Conception et validation scientifique
Pont de Messine
Le pont sur le détroit de Messine représente un projet d’infrastructure d’une complexité extraordinaire, fruit de décennies d’études et de recherches menées par des bureaux d’ingénieurs de renommée internationale. Avec une portée centrale de 3300 m, sa construction en ferait le pont suspendu ayant la plus longue portée au monde.
Malgré un long et rigoureux processus de conception, ainsi que des validations techniques et scientifiques approfondies, le projet du pont de Messine en Italie est au centre d’un débat médiatique houleux. D’un côté, les discussions sont alimentées par des considérations politiques et économiques – des domaines qui, par nature, sont sujets à diverses interprétations. Même en Suisse, les grands projets d’infrastructure nourrissent des débats intenses. De l’autre, on continue de voir se diffuser des doutes sur la faisabilité même de l’ouvrage, un sujet que les ingénieurs abordent habituellement en se basant sur des données objectives et vérifiables.
En tant que professeur ordinaire d’ingénierie structurelle à l’EPF Zurich et membre du Comité scientifique (CS) nommé par le Ministère italien des infrastructures et des transports pour fournir des avis techniques et scientifiques à la société d’exploitation Stretto di Messina S.p.A., j’estime utile d’offrir à la communauté des ingénieur·es une vision claire et documentée du développement de ce gigantesque projet d’infrastructure, depuis sa conception jusqu’aux récentes validations scientifiques. Mon analyse s’accompagne également d’une réflexion personnelle sur la valeur des infrastructures d’une telle échelle, non seulement en termes de progrès technologique, mais aussi pour le prestige et la réputation de notre profession.
De l’idée aux choix structurels: pourquoi un pont suspendu à portée unique?
Depuis la promulgation de la loi n° 1158 de 1971, l’État italien a reconnu la connexion stable entre la Sicile et la Calabre comme une «œuvre d’intérêt national prépondérante». L’idée d’une traversée stable du détroit de Messine est évidemment bien plus ancienne que cette loi: elle remonte au moins aux guerres puniques et réapparaît périodiquement au cours des siècles. Cependant, ce n’est qu’avec le Concours international d’idées lancé par l’ANAS (Azienda Nazionale Autonoma delle Strade) (1968-1971) qu’une analyse systématique des options structurelles a débuté.
Le concours a abouti à la présentation de nombreuses propositions de traversée, y compris des ponts à une ou plusieurs travées, des tunnels souterrains (subalveo), des tunnels immergés (connus également sous le nom de «pont d’Archimède»), ainsi que des solutions hybrides. À cette époque, deux des figures les plus autorisées de l’histoire de l’ingénierie italienne et mondiale, Pier Luigi Nervi et Sergio Musmeci, sont arrivées indépendamment à une conclusion et à une proposition de conception identiques: un pont suspendu à travée unique aux piles placées directement sur les rives du détroit.
À la conclusion du concours et avec la promulgation de la loi mentionnée (n° 1158/1971), il a été décidé que la réalisation de l’ouvrage serait confiée à une société concessionnaire (qui est devenue par la suite Stretto di Messina S.p.A.) et que des études détaillées et comparatives sur les solutions de conception possibles seraient entreprises. Elles aussi mèneront à sélectionner la solution du pont suspendu à travée unique. Les alternatives examinées présentaient en effet de graves problématiques:
les tunnels souterrains auraient comporté de grands inconvénients pour les liaisons ferroviaires et auraient été particulièrement vulnérables aux phénomènes géologiques et sismo-tectoniques;
les ponts suspendus ou haubanés à travées multiples auraient quant à eux nécessité des piles immergées et des fondations sur des fonds marins instables, soumis à de très forts courants. Elles créeraient de plus des obstacles à la navigation dans l’un des passages les plus fréquentés de la Méditerranée, tout en augmentant l’exposition de l’ouvrage aux risques sismiques et géotechniques; enfin, la solution «archimédienne», c’est-à-dire la construction d’un long «tube immergé» suspendu entre la surface et le fond de la mer et ancré à ce dernier par de solides câbles métalliques pour contrer la poussée d’Archimède, aurait comporté des risques technologiques inacceptables: bien qu’elle ait été proposée à plusieurs reprises pendant plus d’un siècle, aucune réalisation opérationnelle de cette configuration n’a été effectuée jusqu’à aujourd’hui.
Après avoir reçu des avis conformes de la part des autorités ferroviaires et routières, la configuration à travée unique, d’une portée de plus de 3 km, a donc été confirmée comme la seule solution capable de garantir la sécurité, l’efficacité et la durabilité technique et économique. Elle élimine la nécessité de pylônes en mer et réduit les risques hydrographiques, sismiques et structurels.
L’évolution du projet et la contribution de la recherche scientifique
À la fin des années 1980 et au début des années 1990, le projet préliminaire du pont suspendu sur le détroit de Messine a été développé par un groupe international de concepteurs, parmi lesquels se distingue le nom de l’ingénieur britannique William Brown (1928-2005). Celui-ci est considéré par beaucoup comme le «père» des ponts suspendus modernes à tablier profilé inversé, une solution développée pour garantir la stabilité aérodynamique dans une large gamme de conditions de vent. Cette phase de conception a également vu la participation de certains des experts les plus renommés en sciences et techniques de construction des universités italiennes, ainsi que de divers centres de recherche internationaux. Un rôle clé a été joué par le groupe de recherche qui gère la soufflerie du Politecnico de Milan, longtemps dirigé par le professeur Giorgio Diana. Les études menées ont permis de définir le profil du tablier désormais mondialement connu sous le nom de Messina type. Conçu pour garantir la stabilité aérodynamique et des performances optimales, il est caractérisé par trois caissons séparés (deux latéraux pour les voies routières et un central pour les voies ferroviaires). Cette innovation a ensuite été mise en œuvre avec succès dans divers projets de ponts suspendus, comme récemment sur le pont 1915 Çanakkale (pont du détroit des Dardanelles, Turquie), qui est actuellement le plus long pont suspendu du monde (2023 m entre piles). L’intégration des solutions développées pour le pont du détroit de Messine dans d’autres grands projets d’infrastructure démontre la robustesse des modèles d’analyse et des méthodologies d’ingénierie sur lesquelles repose son développement.
