« Si l’on suivait les voies ferroviaires, qui aurait le pied marin ? »
[Pas] mal d’archives
Une chronique à partir des Archives de la construction moderne (ACM)
Ce vers de l’auteur-compositeur-interprète Alain Bashung tire parti de ce que le sens commun tient pour une évidence : le chemin de fer et la navigation appartiennent à des mondes différents, les locomotives et les bateaux ont partagé l’essor de la propulsion à vapeur, au-delà de quoi ils n’ont rien à voir. Et pourtant, l’histoire des techniques enseigne que l’humanité pense nécessairement les innovations avec des catégories et des critères hérités du passé. La photographie a été reçue avec des yeux habitués au dessin et à la peinture, l’usager du 20e siècle a pensé l’informatique avec une mentalité de téléphoniste.
L’essor du chemin de fer au 19e siècle n’a pas dérogé à la règle. Il suffit pour établir cela d’étudier les conditions de son développement, très différentes en Europe et en Amérique du Nord. Imaginé ici comme une diligence sur des voies, il s’apparente à un navire sur rails outre-Atlantique. L’historien Paul-Louis Pelet1 décrit minutieusement l’histoire du canal d’Entreroches, segment essentiel d’une voie navigable du Rhône au Rhin et dont le déclin s’étire jusqu’à la veille de l’introduction en Suisse du chemin de fer, dans les années 1830 et 1840. L’innovation est pensée dans le contexte d’une culture technique dont le paradigme reste fluvial, si bien que les réflexions au sujet d’une liaison Yverdon-Morges, commandées à l’ingénieur William Fraisse et à Robert Stevenson jr. hésitent entre voie navigable et ligne de chemin de fer et recommandent en tout cas pour cette option un tracé qui suivrait le thalweg et la voie d’eau. D’Yverdon en direction du nord, ils recommandent ce qu’ils nomment « chemin de fer flottant » et qui consiste au transfert du train sur une barge pour parcourir l’espace des lacs jurassiens.
Mais l’examen de la planche reproduite ci-dessous révèle surtout une très grande proximité de l’univers conceptuel ferroviaire avec celui des diligences. A son origine, le chemin de fer européen s’en tiendra assez longtemps au système du compartiment dont la source typologique est la voiture attelée. Il faudra que deux meurtres de voyageurs en 1860 et 1864 soulèvent l’indignation pour qu’une volonté de réforme se manifeste et que les compagnies ferroviaires satisfassent à la revendication d’une circulation longitudinale à l’intérieur du wagon. D’une manière générale, le chemin de fer avait mauvaise réputation et ce système de compartiments sans liaison longitudinale était à l’origine d’un malaise prononcé. On craignait à la fois la promiscuité et l’isolement ; la 1re classe offrait un certain supplément de confort, mais au prix que ses passagers étaient privés de la convivialité populaire propre à la 2e classe ; Gustave Flaubert détestait le train et l’a fait savoir, quand à Sigmund Freud, il le considérait comme un puissant stimulant de la libido2.
En Amérique du Nord, suivant le paradigme selon lequel la nature constituait une ressource gratuite et infinie, le développement ferroviaire prit un essor très différent. Les lignes y contournaient les obstacles, on admettait un tracé sinueux et on évitait autant que possible les lourdes dépenses d’infrastructure que nécessitaient les ponts et les tunnels. Les parcours sinueux conduisirent à l’invention du bogie, condition mécanique essentielle à l’allongement des wagons. A la recherche d’un prototype, on s’inspirera des bateaux fluviaux. Au début de l’aventure du chemin de fer américain, la circulation sur le nouveau continent tirait en effet massivement parti des voies d’eau, le réseau routier restait embryonnaire. Les bateaux de passagers (canal packet) offraient des fonctionnalités très variées, on y dormait, on y mangeait, on y travaillait et, symbole de la démocratique Amérique, les classes sociales s’y mélangeaient. Du coup, les premiers wagons furent-ils conçus outre-Atlantique suivant ce modèle, avec une attention à ces caractères fonctionnels et « à partir de 1859, Pullmann construit des wagons qui, dans leur seule dénomination de palace cars, font ouvertement allusion au modèle du vapeur, floating palace3 ».
Notes
1. Paul-Louis Pelet, Le canal d’Entreroches, histoire d’une idée, Librairie de l’Université, F. Rouge & Cie SA, Lausanne, 1946.
2. Voir à ce sujet : Wolfgang Schivelbusch, Histoire des voyages en train, Gallimard, Paris 1990.
3. Ibidem, p. 116.