Des ponts qui se portent comme un charme
Ponts et passerelles à Salonbois
La 17e édition de Salonbois s’est tenue à l’Espace Gruyère à Bulle (FR) début février. Focus sur l’un des séminaires organisés pour l’évènement: «Ponts et passerelles en bois, exemples suisses». Quels sont les secrets de la durabilité de ces ouvrages? Et comment peut-on innover dans ce domaine?
Qu’est-ce que la durabilité ? Est-ce l’équilibre entre les trois piliers connus – social, économique, environnemental – ou est-ce ce qui dure ?
Si cette question traverse aujourd’hui tout projet d’architecture et d’ingénierie, elle était au cœur du cycle de conférences dédié aux ponts et passerelles en bois qui s’est déroulé le vendredi 7 février et auquel la revue TRACÉS a eu le plaisir de participer activement. Organisé par Michel Niquille, consultant bois, dans le cadre de la manifestation bisannuelle Salonbois, qui rassemble les professionnels de la branche, le séminaire réunissait au sein d’un panel dense et bien articulé les différents acteurs impliqués dans la réalisation d’un pont ou d’une passerelle en bois : architecte, ingénieur, entreprise, maître d’ouvrage – de l’échelle communale à l’échelle fédérale.
Le secret de la durabilité des ponts en bois: entretien et conception
Le thème était donc donné. À rebours d’une actualité mondiale qui semble parfois nous inviter à construire toujours plus de murs entre les humains, le charismatique Thomas Büchi, directeur de Charpente Concept, a insisté sur la capacité des ponts et des passerelles à relier les civilisations. Son bureau, fort d’une trentaine d’années d’expérience, et célèbre notamment pour les réalisations du Palais de l’Équilibre à Expo.02 et du refuge du Goûter sur le Mont-Blanc, s’est perfectionné dans l’art de concevoir des passerelles en bois.
Tordant le cou à quelques croyances, Büchi affirme que, oui, les passerelles en bois sont durables. Si tous les ouvrages de Charpente Concept n’ont pas résisté aux assauts du temps, leur longévité réside selon lui dans deux critères: entretien et conception. Pour ce dernier, une bonne passerelle en bois est d’abord une passerelle que l’on soigne. La fin précoce de certaines passerelles serait directement liée à ce manque d’attention – comme celle du chemin de l’ancien cimetière, à Genève, réalisée en 1998 et démolie 20 ans plus tard –, le point le plus critique se situant aux culées du pont: si l’eau s’y accumule, il y a un risque que le bois pourrisse.
L’autre point primordial pour Thomas Büchi est la conception de ponts couverts – à l’image du pont de Wangen auf der Aare, édifié à Berne en 1549 et encore utilisé aujourd’hui pour le passage des piétons et des véhicules légers. Les ouvrages dont les éléments structuraux sont protégés des intempéries résistent mieux au passage du temps : ce sera le cas de la passerelle sur l’Allondon, que son entreprise construit actuellement entre Russin et Dardagny (GE). En chêne et mélèze et d’une portée de 46 m, ses douces courbures ont été esquissées, selon Thomas Büchi « en appliquant les lois de la géométrie sacrée ».
Pas de géométrie sacrée pour la passerelle également couverte des Buissons, présentée par Nicolas Cretegny, architecte associé du bureau RBCH1. Pour dessiner l’ouvrage, les architectes ont très rationnellement repris la courbure nécessaire au niveau inférieur de la passerelle, qui permet à la fois de respecter le tirant d’air minimal, mais aussi de garantir l’accès aux piétons et cycles sans avoir recours à des marches ou rampes. Moins ésotérique, cette passerelle a été saluée par le monde de la construction (médaille de bronze, Prix Lignum).
Le bois à la conquête des routes
«Même non couverts, les ponts en bois durent!», s’est exclamé Jean-Marc Ducret, directeur de JPF-Ducret, démonstration à l’appui avec la passerelle Bel-Air à Yverdon-les-Bains (VD), pensée presque comme un bâtiment: ses deux garde-corps conçus en CLT sont étanchés et parés d’une façade pliée en métal. Pour l’ingénieur, le bois ne doit pas être mis partout, ni tout le temps.
Jean-Marc Ducret a également rappelé que les sept ponts routiers bois-béton de contournement de Bulle, édifiés il y a 20 ans, se portaient très bien. Une longévité à mettre au crédit de leur large tablier : les porteurs en bois sont protégés des intempéries par la dalle en béton et par des éléments amovibles en lambris de mélèze disposés sur les porteurs des extrémités. Complétant le dispositif, des gouttes pendantes, tant transversales que longitudinales, empêchent que le bois n’entre en contact avec les eaux de ruissellement, assurant la durabilité de ces ouvrages.
Enfin Valentina Kumpusch, invitée en tant que vice-directrice de l’Office fédéral des routes (OFROU) pour présenter le potentiel d’utilisation du bois dans les infrastructures des routes nationales, a montré les nombreux passages à faune construits ou en développement en Suisse – la variante bois avait systématiquement obtenu un meilleur rapport coûts-bénéfices que la variante béton.
Un petit pont pour l’homme, un grand pont pour la durabilité ?
Mais le bois doit-il devenir une solution systématique? C’est la question que l’on pourrait se poser en voyant l’effort colossal de certaines communes pour réaliser certains ouvrages d’art. À Valangin (NE), la Ville de Neuchâtel a fait remplacer un pont défectueux en métal par un ouvrage en bois, afin de permettre l’exploitation de la forêt attenante: Johann Maître, ingénieur bois chez Timbatec, a expliqué que l’objet, consacré au trafic lourd, possède un poids propre de 18 t et une charge utile de 40 t. Il a fallu 77 m3 d’épicéa-sapin et 15 m3 de mélèze pour construire ce modeste pont d’une portée de 12 m et d’une largeur de 4.1 m qui ne se distingue pas beaucoup des autres ouvrages d’art fonctionnels une fois recouvert du traditionnel enrobé bitumineux et bardé des conventionnelles barrières routières.
Oui, montrer l’exemple en construisant en tout bois vaut la peine, répond Eric Barras, ultime intervenant de la matinée. En tant que syndic de Châtel-sur-Montsalvens (FR) et président de la Corporation forestière Jogne-Javroz, il a contribué à la réalisation de la toute nouvelle passerelle Saint-Blaise qui relie sa localité à celle de Crésuz (FR), communes bien connues des randonneurs. Toute de tavillons vêtue, la passerelle tend un miroir vernaculaire à celle des Buissons.
Wood-january
Alors faut-il s’imposer un régime ligneux pendant quelque temps, ne serait-ce que pour redévelopper un savoir-faire artisanal et une expertise d’ingénierie bois qui paraissent avoir été oubliés? C’est l’impression diffuse que l’on retient de cette journée: la construction des ponts en bois aurait perdu de sa superbe au cours des dernières décennies. La faute à qui ? Aux concepteurs, peut-être ; aux communes chargées de les entretenir, sûrement. Comme tout matériau biosourcé, le bois est vivant, il est nécessaire d’en prendre soin.
Les ponts et les passerelles relient les territoires : leur construction est issue de discussion, de compromis, de choix d’avenir faits ensemble. Cessons de les voir comme des objets strictement techniques mais comme des projets à développer entre artisans, entreprises et concepteurs. Constat à la fois dépitant et encourageant: à Salonbois, sur 100 participants à la conférence, cinq étaient des femmes. L’autre moitié de l’humanité a encore largement la place de s’inviter à la discussion.
Note
1. Philippe Morel, «Passerelle des Buissons à Bulle: simplement complexe», TRACÉS 2/2023