Et pour­tant il flotte!

Voir flotter une structure en béton suscite toujours un certain étonnement. Pourtant, comme l’énonce le principe d’Archimède : « Tout corps plongé dans un fluide au repos subit une force verticale, dirigée de bas en haut, égale et opposée au poids du volume de fluide déplacé. » Si cette force est égale au poids de l’objet, il flotte ; si elle est plus faible, il coule. Et ce, quelle que soit la matière – bois, béton, acier – dont il est constitué.

Histoire et heure de gloire

Pour que le béton flotte, il suffit de le façonner en un volume
creux – caisson ou coque étanche – rempli d’air (ou autre matériau léger), afin d’abaisser suffisamment sa masse tout en augmentant le poids du volume déplacé. La première embarcation en béton, une barque, date de 1848. Plus tard, des barges et des navires faits du même matériau ont vu le jour, notamment en temps de guerre et donc de pénurie d’acier. Le béton maritime a d’ailleurs connu son heure de gloire avec la construction de deux ports flottants lors de l’opération Overlord, le débarquement allié en Normandie de juin 1944. Construire un ouvrage au sec – avant de le convoyer par voie lacustre ou maritime, de le déposer sur une côte ou de le mettre en place par immersion – peut énormément faciliter un chantier se déroulant dans un environnement complexe¹.

C’est sur une plateforme flottante en béton que se dressait le Monolithe de l’arteplage de Morat (FR), réalisé dans le cadre de l’exposition nationale Expo.02, pour abriter le panorama restauré de la bataille de Morat, l’une des installations les plus visitées. «Un choix technique qui n’allait pas de soi», souligne Philippe Menétrey, alors chef de projet chez Emch+Berger. Si l’idée de faire flotter le Monolithe était présente dès la phase concours, les appels d'offres pour la direction technique de l’exposition nationale avaient opté pour une structure fondée sur pieux, par souci de standardisation avec les arteplages d’Yverdon-les-Bains (VD), Neuchâtel et Bienne (BE), et aussi pour le clin d’œil aux sites palafittiques de la région des Trois-Lacs. Mais, en raison de la profondeur plus importante 12-14 m) du site retenu pour le Monolithe, la variante sur pieux aurait engendré un surcoût de près de 9 millions de francs… pour un projet budgétisé à 3 millions. Le Monolithe allait donc devoir flotter; restait à savoir comment le réaliser.

«Le problème est plus inhabituel que compliqué, explique Philippe Menétrey. Comme il n’existait pas vraiment de références ou de normes, il a fallu ouvrir des livres portant sur des notions d’hydraulique, mais aussi réfléchir où et comment le construire, puis le transporter, et enfin l’amarrer. L’environnement très stimulant et ouvert d’Expo.02 nous a permis de faire de nombreux développements, mais nous ne disposions que d’un mois pour élaborer ce nouveau concept.» L’équipe de conception est très vite partie sur le principe d’une structure basée sur des caissons flottants étanches en béton armé; le comportement monolithique de l’ouvrage est assuré au moyen de câbles de précontrainte. «Faute de références réalisées à proximité, ou accessibles dans un temps si court, nous y sommes allés à l’instinct, en piochant dans le livre de référence sur les ports flottants²», précise l’ingénieur – qui a réalisé la première maquette avec quelques cubes de bois maintenus par des élastiques simulant l’action de la précontrainte.

Un cube de 34 m de côté

Les dimensions de la plateforme étaient dictées par le programme du Monolithe développé par l’architecte: un cube de 34 m de côté, soit une emprise de 1000 m² et une hauteur de 10 étages.
La plateforme flottante a été découpée en 100 pontons de 3,4 × 3,4 m – pratiquement la taille maximale qu’on peut coucher sur un camion – et hauts de 4,73 m –, la dimension requise pour assurer la flottabilité de la plateforme. Elle était surmontée de la superstructure en charpente métallique, des installations artistiques et techniques ainsi que des visiteurs, soit un poids total de 4000 t environ.

Après avoir été validé par un expert naval hollandais, le concept a été testé au moyen d’une maquette à l’échelle 1:50 dans l’un des bassins du Laboratoire de construction hydraulique de l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Dans le viseur des chercheurs : l’influence des vagues et du vent sur la stabilité de la structure. Si les vagues sont une préoccupation mineure sur le lac de Morat en raison d’un fetch³ très faible limitant la taille prévisible des vagues (pour une période de retour de 50 ans : hauteur max.: 1 m, période: 3,4 s et longueur d’onde 18 m), les ingénieurs craignaient l’action du vent sur le monolithe de 34 m de hauteur. Ces tests ont démontré un bon comportement de l’ouvrage, notamment en raison de la position très basse du centre de gravité du Monolithe. Une simulation numérique sur un modèle 3D est parvenue au même résultat. Si le volume apparent d’un iceberg représente environ 10 % de son volume immergé, les proportions s’inversent pour le monolithe. Ceci est dû à sa composition en deux éléments bien distincts : une plateforme en béton (2950 t) surmontée d’une structure métallique légère poutres/poteaux (460 t), sur laquelle est fixée l’enveloppe en acier (270 t) – pour un poids total de 4122 t avec une jauge de 720 visiteurs (60 t). La profondeur d’immersion de la plateforme se monte à 2,6 m, celle de l’entier du Monolithe à pleine charge à 3,63 m.

