et les raccords en toiture. Parfois, on rencontre aussi des maîtres d’ouvrage très enclins à marquer les encadrements, les corniches, mais qui pour ce faire utilisent des produits qui ne sont pas durables, issus de l’industrie pétrochimique 3. Dans certains exemples qui datent d’une vingtaine d’années, se sont justement ces produits qui génèrent de nouveaux problèmes, puisque ce sont par ceux-ci que l’on constate des infiltrations, des fissures…

Pour les façades au bénéfice d’une isolation périphérique ou d’une façade ventilée, quelle finition de revêtement privilégiez-vous?
A-V R: Les façades à La Chaux-de-Fonds sont majoritairement minérales, avec des crépis fins, qui leur confèrent une certaine vibration. Dans le cas d’une isolation périphérique, les crépis utilisés non seulement n’ont souvent plus ces caractéristiques, mais en plus ils accrochent la pollution et subissent parfois des pelades. Le cas d’une nouvelle enveloppe n’est pas nécessairement plus heureux : avec une façade ventilée, techniquement plus performante, le problème réside dans le rendu. Les matériaux utilisés sont en effet fréquemment bon marché (type panneaux composites en aluminium), ce qui confère un aspect extrêmement lisse aux façades. On perd alors le grain de l’aspect minéral. Les propriétaires rechignent à utiliser des matériaux au rendu plus minéral pour des raisons de coût, mais privilégient aussi de plus grands éléments, moins chers que les petits modules, au risque de ne pas respecter la trame existante de la façade. Comme nous n’avons pas de lignes de conduite établies, il est difficile de guider dans ces choix les propriétaires et les entreprises, lorsque les procédures ne requièrent pas qu’ils soient accompagnés par un architecte.

Quels sont les matériaux préconisés par le Service de l’urbanisme, des mobilités et de l’environnement qui offrent une meilleure respirabilité aux bâtiments?
YV: Nous essayons de guider et de conseiller les maîtres d’ouvrage et les entreprises vers la pose d’isolations en laine minérale, qui vont permettre au bâtiment de mieux respirer – ce que les entreprises proposent désormais de manière presque automatique, même si pour le moment cette solution est un peu plus coûteuse que les panneaux en polystyrène. De plus, à partir d’une certaine hauteur, les bâtiments doivent répondre à des exigences de protection incendie accrues et les laines minérales, notamment la laine de roche, permettent d’obtenir une meilleure résistance au feu que les isolations à base de pétrole. Toutefois, ce sont toujours le propriétaire et les entreprises qui ont le dernier mot. Du moment que l’isolation est possible, nous ne pouvons pas imposer la nature de l’isolant, ce choix reste de leur responsabilité.

Les professionnels et les entreprises ont donc un rôle déterminant à jouer dans ces rénovations énergétiques. Sont-ils attentifs à la question?
YV: On constate malheureusement que la majorité va plutôt chercher à poursuivre ce dont elle a l’habitude, et à meilleur marché, plutôt que de chercher de nouvelles solutions. On pourrait par exemple tout à fait imaginer une façade ventilée crépie, ce qui se fait très bien aujourd’hui ! Mais lorsque vous proposez ce type de solution à une entreprise ou à un propriétaire, l’une comme l’autre aura plutôt tendance à enlever la ventilation et à réaliser le crépi directement sur l’isolation périphérique, car le rendu est le même et le coût est moindre. Or cette solution est nettement moins durable !
 

Quels sont les différents leviers à la disposition de la Ville pour inciter les maîtres d’ouvrage à une rénovation sensible de l’existant?
A-V R: Les normes incendies, les dispositions légales, la sensibilisation et, dans certains cas, la possibilité d’obtenir des subventions auprès de la Fondation pour le patrimoine. Nous avons constaté que les propriétaires se sont posé des questions face à la pression médiatique ou par les campagnes de sensibilisation menées par le Service cantonal de l’environnement et certains ont même revu leur projet.

Quelles sont les attentes aujourd’hui à l’égard de la rénovation énergétique?
A-V R: Nous avons été sollicités par le Canton pour intervenir sur les standards des bâtiments : l’isolation, le solaire, les balcons et les ascenseurs. C’est une problématique que l’on traite depuis de nombreuses années. Tout est possible, tant que l’on travaille sur la qualité architecturale. Aujourd’hui, nous cherchons à procéder pour 2025 à la rénovation exemplaire d’un bâtiment, pour regrouper toutes les problématiques sur la transformation/rénovation, tout en assurant le respect du patrimoine – en collaborant potentiellement avec un entrepreneur. Pour les entreprises, La Chaux-de-Fonds est un endroit particulièrement propice à tester leurs nouveaux matériaux, en raison de l’altitude et des importantes différences de température : ce qui fonctionne ici marchera ailleurs.

Quelles sont les références dont la Ville de La Chaux-de-Fonds s’inspire pour ses conseils et directives patrimoniales? Comment généraliser ce que vous faites là à une échelle plus vaste?
YV: La ville a publié un guide des bonnes pratiques, mais celui-ci n’est plus à jour : nous souhaitons le retravailler pour les éléments qui composent un bâtiment, que ce soit la toiture, les fenêtres ou les façades, après la révision du PAL, sachant que les problématiques ont changé4. Dans notre travail, nous échangeons beaucoup avec l’Office du patrimoine du Canton de Neuchâtel et l’Office fédéral de la culture, qui a la charge du respect du label UNESCO. Les expériences de chacun amènent bonnes et mauvaises solutions. De même, les nouveaux produits présentés par les entreprises méritent d’être testés : le recul nécessaire n’est pas possible sur les produits sortis au cours des cinq dernières années, mais seul le temps nous indiquera si l’on a pris les bonnes décisions.

Anne-Véronique Robert est responsable du secteur des permis de construire au Service de l’urbanisme, des mobilités et de l’environnement à La Chaux-de-Fonds.

Yoan Vuillemez est architecte, chargé de la préservation du patrimoine à La Chaux-de-Fonds.

En vidéo

 

La peur de vieillir: emballage à la Chaux-de-Fonds

Notes

 

1. Le thème avait notamment été abordé frontalement en mars 2022 lors du forum organisé par la section vaudoise de Patrimoine suisse. Voir Camille Claessens-Vallet, «Forum Énergie + Patrimoine: l’urgence comme impératif commun», TRACÉS 05/2022

 

2. En remplacement du Plan et règlement d’aménagement communal (PRAC)

 

3. Dans son article «Date de péremption, voir l’emballage» (criticat17, 2020), Ariane Wilson dénonçait, en France, l’utilisation de profils en microsilices (billes de verres expansées) et résine époxy qui permettent de réaliser des modénatures sur mesure (clefs de voûte, corbeaux, consoles, bossages). Pour elle, en plus d’être peu durables, ces éléments sont des pastiches, «l’intégrité matérielle et la valeur culturelle des bâtiments succombent à des évocations de leur image».

 

4. À noter que, dans le Canton de Vaud, il existe depuis 2023 des fiches Typo-RENO-VD qui visent à établir des guides de restauration énergétique pour les bâtiments recensés en note 2 et 3. Lire Stefanie Schwab et Jean-Luc Rime, «Feuille de route pour la rénovation énergétique du patrimoine bâti», TRACÉS 12/2022