L’ar­chi­tec­tu­re apla­tie

Les effets de la 3D passent plus souvent qu’on ne le pense par des procédés de mise à plat de l’architecture et de la ville. Ecrans, cartes, diagrammes en sont autant d’exemples à regarder de près.

Publikationsdatum
12-12-2012
Revision
01-09-2015

Deux sens du décor

La question du décor urbain n’est pas exactement celle du paysage. Elle se présente généralement de deux manières bien différentes. En un premier sens, il s’agit littéralement de décorer la ville, comme on le ferait d’un monument, en la rehaussant de couleurs ou de motifs qui contribueront à définir son caractère propre : ce peut être une simple signalétique, des éléments de mobilier urbain ou encore un projet architectural dont on attend qu’il ponctue l’espace urbain et en modifie l’appréhension globale par une série d’interventions locales. Cette fonction thérapeutique en même temps que traditionnellement décorative de l’architecture est d’ailleurs compatible, à cette échelle, avec l’orientation fonctionnaliste de l’architecture moderniste. On se souvient du mot d’Adolf Loos suggérant que l’ornement est un « crime ». Mais l’interdit que ce rigorisme faisait peser sur le décor concernait avant tout le détail des constructions ; il ne les empêchait pas en pratique de servir elles-mêmes à de beaux effets de perspective ou de façade dans le contexte étendu de la ville. Aujourd’hui, les choses sont encore plus simples : comme le montre de manière exemplaire le projet de Frank Gehry pour Bilbao, le caractère décoratif – ou « sculptural », comme on le dit parfois pudiquement – du bâtiment peut s’afficher sans complexe du moment qu’il s’inscrit dans la logique d’un projet conçu comme une vaste performance artistique et publicitaire. 
L’autre manière d’envisager la question du décor urbain consiste à placer la ville en position de complément d’objet, plutôt que de sujet. Cette fois-ci, c’est la ville elle-même qui devient un décor monumental pour une construction architecturale, mais aussi bien pour une activité ludique, un événement festif (type « Nuit blanche »), ou tout ce qu’on voudra. 

La ville-écran : cinéma et vidéo

Il existe, bien entendu, des cas plus complexes, plus ambigus. On songe à la projection quelque peu hallucinatoire des lumières de New York, la nuit, sur le pare-brise de la voiture conduite par De Niro dans Taxi Driver ; ou inversement à la projection, sur les murs de la même ville, de films vidéo réalisés par l’artiste Doug Aitken (Sleepwalkers, au MoMA en 2007). Ce devenir-écran de la ville, c’est la grande affaire du cinéma, qui a très tôt choisi l’espace urbain comme un de ses terrains d’opération privilégiés, en combinant les ressources du travelling et du montage pour révéler l’essence cinématique de la ville moderne : longue tradition inaugurée par Berlin, symphonie d’une grande ville (1927) de Walter Ruttmann ou L’Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov. Cette manière, non pas de filmer la ville, mais de l’utiliser comme un décor mobile pour des opérations de remontage à l’échelle 1:1, en quelque sorte, introduit dans le jeu des images un curieux rapport à l’espace : entre surface et profondeur, plan et volume, la ville trouve de nouvelles dimensions qui réagissent sur notre perception de l’architecture elle-même. 
A la limite, celle-ci peut être complétement aplatie pour remplir explicitement la fonction de décor. C’est ce qui se passe dans Midnight in Paris, où la fantasmagorie conçue par Woody Allen réduit la ville à une gigantesque carte postale, un diorama aux couleurs un peu passées. La multiplication des clichés qui définit en effet l’identité historique et touristique de Paris – sa tendance à se « muséifier » en cherchant à coïncider avec sa propre image –, finit par constituer un gigantesque écran pour les projections psychiques du personnage principal, à l’image du Manhattan quelque peu irréel de Eyes wide shut, reconstitué en studio par Kubrick. D’une autre manière, la ville emblématisée dans Fenêtre sur cour par l’espace commun (côté cour, donc) d’un ensemble de copropriétés mitoyennes, se donne comme un grand décor de théâtre enveloppé par la rumeur sourde de l’agitation urbaine. La nuit, les fenêtres s’allument et s’éteignent comme des vignettes rétro-éclairées, dévoilant par intermittence l’intérieur des appartements : c’est un véritable calendrier de l’Avent. L’envers du décor – en l’occurrence, la façade qui s’exhibe côté rue – n’est jamais dévoilé, sinon par suggestion, lorsqu’un mouvement de caméra ouvre une perspective étroite entre deux immeubles et fait apparaître fugitivement la rue, toute proche et pourtant invisible, avec ses automobiles et ses passants. Les scènes de nuit réalisées par Jacques Tati pour Playtime introduisent un autre point de vue. La façade d’un immeuble moderne, filmée depuis la rue, dévoile à travers de larges baies vitrées les scènes domestiques se jouant à l’intérieur : par un bel effet de symétrie, deux couples communiquent sans le savoir à travers les écrans de télévision fixés de part et d’autre du mur mitoyen.
Il y aurait bien d’autres exemples de ces dispositifs inventés par le cinéma, relayés et compliqués aujourd’hui par les pratiques de l’installation vidéo. Nous ne voulons en retenir ici qu’une intuition générale : celle d’une propension du décor urbain à devenir écran ou cache (selon une désignation suggérée par André Bazin1) dès qu’on l’envisage dans sa capacité à faire image en se projetant sur des supports multiples. Le cinéma et la vidéo ne sont à cet égard que des médias parmi d’autres, et l’utilisation de la façade comme support de projection reste probablement la figure la plus pauvre, en dépit des innovations introduites dans ce registre par des artistes comme Krzysztof Wodiczko ou Rafael Lozano-Hemmer, dont les exercices d’« architecture relationnelle », mêlant photographie, vidéo, théâtre d’ombres et dispositifs interactifs dans l’esprit de la lanterne magique ou du « Phantascope » d’Etienne Robertson, accentuent la « platitude » de la ville en la réduisant, littéralement, à un fond d’écran sur lequel viennent se découper des messages convenus ou se projeter les silhouettes des passants (1000 Platitudes est d’ailleurs le nom d’une performance de Lozano-Hemmer, réalisée par le moyen d’une plateforme mobile dans la ville de Linz en 2003). 