Les pontons qui composent la plateforme se regroupent en cinq catégories selon leur position et/ou leur usage : centraux, d’amarrage, de bord, d’angle et spéciaux (ceux accueillant notamment les ascenseurs et les escaliers roulants). Composés d’un béton léger d’une épaisseur de 16 à 20 cm, ils sont tous étanches (mais équipés d’une pompe pour évacuer d’éventuelles infiltrations). Ils ont été préfabriqués à Tavel (FR), avant d’être transportés par camion à Sugiez (FR), sur les rives du canal de la Broye (reliant le lac de Morat au lac de Neuchâtel) dont le gabarit permettait à cet endroit à la fois le montage de la plateforme et la poursuite de la circulation fluviale. Les pontons ont été fixés provisoirement l’un après l’autre à l’aide de pièces métalliques. Un contact a ensuite été créé par un mortier de ciment posé sous l’eau au moyen d’un sac de jute avant leur liaison définitive par les câbles de précontrainte. Puis la plateforme a été déplacée jusqu’à son emplacement définitif grâce à l’action conjuguée d’un bateau guide et de deux bateaux pousseurs, un trajet de 3 km effectué en 3 heures, avant de procéder à son amarrage.

Comme un bateau

Le Monolithe est amarré à la manière d’un bateau⁴ par le biais de câbles détendus. La flèche qu’ils présentent permet d’amortir ses mouvements lors de forts vents et de vagues: si l’ouvrage bouge dans une direction, une partie des câbles se tendent et se soulèvent en partie. Le poids supplémentaire s’oppose au déplacement et rappelle le Monolithe à sa place.

Ces câbles sont placés perpendiculairement aux faces verticales du Monolithe, soit dans la direction de la sollicitation maximale, et légèrement en éventail afin d’augmenter sa résistance à la torsion. En raison de la nature géologique du sous-sol lacustre, l’amarrage se fait au moyen de corps-morts en direction du large et de pieux à proximité du rivage. Ceux-ci sont disposés en rangée simple du côté de Morat et sont dédoublés dans la direction (SO et NE) des vents forts.

Les pieux sont des profilés HEB 300 mesurant entre 20 et 30 m de longueur. «On connaît bien leur comportement sous charge verticale, explique Philippe Menétrey. Mais ce qu’ils étaient capables de reprendre horizontalement dans les sédiments lacustres était peu documenté. C’est pourquoi nous avons effectué un essai in situ avec trois pieux.» Deux d’entre eux étaient reliés horizontalement au moyen d’un câble de précontrainte disposé au fond de l’eau et chargé par paliers; le troisième servait de référence. La courbe charge/déplacement ainsi obtenue indiquait qu’ils étaient capables de supporter une charge horizontale allant jusqu’à 400 kN, des résultats en accord avec ceux d’une simulation numérique effectuée en parallèle. «La surprise est plutôt venue lors de la construction puisque les pieux se sont enfoncés de 12 m environ sous leur propre poids, sans qu’il y ait besoin de les battre, dénotant la nature très particulière et la faible capacité portante des sédiments lacustres à cet endroit», raconte l’ingénieur.

Un sous-sol complexe

Les corps-morts étaient quant à eux constitués d’une cuve en béton contenant un ballast en acier. Afin qu’ils puissent pénétrer le sol sous leur propre poids, leur face inférieure était taillée en biseau. «Lors de la pose, les plongeurs ont constaté que les corps-morts ont rapidement disparu dans les sédiments, précise-t-il. Étant donné qu’ils devaient encore recevoir un lest constitué de plaques de plomb, celles-ci ont été accrochées aux chaînes assurant la liaison entre les câbles et les corps-morts.»

Une fois la plateforme amarrée, la construction de la partie sèche du Monolithe, de l’assemblage de la structure métallique au déploiement des œuvres en passant par les infrastructures pour les visiteurs, pouvait commencer. «Le chantier devenait techniquement plus conventionnel. Mais imaginer le grutier trônant au-dessus de l’eau ou prendre le bateau pour les séances de chantier soulignait le caractère exceptionnel d’un projet unique», conclut Philippe Menétrey. Si le Monolithe a été démonté dans les mois qui ont suivi la clôture d’Expo.02, il reste à ce jour la plus grande structure flottante jamais construite en Suisse.

