(Re)construire la ville autrement
Pour une meilleure prise en compte des enjeux qualitatifs
L’étalement urbain entraîne non seulement une utilisation peu rationnelle du sol et une pression grandissante sur le paysage, mais également un accroissement des coûts infrastructurels et des impacts environnementaux. Face à ces multiples conséquences, un consensus se dégage progressivement pour privilégier les processus de densification urbaine. Dans une optique de durabilité, ce retour en ville ne se limite cependant de loin pas aux seuls aspects quantitatifs. La prise en compte d’aspects environnementaux, socioculturels et économiques soulève également des questions d’ordre qualitatif.
Depuis plusieurs années, les recherches portant sur le développement durable ont conduit aux constats de multiples conséquences négatives induites par l’urbanisation dispersée. Au delà des conséquences les plus visibles en termes de consommation de sol et de mitage du paysage, la dispersion spatiale du bâti tend à accroître les impacts environnementaux liés à la mobilité, exacerber les disparités sociales et augmenter les coûts infrastructurels. Pour une population
donnée, une agglomération dispersée doit ainsi faire face à un coût de fonctionnement globalement alourdi (Sauvez, 2001). « La tendance à la dispersion des constructions, si elle se poursuit, deviendra de plus en plus difficile à financer », concluait d’ailleurs sans équivoque une étude publiée par l’Office fédéral du développement territorial en 2000 (ARE, 2000).
La prise de conscience de ces multiples conséquences a contribué à la promotion de stratégies territoriales qui soient à même d’inverser la tendance. Basée sur une plus grande coordination entre les questions d’urbanisation et de mobilité, cette approche du développement territorial se traduit notamment par la promotion d’une densification à proximité des transports publics, par la valorisation des potentiels inexploités au sein du milieu bâti et par la création, respectivement le renforcement, de pôles urbains à la fois denses et mixtes.
Ces approches visent en premier lieu une utilisation plus rationnelle du sol, sans laquelle il paraît en effet impossible d’influer efficacement sur la propension à l’étalement observée durant les dernières décennies. Dans cette optique, divers pays européens se sont fixé des objectifs quantitatifs. La Suisse figure parmi ceux-ci, en ayant défini comme objectif stratégique la stabilisation de la surface d’urbanisation à 400 m2 par habitant (Conseil fédéral, 2002). Cette nécessité de densifier le milieu bâti se retrouve aujourd’hui au cœur du Projet de territoire Suisse, qui la considère d’ailleurs comme une des conditions indispensables à la préservation et au renforcement des atouts du pays (DETEC, 2011).
Enjeux qualitatifs
Compte tenu de la complexité des interactions caractérisant l’environnement construit, il faut relever qu’une action sur la seule densification, qui serait considérée comme l’unique remède à tous les problèmes d’urbanisation, s’avérerait simpliste et clairement insuffisante. La question de la durabilité de l’environnement construit ne se limite de loin pas aux seules questions de localisation du bâti et de compacité urbaine. La densité est dans ce sens à considérer comme une condition nécessaire mais non suffisante (Rey, 2011). Dans une optique de qualité globale du cadre de vie, la densification du bâti passe par la réalisation de projets qui intègrent de manière simultanée et convergente de multiples objectifs spatiaux, environnementaux, socioculturels et économiques.
S’inscrivant dans une perspective à long terme, les réflexions sur le bâti ne peuvent en outre pas faire l’impasse sur certaines évolutions démographiques déjà en cours, induites notamment par la mutation de la structure familiale et l’émergence d’une société de longue vie. Les projections statistiques révèlent par exemple qu’en 2030, la part des ménages de plus de deux personnes ne sera plus que de 24 % en Suisse. La majorité des ménages sera alors composée soit d’une personne seule (41 %), soit de deux personnes (35 %) (OFS, 2009: 4). Ces changements induisent des enjeux complexes en terme de typologie de logements, d’adaptabilité des constructions et de conciliation entre densité et qualité de vie. Mais ils peuvent également être vus comme des opportunités favorables à l’émergence de la ville durable en contribuant à revaloriser certaines spécificités liées au mode de vie urbain telles que la proximité des services, l’accessibilité par mobilité douce ou encore la mixité intergénérationnelle.
