En colère, les architectes genevois·es
À Genève, le collectif «Archi en colère» s'indigne de la nouvelle convention collective de travail (CCT). Une pétition a récolté 1136 signatures et revendique de meilleures conditions de travail. Plusieurs acteur·ices de l'architecture genevoise témoignent.
Fin août, le collectif d'architectes «Archi en colère» lançait une pétition en réaction à une nouvelle convention collective de travail (CCT), conclue en urgence par l'Association genevoise d'architectes (AGA) et le syndicat Syna. Le collectif s'indignait des grilles salariales, identiques à celles de 20171. Il dénonçait également le choix de l'association patronale de s'allier à un syndicat «inactif dans le secteur de l'architecture», plutôt que de renégocier avec les syndicats SIT et Unia, qui venaient de dénoncer l'ancienne CCT. Signée par 1136 personnes, la pétition a trouvé un bel écho dans la profession.
Quelques mois plus tard, la nouvelle CCT a été révisée2 et propose désormais des salaires plus élevés (5260 CHF brut à l'engagement pour un·e architecte titulaire d'un master travaillant à 42 heures). Cela ne suffit pas à apaiser la colère du collectif, qui estime que l'«équité salariale» n'est toujours pas atteinte. En effet, les salaires proposés ne sont toujours pas en accord avec le coût de la vie genevoise. «Entre 2005 et maintenant, le prix d'un 3 pièces à Genève a augmenté de 40%. Nos salaires ont seulement augmenté de 10%», explique une membre du collectif. Un autre point problématique concerne la présence, dans la nouvelle CCT, de deux tableaux de salaires différents: le premier pour une semaine à 40 heures, le second pour une semaine à 42 heures. Le salaire minimum de 5260 CHF brut étant prévu pour un·e architecte travaillant à 42 heures, qu'adviendra-t-il des nombreux·ses employé·es travaillant à 40 heures, qui toucheront un salaire minimum moindre (5010 CHF brut)?
Une assemblée générale, organisée par les syndicats SIT et Unia, s'est tenue le 14 octobre dernier. Une résolution y a été votée. Celle-ci, ainsi que la pétition, a été déposée le 31 octobre au Département de l'économie et de l'emploi (DEE). Le collectif demande qu'une enquête salariale soit menée par l'Office cantonal de l'inspection et des relations du travail (Ocirt).
Une CCT pas encore à la hauteur
De son côté, l'AGA défend les nouvelles grilles salariales. Selon son représentant, l'architecte Jacques Bugna, la formation des architectes suisses expliquerait en partie les salaires des jeunes professionnel·les: «Quand vous faites des études universitaires dans les Écoles polytechniques [...], vous faites des études sur le plan fédéral, mais vous ne connaissez rien au système des lois genevoises. Il faut apprendre les normes. Vous avez une vision très théorique de votre profession, avec d'énormes qualités, mais vous devez encore apprendre beaucoup de choses de la profession générale, des lois, de l'environnement.»
La situation décrite par Jacques Bugna est-elle vraiment spécifique au métier d'architecte? Et est-il suffisant de l'invoquer pour justifier les salaires de la CCT genevoise qui, en comparaison nationale, semblent bien modestes. Avec ses 19 pages, et signée par de nombreux·ses acteur·ices du secteur, la CCT vaudoise de 2024 est plus généreuse à bien des égards3. Elle propose, par exemple, 5 semaines de vacances au lieu de 4 à Genève. Son élaboration a demandé des années et de longues négociations.
Le désaccord entre le collectif et l'AGA ne s'arrête pas aux seuls salaires. Une meilleure gestion des heures supplémentaires, ou encore une plus grande égalité entre les congés maternité et paternité sont réclamées par les architectes à l'origine de la pétition. La représentativité des syndicats est un autre point de divergence. «Archi en colère» doute de la légitimité du syndicat Syna à s'impliquer dans le secteur de l'architecture. Une question cruciale se pose alors: qui de Syna ou de la paire SIT-Unia possède le plus d'architectes syndiqué·es? Il est difficile de l'affirmer pour l'heure, tant les chiffres avancés des deux côtés varient ces derniers temps.
Un métier peu valorisé
Derrière le problème des bas salaires transparaît inévitablement la question de la valorisation du métier, et celle d'une rémunération adéquate des prestations de l'architecte. «Comment payer plus ses salariés, alors que, dans le même temps, les honoraires baissent?», résume le patron d'un bureau d'architecture genevois que nous avons rencontré4. «J'ai commencé l'architecture il y a 20 ans, on signait des contrats à un tarif moyen de 142 francs. Aujourd'hui, les tarifs imposés par l’État de Genève sont à 125 francs de l'heure. Pourtant, on serait beaucoup à apprécier que le salaire des architectes soit revalorisé, et qu'après 6 ans d'études, on puisse avoir un salaire digne de ce nom.»
