En quoi le genre ques­tionne-t-il nos es­paces ur­bains?

EspaceSuisse | Les Cahiers 2/2023: Genre et espace public

Si la ville a longtemps été pensée comme un espace public présupposé accessible à tous, les espaces urbains font aujourd’hui l’objet d’accès et d’usages différents, notamment en fonction du genre. Ce dernier, en tant que système de bi-catégorisation hiérarchique privilégiant le masculin et ses attributs aux dépens du féminin, vient alors structurer l’ensemble des espaces que nous fréquentons, parcourons, habitons.

Date de publication
10-12-2023
Karine Duplan
Karine Duplan est géographe, maîtresse-assistante à la Faculté des sciences de la société de l’Université de Genève

Certains espaces semblent avant tout destinés aux hommes, par exemple le stade de foot ou le café, et, à l’inverse, d’autres semblent être ceux des femmes, comme les sorties d’écoles. Nos espaces du quotidien, parce qu’ils sont imprégnés par ce rapport social, vont alors contribuer à renforcer les normes de genre, à l’exemple des toilettes, qui nous obligent à nous situer dans l’une de ces catégories binaires et à nous conformer à ces attentes. Ainsi, bien que présupposés publics, les espaces de la ville demeurent empreints de normes de genre qui limitent le mouvement et les opportunités de nombreuses personnes, les renvoyant à une citoyenneté de seconde zone.

C’est en partant de ce constat que les géographies féministes ont pris à bras le corps la question des inégalités de genre dans l’espace urbain, et ce dès les années 1980.

La ville comme idéal d’émancipation et de liberté… au masculin

La ville a longtemps été représentée comme un idéal de liberté et d’émancipation, et ce depuis le 19e siècle, notamment avec les écrits de Walter Benjamin sur Paris, capitale des Lumières. Ces imaginaires ont cependant été critiqués en ce qu’ils ne rendent finalement compte que de l’expérience de sujets masculins. La figure du flâneur notamment, inspirée par Baudelaire, s’avère fortement sexuée. Représentant un homme qui profite des plaisirs qu’offre la ville en cet élan de croissance industrielle et urbaine, le flâneur s’impose comme le protagoniste par excellence d’un espace urbain magnifié au sein duquel les femmes qui y circulent se retrouvent marquées du sceau de «l’irrespectabilité».

Les géographies féministes montrent comment ces représentations s’ancrent dans une filiation issue de l’époque victorienne, moment où va s’opérer une consolidation de la division entre la sphère publique et la sphère privée. Les femmes, du moins celles des classes bourgeoises, sont désormais assi­gnées à l’espace du foyer, lieu privilégié de protection à l’encontre des déviances urbaines. Ce fossé entre les sphères privées et publiques se normalise ensuite par la répétition de modèles et de comportements dans lesquels les femmes demeurent reléguées à la sphère domestique et perçues comme illégitimes lorsqu’elles sortent seules dans l’espace public. Ces imaginaires ont traversé le temps et se sont banalisés. Ils continuent par exemple d’imprégner les modes de socialisation. Aujourd’hui encore, les hommes demeu­rent encouragés à sortir et à se confronter à un supposé danger de l’extérieur, tandis que les femmes en sont dissuadées du fait de leur condition féminine supposée vulnérable et, le cas échéant, en suivant un certain nombre de règles de conduite leur permettant de rester respectables.

Une ville conçue par et pour les hommes

Du fait de ces imaginaires et représentations, et de leur normalisation, la ville apparaît comme un espace privilégié pour la gent masculine. Les géographies féministes s’attellent alors à montrer que cela se joue dès la conception de l’espace urbain. Elles mettent notamment en lumière la domination masculine des sphères professionnelles et décisionnelles de l’urbanisme. Ainsi, bien que valorisant l’espace public, les urbanistes conçoivent un environnement bâti supposément universel, en fait adapté aux hommes. Ceci est visible par exemple dans les arrêts de bus, conçus pour répondre aux besoins d’un homme de taille moyenne, selon le modèle Modulor de Le Corbusier. De même les trottoirs, qui ne sont pas assez larges pour accueillir les «corps élargis», tels que ceux portant des sacs de courses, accompagnant des personnes âgées ou derrière des poussettes – des corps presque toujours féminins, du fait de la charge genrée que les femmes continuent d’endosser. L’organisation des réseaux de transports publics reflète également ce biais androcentré. Celle-ci est en effet largement organisée à partir des mobilités pendulaires entre le lieu de travail et le lieu de résidence, qui sont le plus souvent celles d’un utilisateur homme reprenant le modèle du «père de famille» allant travailler pour nourrir sa famille et rentrant le soir après le travail au sein d’un foyer tenu par une épouse dévouée. La conception des réseaux de transport ne tient ainsi pas compte des schémas de mobilité spécifiques aux femmes du fait du rôle de genre qui leur est assigné, à savoir des déplacements en divers lieux proches de la maison avant le départ au travail, ce dernier étant fréquemment moins éloigné du domicile que celui de hommes, le tout nécessitant un réseau de transport de proximité plus développé. Les femmes doivent au final s’adapter en permanence à ces lacunes, qui peuvent devenir des entraves au déplacement, voire trouver des solutions de type système D pour parer à l’inadéquation d’un espace pourtant supposé public.

