Japan-ness: une expo-livre!
Le Centre Pompidou-Metz consacre une grande exposition à la modernité architecturale japonaise.
«Ce n’est qu’au sein du vide que demeure l’essentiel. La réalité d’une chambre, par exemple, se découvre dans l’espace vide défini par les murs et le plafond, non pas dans les murs et le plafond eux-mêmes. L’utilité de la cruche réside dans son espace vide, capable de contenir l’eau, non dans sa forme ou sa matière. Le vide est tout-puissant parce qu’il embrasse tout.» Kakuzō Okakura, dit Tenshin, Le livre du thé (1906); cité par Arata Isozaki dans son texte «Les architectes et l’espace WA», in catalogue Japan-ness (2017).
Depuis ArchiLab 20061, consacré à la maison japonaise, les architectes nippons bénéficient en France d’une cote élevée et jamais démentie. Après l’exposition estivale du Pavillon de l’Arsenal dédiée aux constructions parisiennes des architectes japonais, le Centre Pompidou-Metz a inauguré, début septembre, sa saison japonaise avec l’exposition Japan-ness. Ou comment une histoire de l’architecture japonaise depuis 1945, aux multiples relations avec l’Occident, devait s’écrire enfin, maintenant et en France.
De la destruction à la ville organique: une histoire d’affranchis
Visiter l’exposition messine revient à parcourir 70 ans d’architecture japonaise, et comprendre comment les architectes et les entreprises d’un pays vaincu et secoué par la bombe atomique ont su se nourrir de cette tragédie, des influences extérieures et s’en affranchir. Les premières salles montrent, entre autre, le projet modèle de Le Corbusier, le Musée national d’Art occidental à Tokyo en 1959, résultat de l’obstination d’architectes – Kunio Mayekawa, Junzō Sakakura, Takamasa Yosizaka – amateurs de son travail, à le faire intervenir au Japon. Puis vint la grande rupture bien connue et salvatrice: l’Exposition internationale d’Osaka, 1970. Même si la partie consacrée au Métabolisme n’est pas la plus importante, l’exposition étant plutôt réservée à l’architecture contemporaine, il n’en demeure pas moins que Kisho Kurokawa, Kiyonori Kikutake, Masato Otaka, Fumihiko Maki et Arata Isozaki, avec la bienveillance du tout puissant Kenzō Tange, auront gagné leur indépendance stylistique et écrit la première page d’une histoire architecturale nipponne autonome. Comment ne pas voir dans leurs projets fous de mégastructures flottantes (Kurokawa, Ville flottante, 1961), aériennes (Isozaki, Ville dans les airs, 60-63) et croissantes (Kikutake, Marine City, 58-63; Tange, Plan pour la baie de Tokyo, 1959), le désir de créer une ville organique et tentaculaire, avec une liberté d’expression à faire pâlir Archigram? A ce titre, Osaka 70 fut le point d’orgue, le moment clé du passage d’une architecture néo-corbu à une architecture simultanément «techno» et «pop», et à un basculement vers une esthétique de la disparition de l’architecture. Pensons à La place des fêtes de Tange, un simple dispositif de diffusion technologique, ou au Pavillon Sumitomo de Sachio Otani, un préquel au The Blur Building de Diller & Scofidio pour l’Expo.02, en Suisse (2002).
Après un enchaînement de petites salles, le visiteur arrive dans un immense hall blanc, dans lequel se déploie une forêt de panneaux accrochés à des câbles verticaux. Cette partie constitue l’apport du scénographe Sou Fujimoto. A sa vue, un grand vide s’empare de vous. Cela tombe bien, il en est question à l’abord du volet contemporain de cette histoire.
Le vide comme ultime horizon
Sur une cimaise, la série Tokyo, Gap City (1994) du photographe plasticien Ryōji Suzuki, renvoie à un récit de l’essayiste Jean-Christophe Bailly. Dans La phrase urbaine (Seuil, 2013), l’auteur évoque l’importance de la lumière dans les films au cinéma. L’extrait suivant exprime remarquablement les intentions de l’artiste et sonne comme un écho à la nouvelle architecture japonaise des années 1990 : «Et c’est pourquoi le vent et les mouvements de l’air, qui sont dans l’espace comme un battement discontinu et fluide, font partie de l’architecture, ou du moins ont à voir avec elle. […] Un site, ce ne sera pas seulement tel coin de paysage ou telle parcelle, mais aussi, par-delà l’inévitable ancrage au sol, une façon d’accepter et de vouloir la lumière, le ciel, les nuages, le vent.» Les seize épreuves gélatino--argentiques montées sur panneau, telle une grille urbaine, sont placées dans l’exposition comme une introduction et un programme à la grande période contemporaine de l’architecture japonaise. Les commissaires la dénomment à juste titre «L’architecture de la disparition – Architecture conceptuelle et light architecture 1975-1995». La grille revient comme un écho aux œuvres de Sol LeWitt. D’ailleurs, Isozaki s’est amusé à décliner ce modèle de grille dans le dessin du Musée d’Art Moderne de la préfecture de Gunma (Takasaki, 1974). Dans un même mouvement, l’emploi de la grille tridimensionnelle en béton armé lui permit de répondre aux contraintes sismiques et au renouvellement du langage architectural trop enfermé dans un brutalisme exacerbé. Techniquement, la grille devenue cube donne la possibilité d’encaisser les efforts verticaux de la descente des charges et ceux, horizontaux, propres aux tremblements de terre. Les façades recouvertes de panneaux d’aluminium viennent chahuter quelques parties laissées en béton brut. Un des cubes structurels, ajouré en sa moitié, s’avance, en biais et les pieds dans l’eau. Son reflet déformé par le plan d’eau annonce les vingt prochaines années de l’architecture japonaise : sa disparition comme ligne de fuite… et de force.