Mais alors, qui prend la défense des honoraires d'architectes en Suisse ? Didier Collin, représentant de la section genevoise de la SIA, assure que cette dernière «se bat», au niveau fédéral, pour valoriser la profession et obtenir de meilleurs tarifs. En ce qui concerne la CCT genevoise, la SIA Genève se réjouit qu'elle existe et souhaiterait qu'elle soit encore améliorée à l'avenir, notamment en prenant en compte les résultats de l'enquête salariale demandée par «Archi en colère».
«la SIA Genève se réjouit que cette CCT existe et souhaiterait qu'elle soit encore améliorée à l'avenir, notamment en prenant en compte les résultats de l'enquête salariale demandée par “Archi en colère”.»
Employé·es et syndicat, des liens à créer
Les bureaux d'architecture suisses comptent très peu de personnes syndiquées. Mais ce constat dépasse les frontières nationales et s'applique à de nombreux pays5. Comment expliquer le manque d'intérêt des architectes pour les syndicats? Les origines historiques de la profession, longtemps exercée par les élites et les classes supérieures, ont certainement joué un rôle6. Les architectes peinent à prendre conscience de leur statut de travailleur·euses, étape pourtant essentielle si l'on souhaite renforcer la présence des syndicats dans le métier. Selon une membre du collectif, la rhétorique du «métier passion», très répandue dans la profession, serait en partie responsable du manque d'engouement pour les syndicats :«Certains architectes ne voient pas pourquoi ils devraient se syndiquer ou se protéger, parce que l'architecture est leur passion, leur vie. [...] Pourtant, on est un métier comme un autre.»
«Certains architectes ne voient pas pourquoi ils devraient se syndiquer ou se protéger, parce que l'architecture est leur passion, leur vie. [...] Pourtant, on est un métier comme un autre.»
Le renforcement de la présence syndicale serait bénéfique pour protéger les employé·es contre le dumping salarial qui sévit depuis longtemps en Suisse dans la branche. Du personnel étranger, souvent très qualifié, est engagé à des salaires moindres, ou pour des postes inadéquats (un stage par exemple). Conscient de ce problème, le groupe «(non-) Swiss Architects» milite depuis quelques années pour les droits des travailleur·euses étranger·ères.
Aux employeur·euses de rejoindre la lutte?
Jacques Bugna insiste sur le fait qu'il s'agissait de «trouver un juste milieu avec les salaires à l'engagement, qui permette aussi aux petits bureaux de vivre.» Mais est-ce uniquement aux salarié·es d'exiger une meilleure rémunération? Face à des conditions toujours plus difficiles, des honoraires qui baissent et des délais de plus en plus serrés, ne faudrait-il pas que les employeur·euses rejoignent la lutte et que la profession tout entière s'insurge? «On est prêts à se battre main dans la main avec le patronat, assure une architecte du collectif. Nous sommes conscients du problème que représentent les honoraires. Nous ne voulons pas d'une bataille contre eux, mais d'une bataille avec eux.» Néanmoins, la même personne souligne l'impossibilité de «lutter à la place des employeurs»: elle demande à l'AGA de faire pression «au-dessus», sur les autorités, afin de défendre les honoraires.
Interrogé à ce sujet, Jacques Bugna donne les priorités de l'AGA: «Cette année, nous allons mettre beaucoup d'énergie pour arriver à une convention étendue, qu'on aimerait boucler à la fin de l'année prochaine [2025]. Et nous nous attaquerons à d'autres priorités: sensibiliser les collectivités au rôle qu'a l'architecte dans un mandat, ainsi qu'aux tarifs pratiqués.» L'extension de la convention signifierait que tous les bureaux genevois devraient l'adopter pour pouvoir exercer dans le canton. Si l'extension constitue un but prioritaire pour l'AGA, le collectif «Archi en colère» s'y oppose fermement, jugeant que les conditions actuelles ne sont pas satisfaisantes.
Le mouvement «Archi en colère» a ouvert une porte. Il indique la voie à suivre, celle de l'engagement pour le métier d'architecte, pour la défense d'intérêts qui concernent aussi bien le patronat que les employé·es. Chacun·e peut lutter à son niveau, pour une rémunération plus juste, des horaires plus réguliers, de meilleures conditions de travail. Rejoindre un syndicat est un moyen d'y parvenir, qui a des répercussions positives sur l'ensemble de la profession.
Notes
1. Pour rappel, les salaires minimums s'élevaient à 4890 CHF brut pour un·e architecte titulaire d'un master (obtenu après 6 ans d'études), et à 4000 CHF brut pour un·e dessinateur·rice au bénéfice d'un CFC (un montant en-dessous du salaire minimum en vigueur à Genève depuis le 1er novembre 2020).
2. Elle a pris effet le 1er octobre 2024.
3. La première version de la CCT vaudoise des ingénieur·es et architectes a été adoptée en 2019.
4. Cette personne a souhaité garder son anonymat.
5. Des mouvements syndicaux existent cependant, comme en Angleterre, où un syndicat dédié à l'architecture a été créé en 2019 : United Voices of the World – Section of Architectural Workers (UVW-SAW).
6. Voir à ce propos: P. Harper, «Why do so many architects think they are more privileged than they really are?», Dezeen, 8 mai 2024.