La mai­son, la­bo­ra­toire de l’ar­chi­tecte

«Combien de temps ai-je à vous accorder ? Le moins possible». C’est fort agréable de débuter un entretien de la sorte... Cette première phrase échappée de la bouche de Paul Chemetov résonne doucement dans son bureau, sis square Masséna, à Paris. Des paroles néanmoins vite oubliées, puisque l’architecte français nous en accordera finalement, du temps. Et de manière dense. A tout juste 84 ans, cheveux plus blancs que blanc, lunettes rondes vissées sur le nez, teint hâlé et Swatch au poignet, l’homme est toujours autant transporté par son métier.
Paul Chemetov, né à Paris en 1928 dans une famille d’émigrés russes, construit des logements, depuis plus d’un demi-siècle. Il en a bâti plus de 7 000, pour la plupart des HLM. L’architecte français a aussi élaboré divers projets monumentaux, comme le gargantuesque Ministère de l’économie, des finances et du budget à Bercy dans les années 1980 ou encore la Méridienne verte – projet pour célébrer l’an 2000 consistant en la plantation de milliers d’arbres retraçant la ligne invisible du méridien de Paris, du nord au sud de la France, sur près de mille kilomètres. Il a en outre construit des piscines, des bibliothèques, des écoles.
Et puis, Paul Chemetov a aussi construit des maisons. Pour lui, il y a quelque chose de dénué de tout bureaucratie dans la conception d’une maison. L’échange est permanent entre tous. «Le dialogue est continu. Avec les artisans et les ouvriers, on s’apprend des choses mutuellement. Ce genre d’échange est impossible sur un chantier bureaucratique». 
Une maison n’est pas monumentale. Néanmoins, construire une maison relève du projet d’architecture, avec tous les facteurs que cela comporte. «Une maison est un véritable laboratoire pour un architecte, estime Paul Chemetov. Construire une maison permet de questionner les usages, les mouvements des corps, les habitus, l’histoire de chacun. Tous les problèmes se posent dans une maison. Même quand il fait sa propre maison, l’architecte ne travaille pas pour lui-même».

Les maisons de l’architecte

D’ailleurs, Paul Chemetov a construit ses propres maisons. L’une en Ardèche, l’autre à Paris. La première bâtie à partir des maçonneries d’une ancienne fabrique de vers à soie, la seconde construite sur un immeuble déjà existant, mais inachevé en raison de la Première Guerre. 
La Maison Labeaume, en Ardèche, a été édifiée «dans le bricolage le plus complet». Elle a aussi permis de confronter l’ancien et le nouveau, puisqu’elle est bâtie à partir de murs existants. Paul Chemetov travaille depuis 1967 sur cette «maison ascétique, en perpétuel aménagement et qui est donc vouée à être inachevée». Essentiellement faite de murs et de pièces ouvertes, elle est composée d’un entre deux murs de quatre mètres de large qui se déploie autour d’une cour centrale. 
La seconde maison habitée par Paul Chemetov et sa famille est toute autre. Déjà, elle se dresse au cœur de la ville, rue de l’Epée-de-Bois, en plein Paris. Ensuite, cette maison n’est pas vraiment une maison au sens où on l’entend : elle s’est finalement transformée en immeuble, la construction de la colonne d’air étant trop onéreuse pour un seul logement, l’architecte a dû en prévoir une dizaine. «La maison de nos rêves était juchée sur la nécessité économique». Néanmoins, comme la première, cette maison – en réalité un duplex – est construite sur un bâtiment existant, un immeuble de deux étages datant de 1904. A l’intérieur, tout est apparent, les fils électriques et la tuyauterie, les briques du mur, le coffrage en bois du plafond. Le sol est en parquet ou en asphalte, selon les pièces. Le plafond est peint en argenté, «comme dans certains parkings souterrains», et les radiateurs aussi. Dans le salon trône la table que Paul Chemetov a lui-même dessinée dans les années 1960. En haut de l’immeuble-maison, on accède au toit terrasse, avec vue sur le Panthéon. 
L’entretien est sur le point de s’achever. Une question nous brûle encore les lèvres. Après plus de soixante ans de métier, Paul Chemetov n’est-il pas lassé ? «Mon métier, malgré son côté bureaucratique insupportable, est pour moi le plus beau des métiers parce qu’il me procure un sentiment d’accomplissement, c’est le métier le plus complet : l’architecte est à la fois général, médecin et artiste. Certains architectes penchent plus vers l’un ou vers l’autre. Moi j’essaye de garder l’équilibre.»
Et puis, Paul Chemetov repart aussi vite qu’il est arrivé. En déboulant l’escalier. 

«Chacun sa maison»

Une exposition déclenchée par un drame. A l’aube du nouveau millénaire, les archives de Paul Chemetov et de son bureau partent en fumée. L’architecte et son équipe entament alors un travail de reconstitution des maquettes et des plans. « Dès le départ, nous avions en tête de montrer ce travail de reconstitution, que d’autres gens que mes collaborateurs et moi puissent en bénéficier », explique l’architecte. L’exposition « Chacun sa maison » était née.
La réussite de l’exposition tient en partie à une scénographie d’une grande simplicité. Une quinzaine de maisons – réalisées ou non – y sont présentées. Les maquettes au 1:100e, des « maisons-enfant » selon l’heureuse expression de Ernst Bloch, se tiennent sur des planches de bois posées sur des tréteaux. Plus loin, deux écrans donnent à voir un film sur la Maison Labeaume en Ardèche et un autre consacré à un montage des croquis de Paul Chemetov. Deux photographies à grandeur nature permettent au visiteur de pénétrer virtuellement deux des maisons conçues par l’architecte. Enfin, des panneaux de bois présentent des coupures de presse d’articles consacrés aux maisons de Paul Chemetov – cela va de Marie-Claire à L’Architecture d’aujourd’hui.
Parmi la quinzaine de maisons présentées à la Cité de l’architecture et du patrimoine, il y a la fascinante Maison Sterckeman, datant de 1972 : une structure d’acier Corten de cinq tonnes, garnie de parpaings goudronnés. Le bloc noir surélevé et percé de grandes ouvertures a été inscrit à l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques.
Dans l’exposition, on (re)découvre aussi la Maison Phénix. Un modèle de maison imaginé par Paul Chemetov dans les années 1990, comprenant un grenier aménageable et un bloc sanitaire moulé.  Jusqu’au 12 novembre 2012Cité de l’architecture et du patrimoine, Palais de Chaillot
7 avenue Albert-de-Mun
F – 75016 Paris
Entrée libre. Du lundi au dimanche de 11h à 19h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21h. A l'occasion de l'exposition «Chacun sa maison», les très belles éditions Skira Flammarion ont édité un catalogue du même nom. L'ouvrage de près de 200 pages présente les projets des maisons et ateliers conçus par Paul Chemetov depuis 1962 et regroupe des croquis, des plans, des anecdotes, des textes et des photographies des constructions et de leur maquette. Une délicate immersion dans les maisons de Chemetov, qu'il qualifie lui-même de «laboratoires de l'architecte».