7132 Vals…
La chronique critique de Pierre Frey
Dans cette chronique, Pierre Frey s'attaque à la très reconnue station thermale Vals et au «brand awarness» du marché de l'architecture
L’étroite vallée de Vals n’a connu jusqu’au début du 20e siècle que les constructions vernaculaires, polies par la tradition, adaptées aux moyens constructifs et aux matériaux locaux, habitations, étables et granges, de celles qu’Adolf Loos aurait dites «parfaites». La laideur est entrée dans la vallée avec l’architecte qui y édifia le premier hôtel des bains dans le goût néo-pittoresque de son temps. Elle a redoublé d’ardeur et d’effets avec la construction, par étapes, de l’actuel hôtel qui encadre l’établissement thermal avec la grâce du pachyderme au milieu de la porcelaine: des casernes dans le genre soviétique, dans le style des années 1970. Ni à faire, ni à refaire.
Le renouveau de l’architecture suisse, après le cas tessinois appelant un cas rhétique, a investi en 1996 les nouveaux bains de Vals du statut de chef-d’œuvre. L’élite des agents du marketing culturel métropolisé et globalisé s’est précipitée sur place, a chaussé ses œillères et s’est introduite dans la scénographie de train fantôme que Zumthor leur avait concoctée. Progressant, «le nez dans le cul du précédent» (Viollet-le-Duc) et ne souhaitant rien tant que voir valider sa propre vanité, elle a crié au génie. L’opération d’accaparement d’image et de marketing fonctionnait à merveille. Puisqu’on se pense génial, on décrète génial le miroir qu’on nous tend. La chose, un ensemble décoratif parfaitement maîtrisé, sans aucun rapport avec son contexte, fonctionne. Il suffisait d’invoquer le matériau local, de l’empiler à la manière d’un Petit Poucet obsessif et de l’appliquer jusqu’à l’infini. Mais en fait d’architecture, il n’y en a guère: un aménagement intérieur qui suit des recettes éprouvées, une façade qui s’affiche comme un objet trouvé dans un contexte de chaos qui n’est ni interrogé, ni interpellé. Aucun parti architectural, pas de toit, pas de masse, pas de structuration de l’espace. On pense aux intérieurs Art déco des années 1930 parisiennes, un maniérisme torturé et puis rien.
Mais le véritable problème est ailleurs. Si l’architecture de l’établissement thermal de Vals est discutable, l’opération de marketing dont elle est la munition a été menée tambour battant. Elle sert, on le devine, la rente foncière. Puisque le «génie» avait été à l’œuvre et qu’il avait été reconnu comme tel par l’industrie du marketing, les «pairs» n’allaient pas tarder à se manifester: Kengo Kuma, Tadao Ando produisirent dans l’hôtel de Vals d’autres aménagements intérieurs insignifiants et maniérés. A l’instar des chefs étoilés qui adoubent des franchises, ils amortissent ainsi les frais de constitution de leur marque; en langage global, cela s’appelle brand awarness. L’affaire prospère et percole, avec Opus Vals1, un marché dérivé se développe. Les fétichistes peuvent non seulement acheter les produits de l’industrie du papier imprimé dans la boutique Architecture & Shop, mais également acquérir les mobiliers «usagés». Le marché est établi, il suffit d’en activer la vitesse de rotation. Le marketing architectural a programmé sa propre obsolescence.
Tout s’éclaire en définitive si on place ces éléments dans la perspective de la tour de 300 mètres de hauteur dont un promoteur prétend encombrer cette vallée alpine. Au-delà des entrechats qui auraient montré l’architecte des thermes dépossédé des fins de son projet, des dénégations et des protestations, c’est bel et bien son opération de décoration intérieure et de marketing architectural qui est à l’origine de cet ultime développement.
Les périphéries alpines se débattent entre le désir pathétique de se raccrocher à la métropolisation argentée et globale, au prix de l’anéantissement de leurs qualités propres, et une tendance nette à un véritable «marronnage»2, qui prend appui sur une gestion raisonnée du territoire, une prise en compte des ressources vernaculaires et une conscience politique de proximité. Aux Grisons, la vallée voisine de Vrin, Val Lumnezia, opère en contraste et en fournit un exemple saisissant.
Notes
1 Opus Vals est une entreprise de design intérieur qui tient une boutique en face des thermes (http://opus-vals.ch)
2 On appelle « marron » l’esclave qui s’enfuit. Le terme, dont l’étymologie est mal connue, vient peut-être des Espagnols qui nommaient « cimarron » les Noirs fugitifs. Les planteurs blancs détestaient ces fuyards, non seulement en raison de la perte nette de force de travail, mais parce qu’ils étaient portés à se regrouper et à s’organiser en contre-société.
Pour le développement de ce concept, voir : Christophe Guilly, Le crépuscule de la France d’en haut, Flammarion, Paris 2016.