L’espace, les matériaux et la lumière, surtout la lumière, deviennent les éléments architectoniques utilisés par les Shinohara, Andō, Aida, Fujii, Takamastu, Hara, et autres Hasegawa, Ito, SANAA, Ishigami et Fujimoto, dans l’objectif de dépasser les deux anciens paradigmes partagés avec l’Occident : le modernisme et le postmodernisme.
Les expos passent! Les catalogues restent!
Au regard des maquettes, dessins, plans et photographies des œuvres exposées – tous reproduits dans le catalogue de l’exposition –, à la lecture du très beau texte de Arata Isozaki, « Les architectes et l’espace WA », de son entretien avec Frédéric Migayrou, et de l’essai de ce dernier sur la tentative de comprendre l’architecture japonaise, l’ouvrage Japan-ness constitue le point culminant de cette aventure sur la recherche de la quintessence de l’architecture japonaise depuis 70 ans.
Travail de longue haleine, se nourrissant des efforts de Frédéric Migayrou d’enrichir les collections du MNAM / CCI2 de pièces et de documents nippons, l’exposition fait preuve de son habituelle approche savante, tout à la fois théorique et historique.
Au fur et à mesure de ses allers-retours au Japon, il a réussi à convaincre bon nombre d’architectes de lui faire don de plans, coupes, façades et maquettes, chose nouvelle dans un pays où la tradition n’est pas de garder mais plutôt de reconstruire à l’identique. Prenons le Temple d’Ise, espace où l’empereur se couche pour recevoir l’esprit divin dans son enveloppe corporelle (Daijôsai). Tous les 20 ans, des initiés le rebâtissent pièce par pièce, dans les règles de l’art. L’originalité se trouve dans la performance, non dans la nouveauté.
Une fois ce trésor de guerre constitué, Migayrou nous livre son récit d’Extrême-Orient. Bien loin du colonialisme larvé d’un Loti, le commissaire s’appuie sur l’un des derniers dinosaures de l’architecture nipponne Arata Isozaki. Avec Kenzō Tange, ils forment les deux figures incontournables pour appréhender l’évolution du Japon et son art de bâtir. Isozaki a joué le jeu à merveille. Si vous ne pouvez vous rendre à Metz, n’hésitez pas à commander le catalogue. Vous pourrez vous délecter des mots choisis du maître de Karuizawa. Avec l’aide de Migayrou, ils écrivent une histoire de l’architecture japonaise basée sur le collage photographique Re-ruined Hiroshima (1968) et l’ouvrage de Kakuzō Okakura (dit Tenshin), Le livre du thé (1906, Philippe Picquier, 1996). D’un côté, Isozaki insiste sur l’apparition de l’espace WA « qui superpose des sciences et une organisation sociale modernes à la couche ancienne et aux survivances de l’ancien système (EDO) » et revendique la définition de l’architecture (Kenchiku) suivante: «ESPACE = VIDE + MA. Le mot MA désignait à l’origine l’espace entre les choses qui existent les unes à côté des autres; il en est venu à désigner un interstice entre les choses, une fissure.» Frédéric Migayrou y voit l’heureux avènement de l’identité japonaise. «L’architecture dans son essence japonaise, son impossible Japan-ness ne pourrait plus s’incarner que dans les interstices de l’espace urbain, entre les objets (Sou Fujimoto, Kengo Kuma), ou ne travailler qu’à son effacement afin de créer des zones de disruption dans la densité de l’urbain (Junya Ishigami).»
Notes
1 ArchiLab est une manifestation internationale d’architecture, accueillie au Fonds Régional d’Art Contemporain (FRAC) de la Région Centre, à Orléans.
2 Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle, au Centre Pompidou à Paris.
Japan-ness. Architecture et urbanisme au Japon depuis 1945
Exposition à voir jusqu’au 8 janvier 2018,
Centre Pompidou-Metz
Japan-ness. Architecture et urbanisme au Japon depuis 1945
Frederic Migayrou
Centre Pompidou-Metz, 2017 / € 40.–