Isoler en paille, ça vous botte?
Deux immeubles bâtis à huit ans d’intervalle par le bureau atba révèlent l’évolution parcourue par l’isolant paille qui s’invite désormais sans complexe en ville. Entre chantier participatif et procédé industriel, deux voies tracent désormais des sillons parallèles. Laquelle préférez-vous?
Après avoir déclaré l’urgence climatique, le Canton de Genève acceptait, en décembre 2021, un projet intégrant l’empreinte carbone des matériaux dans sa loi sur les constructions et installations. Grâce au règlement d’application qui l’accompagnera, les émissions de CO2 seront plafonnées pour toute construction ou rénovation d’envergure. Or l’utilisation de matériaux bas carbone diminue l’impact climatique des bâtiments sur l’entier de leur cycle de vie. Peut-on dès lors imaginer que les isolants végétaux quittent enfin le rôle très marginal qui était le leur jusqu’à présent?
La paille est un capteur de CO2
La paille est une matière organique à croissance annuelle. Cette ressource renouvelable qui emprisonne le CO2 lorsqu’elle croît1 est un co-produit de la culture céréalière. En Suisse, un premier recensement datant du début du 20e siècle évaluait à 120 000 hectares la surface qui lui était dévolue, un chiffre demeuré stable au fil des ans jusqu’à l’adoption du plan Wahlen durant la Seconde Guerre mondiale2. Les cultures ont alors occupé plus de 200 000 hectares au détriment de l’élevage, ceci afin d’assurer l’autonomie alimentaire de la population. Aujourd’hui, malgré un rendement à l’hectare presque doublé par rapport aux années 1960, la conjoncture économique mondiale a entraîné une chute ininterrompue des prix depuis 1990, contredite depuis deux ans par une légère embellie à la suite de périodes de sécheresse constatées ici et là, renforcée par l’actualité et la guerre en Ukraine3. En Suisse, le recul des cultures observé d’année en année a entraîné une rareté dans l’offre des bottes de paille, d’autant que la matière n’est bien souvent pas exploitée, mais laissée sur les champs (40 % des surfaces) afin de servir de fertilisant. C’est ainsi que les éleveurs suisses importent désormais 300 000 tonnes de paille annuellement, celle-ci servant de litière au bétail.
Isoler en paille, est-ce raisonnable?
La paille usuellement employée dans la construction est issue du blé, celui-ci représentant plus de la moitié des cultures. Cependant, le seigle, le riz – récolté au Tessin –, ou le triticale pourraient également être mis à profit comme isolant. Durant la moisson, une botteleuse ramasse les andains et presse la paille séchée au soleil (taux d’humidité inférieur à 15 %) pour une densité définie entre 80 et 120 kg/m3. Le peu d’énergie grise émise durant la fabrication de cet isolant le place largement en tête des meilleurs matériaux en termes de bilan environnemental4. Mais pour répondre aux institutions délivrant les crédits bancaires, il fallait fournir des garanties face à une solution non standardisée. C’est ainsi qu’en 2006 est né en France le réseau de la construction paille regroupant autoconstructeurs, constructeurs, maçons, charpentiers, maîtres d’œuvre, architectes, organismes de formation et association de militants. L’idée était d’assurer une qualité de prestations en développant la construction en paille, tout en s’inscrivant dans le mouvement de l’économie sociale et solidaire, respectant l’environnement et favorisant les rapports humains. Six ans plus tard, il établissait les Règles professionnelles de construction en paille5, une référence reconnue par les instances de validation françaises.
La paille protège du froid et des surchauffes estivales
Lorsque nous parlons d’isolation, nous nous focalisons trop souvent sur la conductivité thermique dont va dépendre le confort hivernal. Dans cette optique, l’efficacité reposerait uniquement sur une enveloppe qui limiterait les déperditions de chaleur, afin d’économiser en énergie de chauffage. Or, sous ce seul aspect, la paille manque d’arguments. En effet, pour un indice U = 0,12 W/m2K, une isolation en botte de paille6 est bien plus épaisse (+ 9 cm) qu’une laine de verre7 qui, elle, nécessiterait 30 cm d’épaisseur. Mais la paille présente un autre avantage: elle améliore également le confort intérieur en été. Pour mieux comprendre cette spécificité, étudions l’immeuble Soubeyran à Genève, bâti par le bureau atba en 2016. Cette opération comptait 38 appartements répartis sur 6 niveaux, gérés par deux coopératives, équilibre et Luciole. Sous bien des aspects environnementaux, le projet était novateur. Ainsi, les façades étaient isolées au moyen de petites bottes en paille (36 × 46 × 100 cm) livrées par un agriculteur genevois, Christian Meyer8. Les habitants, organisés en chantier participatif, ont inséré eux-mêmes les bottes dans des cadres en bois, tout en respectant le calepinage dessiné par l’architecte. Après avoir égalisé les bottes, ils ont posé un enduit sur les murs, fabriqué à partir de la terre excavée du chantier. Celle-ci s’est transformée en surface de finition, apparaissant aujourd’hui encore à l’intérieur des logements. Revêtues d’un crépi à la chaux sur l’extérieur, les parois sont perspirantes, autrement dit, elles laissent transiter la vapeur d’eau. Paille et terre combinées offrent des qualités hygroscopiques qui régulent le climat intérieur, améliorent le confort et diminuent le besoin en chauffage. Par ailleurs, en période de canicule, un déphasage de douze à seize heures ralentit le transfert thermique qui s’effectue à travers les parois, annulant de ce fait l’effet des pics de chaleur.