Au-delà des questions de forme urbaine et de morphologie bâtie, la recherche de durabilité représente un défi important en termes de consommation réduite des ressources non renouvelables et de limitation des impacts environnementaux. Dans la perspective de société à 2 000 Watts, un soin particulier doit caractériser le rapport qu’entretiennent les bâtiments avec leur contexte spatial et climatique (Last, Dense Again, 2011).
Dynamique d’optimisation
Dans le contexte de la ville européenne postindustrielle, la gageure est que cette démarche ne se place pas dans une logique de tabula rasa, mais s’inscrit le plus souvent dans des processus complexes de transformation. En d’autres termes, ils ne s’agit plus pour les urbanistes et les architectes de créer une nouvelle « cité idéale » au milieu des champs, mais plutôt de trouver les moyens adéquats pour optimiser l’existant. Les villes actuelles sont le résultat d’une addition séculaire de strates successives, dont l’existence, l’ampleur et la richesse participent à leurs diversités et à leurs identités. Face à ce véritable palimpseste (Mongin, 2005: 50), quels sont les éléments à conserver, respectivement à transformer, à démolir ou à substituer ? Quels sont les atouts à renforcer ? Quels sont les dysfonctionnements à juguler ? Autant de questions récurrentes pour tout praticien ou décideur impliqué dans la transformation du bâti.
Dans ce contexte, les friches urbaines se signalent comme un potentiel particulièrement intéressant pour expérimenter de nouvelles urbanités (Froidevaux et Rex, 2009: 26-30). Par la régénération de ce type d’espaces, il est en effet possible de revitaliser des portions stratégiques de la ville et de générer un effet d’entraînement dépassant largement les strictes limites de leur périmètre . D’autres secteurs où, tout en étant proches de nœuds de communication, la densité est faible et les bâtiments de qualité relative, semblent prédestinés à la mise en œuvre de stratégies de démolition-reconstruction. La plupart des quartiers urbains sont cependant caractérisés par des situations ambivalentes, où cohabitent des configurations spatiales obsolètes et des espaces présentant de réelles qualités fonctionnelles ou patrimoniales. Il en résulte une quête, à la fois conceptuelle et opérationnelle, pour déterminer le degré d’intervention le plus judicieux, respectivement les moyens de scénariser de manière convaincante de nouvelles juxtapositions.
Ville performante et émouvante
Il n’existe ainsi pas de recette univoque pour faire évoluer la ville actuelle vers plus de durabilité. Cette évolution émergera plutôt de la concrétisation de « solutions sur mesure », développées de manière itérative et adaptées, tant en termes de projet que de processus, aux spécificités de chaque agglomération, de chaque ville, de chaque site. Face à cette exigence simultanée de précision, d’innovation et de souplesse, une approche des problématiques urbaines par le projet peut favoriser l’émergence de solutions à la fois créatives et fédératrices pour favoriser l’engagement nécessaire d’un nombre de plus en plus élevé d’acteurs (Wyss, 2010).
Par sa capacité d’intégration de logiques sectorielles diverses, le projet peut en effet constituer une ligne directrice, à la fois claire et souple, qui servira de base pour la cohérence spatiale des secteurs transformés. L’inventivité et la synthèse conceptuelle qui le sous-tendent peuvent en outre aiguiser un regard critique sur la palette grandissante des clean tech à disposition et favoriser une intégration réussie de nouvelles démarches écologiques, symbiotiques ou encore biomimétiques à l’architecture des bâtiments nouveaux ou transformés.
Dans une perspective de durabilité, il s’avère incontournable d’optimiser les performances environnementales et économiques du milieu urbain. Cette ambition perdrait cependant de son sens, si elle se faisait au détriment de dimensions socioculturelles et émotionnelles. Nous rejoignons ici pleinement cette vision de la ville durable synthétisée par Richard Rogers (Rogers, 2000), à savoir « une ville dense et pluricentrale, une ville où les activités se croisent, une ville écologique, une ville d’un abord facile, une ville équitable, une ville ouverte, qui n’en serait pas moins une très belle ville où l’art, l’architecture et le paysage pourraient émouvoir et satisfaire l’esprit ».
Emmanuel Rey est professeur à la Faculté de l'environnement naturel, architectural et construit de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Il est associé au sein du bureau Bauart Architectes et Urbanistes SA