Entretien avec Cyril Veillon, directeur d’Archizoom & membre fondateur de la CUB
La diffusion culturelle de l’architecture aux temps du confinement
Depuis bientôt trois mois, musées, centres et institutions culturelles tricotent leurs programmations pour les adapter à la conversion forcée de l’expérience physique au format numérique. Parmi les acteurs voués à la diffusion culturelle de l’architecture, Cyril Veillon et son espace d’exposition Archizoom à l'EPF de Lausanne ne sont pas les derniers arrivés. Fort d’une expérience de plus de 10 ans, le Covid-19 est apparu alors que la galerie venait d’inaugurer sa dernière exposition majeure «Agriculture and Architecture: Taking the Country’s Side». Nous retraçons avec lui ces semaines de frénésie et l’interrogeons sur les défis qui s’ouvrent à tous les créateurs de contenus culturels, dans l’ère d’après-crise.
Espazium: La crise est arrivée alors que vous veniez d’inaugurer l'exposition «Agriculture and Architecture» de Sébastien Marot. Comment avez-vous digéré dans un premier temps ce bouleversement et quelles actions avez-vous entreprises pour poursuivre votre activité?
Cyril Veillon: On s’est d’abord immobilisé comme un renard surpris par les phares d’une voiture. La frustration de fermer une exposition et annuler son programme était peu de chose face à l’ampleur de cet événement. Je crois que nous devions prendre un temps pour admirer ce moment si extraordinaire où notre société se met en pause sur l’ensemble de la planète pour sauver des vies. Puis très vite la pause n’était plus justifiée puisque nous pouvions littéralement déménager sur Internet. On s’est trouvé confronté à une déferlante d’offres en ligne et à des interlocuteurs saturés d’écran avec le télétravail, mais ça s’est plutôt bien passé. La bonne surprise aura été de voir qu’en s’invitant chez les gens via Internet, des discussions d’une vraie qualité avaient lieu. Heureusement, nous n’avons pas eu l’impression d’offrir un succédané d’activités. Le public et les conférenciers semblaient très à l’aise. Je suis curieux de voir si cette habitude va subsister au «retour à la normale».
Les musées sont actuellement en cours de réouverture. Comment s’annoncent vos prochaines expositions? Et le futur pour votre institution?
Les projets de la rentrée, trop internationaux, ont été déplacés au printemps 2021. La rentrée académique sera consacrée à l’exposition des travaux de Masters en architecture, privés d’exposition en juillet, puis à un grand projet autour de travaux de recherche de notre Faculté ENAC. Des activités qui ne génèrent pas de voyages. Mais je crois que ces projets seront surtout l’expression d’un «momentum» où nous serons heureux de nous retrouver pour partager notre travail et redécouvrir la richesse et la valeur de notre voisinage. J’y vois un enseignement à tirer du confinement, où moins de déplacements donnent de l’espace pour un recentrement sur ce que nous négligions parfois auparavant.
«Le numérique n’est plus une alternative. Il n’y aura pas de retour en arrière»
Comme la majorité des institutions vouées à l’architecture, Archizoom s’est rapidement adapté à la nouvelle situation et a transposé son contenu au format numérique. À propos des alternatives numériques, s’agit-il de réponses qui sont venues pour perdurer ou plutôt de solutions d’émergence qui ont montré leurs limites?
Avant le confinement, je m’inquiétais de ne pas suffisamment utiliser les avantages du virtuel. Comme l’observe l’écrivain Alessandro Baricco dans son livre The Game, nous vivons aujourd’hui dans un système de réalité à deux moteurs, physique et virtuel. Un monde très efficace, mais très exigeant et difficile à manœuvrer pour une génération née avant l’ère numérique. Et puis du jour au lendemain, le virtuel est devenu l’unique réalité de notre travail et de nos loisirs. On a été confronté au fait que le numérique n’est plus une alternative et qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Décomplexés par ce coup d’accélérateur, j’espère que nous avons domestiqué ces outils pour qu’ils deviennent plus naturels et agréables à vivre.