Aux Plaines-du-Loup, la paille est insufflée
À Lausanne, un immeuble de six niveaux s’élève dans la pièce urbaine D aux Plaines-du-Loup. Ecopolis se transforme petit à petit en une coopérative de 26 logements. Les futurs habitants, organisés en gouvernance partagée, sont très investis et accompagnent chaque étape du chantier. Ils réfléchissent et imaginent des solutions qui sont débattues en petits groupes, avant d’être validées lors de séances plénières. Comment réaliser soi-même une paroi en torchis? Pourrait-on récupérer l’urine pour les plantations? Les habitants sont accompagnés par le bureau atba qui apporte aide et conseils grâce à une longue expérience en conception bioclimatique et écologique. La démarche diffère de Soubeyran: c’est ici une entreprise de charpente qui réalise les façades isolées en paille et, accessoirement, assemble les dalles mixtes bois-béton. L’entreprise s’est tournée vers une solution développée en Autriche, qui lui apportait des garanties quant au respect des normes. Pour mieux répondre aux prescriptions de protection incendie, la paille fortement compressée est protégée de part et d’autre par des plaques de plâtre fibrée. Les brins de paille sont broyés à 3 cm avant d’être insufflés dans l’ossature selon une densité de 105 kg/m3. La technique, qui permet d’orienter chaque tige perpendiculairement au flux de chaleur, diminue notoirement l’indice lambda de conductivité thermique. Et comme pour la réalisation de Soubeyran, la paroi reste perspirante.
Cependant, en coupant tout lien avec l’économie sociale et solidaire, le potentiel porté par la paille apparaît soudain plus restreint. Si la démarche participative diminue les coûts de main d’œuvre, elle redonne avant tout un pouvoir perdu à l’habitant, celui de se réapproprier son lieu de vie et d’en prendre soin. Mais pour Thomas Dimov, représentant de la marque Iso-stroh en Suisse, la solution brevetée pourrait ouvrir les portes vers une industrialisation et marquer une nouvelle ère. Les deux approches divergent, offrant des visions sociétales fort éloignées.
Ecopolis, Pièce urbaine D, Plaines-du-Loup, Lausanne (VD)
Maître d’ouvrage
Coopérative d’habitants Ecopolis
Architecture
atba architecture + énergie
Ingénieur civil
Méry & Buffo
Physique du bâtiment
atba architecture + énergie
Construction bois
JPF-Ducret
Notes
1 Pour aller plus loin, lire l’article de Beatrice Carcassi et al, Material Diets for Climate-Neutral Construction, Environnemental Science & Technology 2022 56(8), pp. 5213-5223
2 Sybille Meyre, La production céréalière en Suisse, Office fédéral de la statistique, mars 2017
3 Les deux protagonistes que sont l’Ukraine et la Russie alimentent en temps de paix 28 % de la production mondiale de blé d’exportation.
4 D’après une comparaison des solutions constructives M12 et M14, Jean-Pierre Oliva et Samuel Courgey, L’isolation thermique écologique, Terre vivante, mars 2010
5 RPFC, Règles professionnelles de construction en paille, remplissage, isolant et support d’enduit, Éditions Le Moniteur, 2018
6 Botte de paille: masse volumique de 90 kg/m3, conductivité thermique de 0,047 W/mK et énergie grise de 0,24 kWh/kg. D’après J.-P. Oliva et S. Courgey L’isolation thermique écologique, op. cit.
7 Laine de verre: masse volumique de 25 kg/m3, conductivité thermique de 0,036 W/mK et énergie grise de 13,83 kWh/kg. Ibidem
8 Pour donner un ordre de grandeur, l’isolation d’une maison familiale nécessite entre deux et trois hectares de culture qui fournissent, hormis les années de mauvaises récoltes, entre 500 à 700 petites bottes de paille.