Jeux et diagrammes d’espace

Rien n’oblige à projeter des images de 70 mètres de haut pour transformer la ville en écran ou en surface de projection. La vogue de l’« urban gaming » ou des « pervasive games » associée aux médias ubiquitaires prend la ville elle-même comme terrain de jeu, mais elle en fait surtout la scène d’une action, au sens dramatique du terme, et du même coup un décor d’un genre particulier. Si la ville est mise à plat, c’est par le truchement d’une série de transpositions qui consistent à superposer un espace virtuel à un site réel, par exemple l’espace du jeu vidéo Pacman (livré à plat, dans une représentation quasi-cartographique) à quelques blocs d’un quartier de Manhattan où se déroule simultanément un jeu de traque à l’échelle 1:1 (espace immersif qui correspondrait en effet au point de vue de Pacman, si ses déplacements n’étaient pas figurés selon le point de vue surplombant qui est normalement celui du joueur face à sa console de jeu). Le détail de ce projet astucieusement nommé Pacmanhattan est plus complexe qu’on ne pourrait le croire. La performance a été documentée sur le site <www.pacmanhattan.com> ; nous n’en retiendrons ici que ce qui concerne la perception de la ville et de son architecture. 
Ressaisies à travers les interfaces associées aux outils de géolocalisation, les façades des immeubles apparaissent comme les réalisations contingentes d’un espace abstrait qui se déplie dans l’esprit des participants comme la résultante de deux espaces structurellement distincts, qui ne peuvent communiquer autrement que par des flux d’informations échangées en temps réel. Réduites à leur stricte fonction d’obstacle, ces façades sont, de fait, équivalentes aux pans de murs figurés schématiquement dans l’espace labyrinthique du jeu vidéo ; tout le reste (le volume, la profondeur, la densité et le grain de l’espace urbain) devient un pur effet de décor. Ainsi l’architecture fait-elle l’objet d’une schématisation qui n’est peut-être qu’un passage à la limite de la perception située du piéton ou de l’automobiliste pour lequel la ville défile par blocs ou par pans, à la manière des panoramas offerts par le mode « street view » de Google Maps. C’est un travail d’abstraction en acte, une espèce de virtualisation par évidement ou aplatissement, que viennent renforcer les ressources combinées de la vue zénithale et de la perception immergée. 
Les médias « immersifs » sont d’ailleurs bien mal nommés : en réalité, ils permettent à ceux qui les utilisent de s’arracher de mille façons à l’espace enveloppant de leur environnement immédiat (qu’il soit réel ou virtuel). Le déplacement de l’automobiliste équipé d’un GPS et d’une carte routière réalise déjà quelque chose du même ordre. On ne cesse d’aplatir la ville, de la projeter, de la cartographier, de la formaliser, pour mieux la déplier sur de nouvelles dimensions. Comme l’explique bien Kengo Kuma2, l’usage des écrans et des interfaces numériques en architecture participe d’un art du montage qui revient toujours à insérer au sein de l’espace un méta-niveau où le basculement d’un point de vue à l’autre devient sensible par superposition ou surimpression, arrachant le spectateur au point fixe de la perspective. Ce point fixe gouverne l’idée traditionnelle de la façade ; il est peut-être encore secrètement à l’œuvre lorsqu’on cherche à le mobiliser, comme c’est le cas dans l’idéal cinématique de la « promenade architecturale » prôné par Le Corbusier, et plus généralement dans les projections urbaines obtenues par les différentes modalités du travelling (parmi lesquelles il faut compter le travelling « naturel » obtenu par la perspective mobile de l’automobiliste, si bien capturée par les scènes nocturnes de Taxi Driver). Car il s’agit peut-être moins, en l’occurrence, de mettre l’architecture en mouvement que d’insérer, dans une même expérience spatiale, une multiplicité de points de vue simultanés, pour en extraire le diagramme. Eisenstein s’est attaqué à cette question dans le projet Glass House : un film qui serait entièrement absorbé dans l’exploration de son propre décor de verre, fait de plans transparents en suspension dans l’espace3. Avec le risque, justement pointé naguère par Colin Rowe et Robert Slutzky au sujet des compositions axonométriques de van Doesburg ou d’El Lissitzky, que ces élégantes compositions de plans flottants s’épuisent dans la production d’une transparence à la fois littérale et allégorique, c’est-à-dire finalement décorative4.