Notes

 

1. Voir par exemple Thomas Ihly et al., « Faire nager un colosse », TRACÉS 18/2015 et Philippe Morel, «Tetris lacustre en Lavaux», TRACÉS 6/2021

 

2. G. P. Tsinker, «Floating ports, design and construction practices», GPC, 1986

 

3. Le fetch est la distance en mer ou sur un plan d’eau au-dessus de laquelle souffle un vent donné sans rencontrer d’obstacle depuis l’endroit où il est créé ou depuis une côte s’il vient de la terre. Cette notion permet de comprendre la hauteur des vagues et de la houle à un endroit donné. Toutes choses étant égales par ailleurs, plus le fetch est important plus la hauteur des vagues sera grande.

 

4. Aux yeux de la loi, le Monolithe a été considéré comme un bateau et a donc été immatriculé en tant que tel auprès de l’Office de la circulation et de la navigation du Canton de Fribourg.

«Lors d’Expo.02, tout paraissait possible», entretien avec Philippe Menétrey

 

TRACÉS: Le Monolithe était une construction hybride, mi-­bateau, mi-bâtiment: existait-t-il un contexte normatif pour un tel projet?

Philippe Menétrey: Il n’y avait clairement pas de normes spécifiques. Mais le Monolithe était avant tout du béton et de l’acier, pour lesquels les normes existantes étaient suffisantes. La grosse inconnue était la stabilité. C’est pourquoi nous avons recouru aux services d’un expert en construction navale et à des essais, en laboratoire et in situ, ainsi qu’à des simulations numériques pour valider notre concept. Un projet standard n’aurait pas nécessité – ni obtenu – autant de moyens.

 

Le Monolithe s’est-il comporté selon vos attentes?

Oui, il n’y a pas eu de véritable surprise. Le monitoring de la structure, partie intégrante du concept, a montré qu’elle oscillait verticalement et horizontalement à une fréquence d’environ 0,2 Hz, respectivement 0,5 à 1Hz. Son niveau était surveillé quotidiennement. C’est d’ailleurs ce qui nous a permis de détecter une anomalie de fonctionnement. Un jour, le niveau était inférieur de 10 cm à la référence sur un angle. En inspectant chacun des 100 caissons, nous avons constaté que celui qui contenait la cage de l’escalier roulant était rempli d’eau : pour éviter qu’il ne se remplisse d’eau lors de son stockage, sa base avait été percée. Mais cet incident n’a en rien menacé l’intégrité de la structure puisqu’il aurait fallu noyer entièrement dix des cent pontons, tous munis d’une pompe, pour être confrontés à un véritable problème.

 

Le Monolithe a été conçu comme une structure provisoire. Qu’est-il advenu de ses éléments?

Après Expo.02, la question s’est posée de le conserver. Au-delà de tous les autres aspects, cela n’était techniquement pas possible. Les câbles de précontrainte, la charpente métallique et la façade ayant été conçus pour une structure provisoire n’ont donc pas reçu de protection anti-corrosion. De plus, les éléments de la charpente et de la façade étaient loués, ils ont donc tout simplement réintégré le circuit des matériaux de construction après le démantèlement du Monolithe. Quant aux pontons, ils ont également tous été réutilisés, en bonne partie comme garages pour voiture. Seuls les pieux d’amarrage et les corps sont restés sur place, car trop difficiles à récupérer. Comme ingénieur, c’est la première fois que je spécifiais explicitement le réemploi dans les appels d’offres.

 

Qu’a représenté la construction du Monolithe dans votre carrière d’ingénieur?

Elle a été extrêmement enrichissante et a permis de consolider ma pratique. Dans ce cadre d’Expo.02, il y avait une véritable place, et des moyens, pour l’expérimentation. Le contexte était très stimulant, il y avait un tel élan, un tel dynamisme, tout paraissait possible. Hors de ce cadre, un tel projet n’aurait certainement pas vu le jour, il était trop fou.

Ce projet du Monolithe m’a également fait rencontrer des gens – artistes, restaurateurs d’art, etc. – qu’on ne croise que rarement sur un projet. Travailler avec Jean Nouvel a modifié ma vision de l’architecture. Pour la première fois, je me suis véritablement trouvé confronté à la question de la signification d’un projet. L’ingénieur que j’étais envisageait par exemple une plateforme plus large que le Monolithe, pour une question de stabilité. Une hérésie pour l’architecte : la magie et le mystère du Monolithe résidaient précisément dans l’aspect improbable de ce cube posé sur l’eau.

 

D^r Philippe Menétrey est directeur du bureau Ingphi. Il était chef de projet chez Emch+Berger lors de la réalisation du Monolithe.