Ce recours aux «nouvelles» technologies a mis en évidence un certain retard des institutions culturelles en termes de communication digitale. Est-ce que cette crise vous amène à repenser vos pratiques curatoriales et la manière de communiquer l’architecture?
Les nouvelles technologies se sont développées à une vitesse fulgurante. Le «retard» des institutions culturelles est très relatif et je suis persuadé qu’il a sa raison d’être. Il faut faire des expériences de formats digitaux, mais beaucoup sont des fausses promesses ou des gadgets qui n’intéressent pas le public. Pendant cette crise par exemple, en m’ennuyant à parcourir des expositions virtuelles qui reproduisent à l’écran un espace physique existant, je me suis interrogé sur l’absurdité d’une simple réplication à l’identique de nos activités physiques dans un format digital. Il est inutile d’innover si l’on n’est pas convaincu de la vraie valeur ajoutée d’une technologie. Le e-sport par exemple semble avoir trouvé sa forme et son public. Au sein des institutions culturelles, il faut peut-être attendre l’arrivée d’un pure player qui ouvre la voie.
«Je me suis rarement senti aussi humain que pendant la période de distanciation sociale»
Comme nous le rappellent en ce moment de nombreux architectes, l’architecture est un fait physique. Est-ce que cette prémisse est également applicable aux expositions d’architecture?
Oui, actuellement ce serait illusoire de l’oublier. L’exposition d’architecture toute en VR, qui à ma connaissance n’existe pas encore, sera certainement très matérielle et probablement contextuelle. Avant l’architecture, c’est l’être humain qui est un fait physique. Si une exposition s’adresse à des visiteurs, elle ne peut ignorer sa composante physique. À Archizoom, nos expositions les plus immatérielles – Corps Sonore sur le son dans l’espace ou les films de Jonas Dahlberg – étaient très construites. L’espace physique était parfaitement maîtrisé même s’il s’agissait de le faire disparaitre. Au passage, il est intéressant de noter que nos deux expositions les plus «immatérielles» présentaient des œuvres d’artistes et non d’architectes.
En termes de contenu, peu d’expositions ont présenté les arguments hygiénistes comme un facteur de configuration de l’habitat. L’émergence du Covid-19 vous invite-t-elle à reconsidérer vos thématiques futures? Quels sujets aimeriez-vous aborder?
Pas vraiment. Un espace d’exposition n’a pas pour vocation de donner des réponses rapides à des problèmes pressants. Notre rôle est de créer un espace de réflexion le plus honnête, holistique et utile possible, ce qui veut dire faire un pas de côté pour analyser le présent et le passé récent. Cette mise à distance doit permettre ensuite au visiteur lui-même de se faire sa propre opinion sur les mesures à prendre pour le futur. Notre vie domestique a été bouleversée par cette catastrophe sanitaire, mais le bâti a une inertie phénoménale. On doit garder une certaine humilité et prendre le temps nécessaire pour voir les vrais effets de la crise.
Alors qu’une partie des professionnels de la culture du bâti vantent les bénéfices de ce ralentissement, les institutions consacrées à sa diffusion culturelle ont profité de cette parenthèse de réflexion pour submerger leur audience de contenus de tous genre. Comment expliquez-vous ce double phénomène du besoin de ralentir et parallèlement, cette frénésie pour combler le silence?
La diffusion culturelle ne marche pas sans exaltation communicative. La culture existe grâce au partage, aux échanges, au dialogue. Elle est complétement embarquée dans une logique publish or perish. Lorsqu’on se retrouve seul à la maison, on pense immédiatement à ce qu’il faudrait offrir à notre public sans qui nous n’existons pas. Peut-être que s’il y a eu frénésie, c’était pour conjurer l’angoisse de voir nos pratiques devenir superflues. On ne soigne pas, on ne nourrit pas, on ne nettoie pas, comment peut-on se rendre utile?