Un parcours rigoureux vers la réalisation
En 1997, les autorités compétentes ont approuvé le projet préliminaire du pont, soulignant qu’il pouvait être réalisé «en toute sécurité, tout en conservant une fiabilité fonctionnelle totale». Par la suite, entre 1997 et 2003, des études techniques approfondies ont conduit à l’approbation du projet préliminaire et à l’ouverture de la procédure d’appel d’offres international, conclu en 2005 par l’attribution des travaux au consortium Eurolink, avec un contrat de type design/build. Il convient de souligner que l’aspect design de l’appel d’offres concernait principalement la conception constructive de l’œuvre, c’est-à-dire les phases de conception définitive et exécutive. Ce processus n’a pas modifié les éléments fondamentaux du projet de la traversée du détroit, déjà consolidés dans le projet préliminaire: la solution du pont suspendu à travée unique, le tablier Messina type ainsi que le nombre et le type des câbles principaux.
Entre 2005 et 2011, le projet définitif a été affiné avec la participation d’experts et d’études d’ingénierie internationales, et validé par le Comité scientifique (CS), un organe technique et scientifique indépendant composé d’universitaires experts dans les domaines les plus pertinents pour la conception et la construction du pont. Il était chargé d’émettre des avis sur le projet définitif et exécutif, ainsi que de superviser l’intégration des connaissances scientifiques et techniques les plus récentes. En 2011, le projet définitif a obtenu un avis favorable du CS et a été approuvé par le Conseil d’administration de Stretto di Messina S.p.A. Cependant, en 2013, sa réalisation a été suspendue pour une décision de nature politico-financière, indépendante des évaluations techniques, bloquant le projet jusqu’à aujourd’hui. Il y a deux ans, avec le décret-loi 35/2023, il a été décidé de relancer les activités de programmation et de conception du pont en s’appuyant sur le projet définitif de 2011 et en l’intégrant aux normes et aux connaissances les plus récentes en matière de sécurité, de compatibilité environnementale et de matériaux de construction. Le même décret a institué un nouveau Comité scientifique, dont je suis membre. Dans son avis exprimé en janvier 2024, le CS a de nouveau confirmé la solidité de la solution technique adoptée, attestant de sa conformité aux standards internationaux pour des ouvrages de cette nature. De plus, le CS a contribué à la mise à jour du projet en formulant 68 recommandations sur divers aspects de détail, afin qu’elles soient adéquatement prises en compte dans les phases de conception exécutive, de réalisation et de gestion de l’infrastructure.
Réflexion personnelle sur la valeur de l’œuvre et le débat qui l’entoure
Comme on l’a vu, une fois les études de faisabilité achevées et les projets préliminaires développés, le pont a été mis en appel d’offres il y a plus de vingt ans. Depuis, le projet a été progressivement mis à jour et perfectionné, tandis que les technologies développées pour cette œuvre ont trouvé une application dans d’autres grands projets d’infrastructure. En outre, le pont a fait l’objet d’une vaste production scientifique, avec de nombreuses publications et présentations lors de congrès internationaux, contribuant ainsi à un processus volontaire de validation et de revue par les pairs au sein de la communauté académique. Un aspect que j’ai pu approfondir directement dans mon rôle de membre du Comité scientifique. En analysant en détail le projet et ses évolutions, en portant une attention particulière aux aspects structurels relevant de mon domaine de compétence, j’ai pu apprécier non seulement le niveau d’approfondissement technique, mais aussi la rigueur méthodologique adoptée. Même à l’échelle internationale et dans le contexte des grandes infrastructures, ce projet se distingue par sa contribution à la recherche et son ouverture au dialogue scientifique, des éléments qui renforcent sa crédibilité et sa solidité.
En m’adressant à la communauté des ingénieurs suisses, je comprends que le débat encore vif autour du pont puisse surprendre, surtout compte tenu des décennies d’études et des nombreuses évaluations et approbations techniques positives émises par des organismes publics et indépendants. Dans ce contexte, il est difficile de comprendre comment une infrastructure d’un intérêt stratégique national et européen manifeste et déclaré puisse encore faire l’objet de discussions quant à sa faisabilité technique. Les réserves exprimées par certains collègues italiens, souvent liées à des solutions alternatives écartées depuis longtemps, apparaissent donc inhabituelles dans le contexte professionnel et semblent davantage motivées par des considérations politiques que par une analyse technique.
En conclusion, je tiens à souligner que les grandes infrastructures ne sont pas seulement des ouvrages de connexion, mais aussi de puissants moteurs d’innovation. Elles stimulent la recherche appliquée, favorisent le transfert technologique et contribuent à l’évolution de l’ingénierie civile. De plus, elles renforcent le rôle de notre discipline en offrant des opportunités de croissance et de visibilité, en la propulsant vers de nouvelles frontières de développement et en la valorisant aux yeux de la société dans son ensemble.
Cet article fait partie du dossier Pont de Messine: icône en devenir ou cathédrale dans le désert de la revue TRACÉS du mois d'avril 2025
Icône en devenir ou cathédrale dans le désert?