Dé­cors, dé­cors

Entre le décor des villes ou les villes-décor, Eugène hésite...

Publikationsdatum
21-08-2014
Revision
19-10-2015

Je viens de comprendre ma ville natale en allant voir le dernier film de Terry Guilliam, Zero Theorem, tourné à Bucarest. Deux scènes se déroulent dans des constructions emblématiques de la capitale : l’Athénée roumain, salle de concert bâtie en 1888 par le français Albert Galleron, et le mausolée communiste érigé en 1963, composé de cinq immenses arches en granit rouge. Quel kaléidoscope! Un film de science-fiction se déroulant dans un Londres futuriste, filmé dans un bâtiment néoclassique et un mausolée communiste! 
Déjà, en 2002, j’ai eu droit à un choc esthétique en visitant le palais de Ceausescu. Pour le tournage de Amen, qui raconte les compromissions du Vatican avec le régime nazi, Costa-Gavras n’avait (évidemment) pas reçu l’autorisation du pape pour filmer à Rome. Le metteur en scène avait donc planté ses caméras dans le palais du dictateur roumain. Murs couverts de marbre, escaliers pompeux : un spectateur néophyte pourrait effectivement se croire au Vatican. Lors de ma visite, les couloirs étaient encore décorés de fausses fresques de Raphaël ! Bucarest est donc une ville de science-fiction, où le classicisme dialogue avec les dictatures communistes ou nazies. 
Dis-moi à quel film ta ville sert de décor, je te dirai où tu habites.
Un autre exemple: THX 1138, le premier film de Georges Lucas, qui date de 1971. Comme Lucas n’avait pas un rond, il a tourné dans des lieux publics de San Francisco, sans aucune lumière particulière. «J’ai filmé le futur comme un documentaire, mais sans faire exprès de bouger la caméra», explique Lucas sur les bonus accompagnant la sortie en DVD du Director’s cut, en 2004. Comme des tunnels autoroutiers étaient en chantier, le metteur en scène y a filmé la course-poursuite entre le personnage principal, nommé THX 1138, et des robots policiers à moto. Lucas a choisi aussi le Marin County Civic Center de Frank Lloyd Wright, achevé dix ans plutôt. San Francisco, ville californienne baignée de soleil, sert de décor à un film science-fictionnel qui se déroule dans une cité souterraine et qui fustige la société de consommation ainsi que la volonté de contrôler nos vies. Sans le savoir, la capitale des hippies et de la contre-culture américaine tient là son manifeste. 
A Paris, dans les années 1960, Jacques Tati bâtit un décor grand comme une ville pour le tournage de Playtime. Cent ouvriers construisent, sur une superficie de 15 000 m2, des rues, un giratoire, des buildings en métal et verre, un drugstore, un hall d’aéroport. On coule 45 000 m3 de béton. Folie? Pour le cinéma oui. Mais pas pour la réalité. Si «Tativille» est rasée à la fin du tournage, le quartier de la Défense que le réalisateur préfigure à travers son long métrage deviendra un des plus grands quartiers d’affaires d’Europe, hérissé aujourd’hui de 70 tours.
A propos de décors, savez-vous que Gaudí a construit un village pour singes, dans le désert américain? Ça ne vous dit rien? Franklin Schaffner a été choisi pour adapter La Planète des singes, roman de Pierre Boulle publié en 1965. Frileux à l’idée de montrer des comédiens portant des masques de gorilles, les producteurs allouent un budget n’excédant pas six millions de dollars. Il n’est donc pas possible de construire la ville simiesque décrite par Boulle avec des gratte-ciel, des télévisions et des voitures. Schaffner décide donc que la civilisation des singes sera proche de notre Moyen Age. Pour l’architecture, les décorateurs s’inspirent des formes arrondies de… Gaudí 
Il existait bel et bien un projet de Gaudí pour un building haut de 360 mètres aux Etats-Unis. Imaginé en 1908 en plein cœur de Manhattan, The Hotel Attraction fut vite abandonné à cause de sa démesure. Quarante ans après sa mort, le légendaire architecte catalan a construit un village science-fictionnel en Amérique.
Mais revenons à Pierre Boulle. Son autre best-seller, Le pont de la rivière Kwaï, est adapté à l’écran par David Lean en 1957. Le roman raconte comment les Japonais qui contrôlaient la Thaïlande entre 1942 et 1943 ont sacrifié des milliers de prisonniers, dont des Anglais, lors de la construction d’un pont ferroviaire. La production envisage un moment de tourner en Yougoslavie, mais opte finalement opte pour le Sri Lanka. Néanmoins, un film de guerre célébrissime sera tourné sur la rivière Kwaï: Voyage au bout de l’enfer, de Michael Cimino (1978). La guerre du Vietnam est donc filmée dans un des plus terribles décors de la Seconde Guerre mondiale… Un conflit s’enracine toujours dans un autre.
Les décors de cinéma? On devrait arrêter de les prendre pour de simples décors.

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