«Cette crise m’a fait comprendre l’utilité de moins se déplacer»
De nombreux dogmes qui guident la pratique architecturale et urbanistique contemporaine sont actuellement pointés du doigt: la responsabilité des villes denses, les risques de l’hypermobilité, la dépendance liée à l’exportations de la production, l’insuffisance des obligations face à l’urgence climatique, l’absence d’évolutions dans notre rapport à l’habitat, etc… Quels sont pour vous les principes remis en question par cette crise collective?
Je me méfie de l’amalgame entre la crise sanitaire et la crise environnementale qui n’explique pas grand-chose. Les maladies n’ont pas attendu l’hypermobilité et la ville dense. Elles évoluent avec le climat et font partie de la vie. Évidemment s’il s’agit d’exprimer nos espoirs pour renverser les dogmes, je signe. Mais sans grand espoir car c’est un travail de fond et il faut utiliser les bons arguments. J’aime beaucoup l’opportunisme de Genève qui aménage des pistes cyclables pendant le confinement. La contre-attaque procédurière pour les démanteler au plus vite après la crise est une douche froide. Imaginez à quel point un danger soudain, circonscrit, à l’issue incertaine et au joli nom de Coronavirus nous fait tous réagir collectivement à un niveau planétaire et sans compter, alors que nous baissons les bras face à la crise environnementale qui nous massacre à petit feu depuis des décennies. Peut-être sommes-nous «mithridatisés». Elle est arrivée trop progressivement.
Vous faites également parti des entités qui en 2016 ont créé à Lausanne la fondation CUB, un nouvel acteur culturel dans le paysage des institutions vouées à la culture du bâti. Institution novice et sans format de diffusion culturel préétabli, voyez-vous une opportunité pour construire un nouveau genre de musée ou centre d’architecture?
Le grand défi de la CUB est dans l’élargissement de notre champ de vision: trouver un langage qui convient à l’architecture, au paysage, au génie civil, à l’urbanisme, aux métiers de la construction, à l’ensemble des disciplines qui font le bâti. C’est inédit dans le monde culturel et c’est déjà une vaste et noble tâche. Ce serait formidable si elle était accompagnée par l’invention d’un format d’institution novateur, mais ce sont les personnes qui font les institutions et la CUB n’a pas encore trouvé celle-s qui pourrait-ent incarner cette évolution.
Pour terminer de manière personnelle, est-ce que cette crise vous incite à changer certaines de vos habitudes ou simplement à vivre autrement?
De façon assez simple et essentielle, cette crise m’a fait comprendre l’utilité de moins se déplacer. J’avoue que je me suis rarement senti aussi humain que pendant la période de distanciation sociale. On a fermé les frontières et observé avec suspicion les décisions de chaque pays, mais j’avais la sensation très nette d’appartenir à un groupe commun qui partageait le même destin. Tous les jours, j’écoutais le podcast du journal de confinement de Wajdi Mouawad qui me permettait de me distancier de l’actualité. Cette création artistique et quotidienne évoquait les mythes, la spiritualité, l’intersubjectivité, les gestes, les lieux, les liens qui peuplent notre imaginaire, tout cela depuis l’appartement parisien de Wajdi Mouawad. J’ai découvert qu’en bougeant moins (et avec l’aide d’un artiste), on perçoit plus intensément ce qui est sous nos yeux ou dans nos souvenirs, et qui fait de nous ce que nous sommes.
Cyril Veillon a créé une galerie d’art contemporain à Lausanne en association avec Lucy Mackintosh avant de diriger depuis 2008 l’espace d’expositions et conférences Archizoom au sein de la Faculté ENAC à l’EPFL. Il est également membre fondateur et au copil de la Fondation pour la culture du bâti (CUB) à Lausanne.
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Fondation CUB - Naissance d'un acteur culturel – Article du 14 septembre 2016