La ville, dans sa structure matérielle, peut donc être dépeinte comme conçue par et pour les hommes, une ville que les femmes empruntent plutôt qu’elles n’habitent. À ce cadre matériel vient en outre se superposer une couche symbolique. Les géographies féministes vont montrer comment l’espace urbain est imprégné de symboles sexistes disséminés dans l’ensemble de la ville. Ce symbolisme va de la dénomination des lieux, de la représentation statuaire ou des logos soi-disant neutres qui représentent en fait des personnages masculins, à l’élévation de bâti­ments agressivement verticaux, voire phalliques. Les géographies féministes analysent cette sémiotique comme un moyen de rappeler aux usagères leur subalternité au sein du système patriarcal, un rappel à l’ordre de leur position d’objet de convoitise dans le regard masculin, et non de sujet dans l’espace public et citoyen. Cette domination symbolique se trouve par ailleurs exacerbée par divers affichages publicitaires ou graffitis sexistes, ce qui, mis ensemble, contribue à dépeindre la ville comme espace de tous les dangers pour les sujets identifiés femmes ou appartenant aux minorités sexuelles et de genre.

Tactiques et stratégies face à la diffusion d’une culture de la peur

Les femmes se retrouvent empêchées de circuler librement et facilement dans la ville. Les études montrent qu’elles manifestent un sentiment d’insécurité, en ce qu’elles vivent continuellement dans la crainte de possibles agressions sexistes ou sexuelles, selon un continuum de violences allant du regard insistant, du sifflement ou de la conversation forcée, aux attouchements, à la filature et jusqu’au viol. Ce phénomène est particulièrement exacerbé la nuit, où l’imaginaire sexiste assigne les femmes qui sortent comme étant sexuellement disponibles à la convoitise des hommes. Or les chiffres de la violence sexiste montrent que les agressions sexuelles sont le plus souvent commises par des proches dans des lieux privés que par des étrangers dans la rue. Ils témoignent ainsi du rôle de ce qui a été décrit comme une construction sociale de la peur et qui va se manifester sous la forme d’un paradoxe spatial, pour reprendre les termes de la géographe Rachel Pain: les femmes continuent de craindre de sortir dans la ville, alors que l’espace domestique se révèle statistiquement plus dangereux.

Ce conditionnement par la peur se traduit en une géographie de la peur des femmes, selon les termes de la géographe Gil Valentine, qui va se matérialiser en une cartographie personnelle de zones plus ou moins accessibles selon les contextes. Les femmes continuent néanmoins à utiliser l’espace public, sous certaines conditions cependant. Lorsqu’elles sortent, elles adaptent leur tenue vestimentaire pour paraître féminines mais pas trop, de manière à conserver ainsi une certaine respectabilité; elles ajustent également leur emploi du temps, leur itinéraire, voire renoncent à sortir, lorsque les conditions de «sécurité» ne sont pas remplies, en arguant parfois qu’elles n’ont pas vraiment envie de sortir, marquant ainsi leur incorporation de l’injonction au foyer. Tout cela relève de stratégies de mobilité genrées, qui demeurent largement intégrées et de manière relativement invisible dans les routines des femmes, et ce malgré le développement des politiques d’égalité entre les femmes et les hommes à partir de la fin des années 1990.

Quelles perspectives urbanistiques au prisme du genre?

En témoignant de l’ampleur des recherches menées par les géographies féministes quant aux inégalités urbaines liées au genre, ce bref panorama rend compte de la façon dont le genre permet d’interroger la dimension publique de nos espaces urbains. Les travaux des géographies féministes ont contribué à mettre au jour les mécanismes de reproduction de ces inégalités et d’informer notamment les politiques publiques, et plus marginalement, le corps professionnel, des biais implicites liés au genre dans la fabrique et la gouvernance de l’urbain. Toutefois, si les travaux menés se centrent avantageusement sur les expériences des femmes, cela se limite le plus souvent à certains profils de femmes, souvent les plus privilégiées, à savoir des femmes cis-hétérosexuelles blanches, de classe moyenne, éduquées, en pleine possession de leurs capacités physiques et mentales, et non-âgées. Or les expériences de chaque sujet diffèrent en fonction de sa position au sein de la matrice des rapports de pouvoir. Il importe donc de travailler les enjeux liés aux inégalités de genre de manière intersectionnelle, c’est-à-dire en prenant en compte les expériences d’une pluralité de femmes, afin de comprendre comment les oppressions de genre s’imbriquent avec les oppressions de classe, de race, de religion notamment, mais également en lien avec les parcours de vie, migratoires en particulier. Enfin, les études montrent comment genre et sexualité s’articulent ensemble en un système hétéronormatif qui opprime non seulement les femmes, mais également les minorités sexuelles et de genre. Il importe alors de ne pas réduire le genre aux seules femmes et de prendre également en compte les expériences des personnes homosexuelles, trans ou non-binaires, en vue d’une meilleure égalité de genre dans l’espace urbain.

Karine Duplan est géographe, maîtresse-assistante à la Faculté des sciences de la société de lUniversité de Genève. Spécialiste des questions de genre et de sexualité, ses recherches portent sur les enjeux dinclusion et de diversité avec une attention particulière sur la ville inclusive, dans un objectif de justice sociale.

Article paru dans le journal d'EspaceSuisse-romande, les Cahiers 3/2023: Genre et espace public. Le numéro peut être acheté sur notre shop