L’architecture, déjà 

Notons que, sans aller si loin, la pratique courante du projet architectural ne cesse pour son compte de produire et de superposer des trames correspondant aux différents états de la conception et de la réalisation d’un processus créatif en voie de consolidation. Ce faisant, l’architecture, et par extension la ville elle-même, se trouvent aplaties ou pliées de différentes manières dans des formats qui ont pour trait commun de livrer des représentations planes de l’espace architectural : schémas, trames, cartes, diagrammes, etc. Même la maquette en dur est « plate » à certains égards, puisqu’elle n’est qu’une vue en coupe ou une projection particulière du projet qu’elle modélise. La notion de décor trouve alors de nouvelles dimensions ; elle s’émancipe des rapports figure/fond, forme/contenu, extérieur/intérieur autour desquels s’articulait la conception classique du décor en architecture, chez Viollet-le-Duc par exemple, avec la séparation nette des éléments portants et des parois de remplissage. C’est ce qui arrive lorsqu’on envisage le « plan libre » comme une unité de décor mobile qui participe simultanément à la structure du bâtiment et à son habillage. Le Corbusier parlait à la fin des années 1920 des « organes libres », définis par leur valeur plastique autant que fonctionnelle, et qui pouvaient prendre la forme de cloisons verticales aussi bien que d’escaliers, de poteaux ou de radiateurs. « Un jour, nous avons remarqué que la maison pouvait être comme l’auto : une enveloppe simple contenant à l’état de liberté des organes libres infiniment multiples », écrivait Le Corbusier dans « Où en est l’architecture ? ». Il suffit de reverser l’enveloppe elle-même parmi les éléments qui comptent comme « organes libres » pour ouvrir à une conception généralisée du décor architectural dont participeraient alors aussi bien la transparence « structurale » de Le Corbusier que l’architecture mobile ou modulaire d’un Cedric Price ou d’un Yona Friedman, sans oublier les exercices diagrammatiques d’un Tschumi, d’un Eisenman ou d’un Sou Fujimoto (avec l’incroyable espace troué de la « Maison N »), pour autant qu’à chaque fois s’invente une manière de tenir ensemble, par le montage de plans qui sont toujours en même temps des écrans (caches ou surfaces de projection), une multiplicité de points de vue mobiles.

Elie During est maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris-Ouest Nanterre. Il est notamment l’auteur de Faux raccords : la coexistence des images, Arles, Actes Sud, 2010, et de Temps flottants (à paraître chez Bayard en 2013). Sur la question de l’architecture et de la ville, on pourra lire également : « Loose Coexistence : Technologies of Attention in the Post-metropolis », in Cognitive Architecture : from Bio-politics to Noo-politics, D. Hauptmann & W. Neidich (dir.), Rotterdam, 010 Publishers, 2010, ainsi que « L’architecture espace-temps », in Art et Architecture, M.-A. Brayer (dir.) Orléans, Editions HYX (à paraître en 2013). 

 

 

Notes

 

1. L’idée de Bazin est que, contrairement au modèle pictural de la veduta, qui découpe une vue statique à travers le cadre d’une fenêtre, l’image en mouvement projetée sur l’écran est immédiatement solidaire d’un hors-cadre qui fait de chaque image, de chaque plan, un fragment prélevé sur une totalité ouverte. L’écran, contrairement au tableau, n’a pas de bords. Il ne cadre pas, mais agit comme un cache qui ne dévoile qu’une partie de l’événement. « Les limites de l’écran ne sont pas, comme le vocabulaire technique le laisserait parfois entendre, le cadre de l’image, mais un cache qui ne peut que démasquer une partie de la réalité. » (Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 1990, p. 188).
2. Kengo Kuma, Anti-Object, London, Architectural Association, 2008, pp. 85-86
3. S. M. Eisenstein, Glass House, Dijon, Les Presses du Réel, 2009
4. Colin Rowe et Robert Slutzky, « Transparency : literal and phenomenal », Perspecta, 8, 1963