La tour Bel-Air, un gratte-ciel américain?
A l’origine monument polémique, la tour Bel-Air est aujourd’hui classée au patrimoine et en cours de rénovation. Signe de modernité pour les uns et symbole d’un américanisme impérieux pour les autres, le bâtiment fait référence à un modèle architectural : le gratte-ciel.
Au début des années 1930, la construction de l’immeuble Bel-Air Métropole – et plus précisément sa tour – par la famille d’entre-preneurs Scotoni à partir des plans de l’architecte Alphonse Laverrière a suscité d’intenses débats. Alors que les défenseurs de la tour y voyaient un signe de progrès pour Lausanne, les adversaires opposaient des arguments au nom de la protection du patrimoine de la ville. Après une année de batailles d’opinions et de combats juridiques, le permis de construire pour la tour est délivré. En 1932, l’ensemble Bel-Air Métropole est achevé1. Dans les années 1990, lorsque le propriétaire du cinéma Métropole projette d’y réaliser des travaux de transformation, des initiatives s’organisent en faveur de sa conservation. L’emblématique salle est alors inscrite à l’inventaire des monuments historiques et l’ensemble de l’immeuble, y compris sa tour, est déclaré « monument d’importance nationale »2. En 2006, le bureau CCHE Architecture et Design SA est lauréat du concours pour la rénovation de l’ensemble de l’immeuble, à l’exclusion de la salle Métropole.
Une tour américaine ?
A la fin des années 1920, les promoteurs du projet du Bel-Air Métropole reviennent d’un voyage aux Etats-Unis, marqués par l’architecture des gratte-ciel. L’accusation d’américanisme était l’une des diatribes les plus virulentes employées par les opposants au projet. Si cet « isme » renvoie au contexte riche en discours nationalistes du début du 20e siècle, il pose en arrière-plan, à partir du projet de la tour Bel-Air, la question de l’exportation du modèle architectural du gratte-ciel.
A partir du milieu du 19e siècle, le manque de parcelles libres dans les centres des grandes villes aux Etats-Unis, l’invention de l’ascenseur et la généralisation des techniques constructives en charpente métallique ont rendu possible l’émergence d’un modèle architectural propre aux villes américaines. La superposition de plateaux libres, toujours plus nombreux, donne naissance à un nouvel archétype architectural : le gratte-ciel.
En plan, l’immeuble Bel-Air Métropole dessine une forme de U. Sur le plus petit côté, à l’est, la tour s’élève sur 15 niveaux. La façade nord s’implante en front de la rue des Terreaux. La façade sud se pose, quatre étages plus bas, en alignement sur la rue de Genève. La salle de cinéma s’insère dans la différence de niveau entre les deux rues. Un square de petite dimension complète le vide restant de la forme de U. Front bâti, alignement sur rues et cour d’immeuble sont des outils de composition urbaine qui inscrivent le bâtiment dans une topographie et un contexte urbain particuliers. La tour n’échappe pas à la volonté d’ordonnancement urbain de l’ensemble. Alphonse Laverrière justifie l’émergence de la tour en affirmant qu’« étant donné la topographie du quartier, l’emplacement de l’immeuble semblait être prédestiné pour recevoir un élément architectural important »3. Ainsi, les deux ailes, le socle et la tour font tous partie d’un ensemble urbain conçu habilement pour s’intégrer sur un site spécifique.
Si le modèle architectural américain a probablement constitué une référence pour les promoteurs de la tour à Lausanne, la conception du projet ne relève pas de la stricte stratégie de rationalité foncière des gratte-ciel, mais davantage d’une logique de composition urbaine contextuelle.
Une tour moderne ?
Aux accents conservateurs des détracteurs de la tour Bel-Air, ses partisans opposent l’argument de la « modernité ». Et c’est toujours du côté des Etats-Unis qu’il faut chercher les référents « modernes » que reprennent à leur compte les promoteurs du projet de tour.
A la fin du 19e siècle, la construction en ossature métallique revêtue de pierre s’est répandue dans les grandes villes américaines et, dès les premiers gratte-ciel, un langage spécifique à ce type architectural s’est développé, tirant ses thèmes de la dialectique entre structure et revêtement. A Chicago, les architectes William Le Baron Jenny et surtout Louis Henry Sullivan ont exploré une multitude d’expressions compositionnelles. Le revêtement a été employé pour consacrer la perception d’ascension structurelle en affirmant les lignes verticales, ou pour insister sur la superposition des plateaux en accentuant les lignes de planchers, ou encore pour donner à voir la réalité constructive de l’immeuble en accordant une valeur visuelle équivalente aux lignes verticales et horizontales4.
La charpente métallique de la tour Bel-Air est composée de trois travées équivalentes. Depuis l’extérieur, le bâtiment ne divulgue pas son ordre structurel. C’est un volume lisse ponctué de percements réguliers. Les premières esquisses de Laverrière (dessin) montrent trois grandes baies continues sur huit niveaux, obtenues par la mise en retrait des lignes horizontales des planchers. Ensuite, dans les photomontages du projet présentés au public (photomontage), l’expression de verticalité a disparu. La timide intention d’expression d’une gradation tectonique par la diversification des tailles des ouvertures et la variation des rythmes sur la façade principale de la tour disparaissent au profit d’une enveloppe continue et percée régulièrement par des fenêtres entourées par des encadrements de pierre en légers débords. La volonté était désormais de démontrer l’assimilation de la tour dans son contexte urbain.
Si le gratte-ciel américain et la tour lausannoise ont en commun leurs méthodes constructives, la poétique du revêtement, dans le modèle, est intiment liée à une volonté d’expression de la structure, alors que les deux thèmes sont dissociés dans le projet de la tour Bel-Air.
Monument
Aussi bien l’accusation d’américanisme que l’argument de modernité sont mis à mal lorsqu’on ausculte les dispositifs urbains et les procédés compositionnels mis en œuvre dans le projet du Bel-Air Métropole. Dans les années 1930, la volonté d’importation d’un modèle architectural inédit venu des Amériques a créé une mémorable polémique. Avec le temps, la tour Bel-Air est devenue un monument qui fait l’unanimité. Elle fait l’objet de travaux de restauration menés par CCHE Architecture et Design SA. Le défi principal du projet est de concilier l’impératif de la mise aux normes actuelles – notamment incendie – et de retrouver la substance historique du bâtiment. Le chantier, en cours, doit s’achever en 2016. Quatre-vingts ans plus tard, la tour Bel-Air redevient un monument d’intérêt historique.
Il est difficile d’évoquer l’exemple historique du projet de la tour Bel-Air Métropole à Lausanne sans que cela résonne avec les actualités des villes européennes et suisses qui veulent, aujourd’hui, construire des tours d’habitation. Les oppositions entre défenseurs et détracteurs de ce modèle urbain sont encore vives et la question posée aux professionnels, aux politiques et au public est sensiblement identique : pour ou contre un bâtiment de grande hauteur ? En se focalisant uniquement sur les dimensions forcément imposantes d’une tour, ce type architectural reste enfermé dans sa condition de monument.
Rare témoignage empruntant au modèle architectural du gratte-ciel américain, la tour Bel-Air est un exemple très utile pour investir la question de la tour de logement dans les villes européennes. Mais aussi bien les polémiques d’hier que le consensus d’aujourd’hui autour de ce « monument » sabordent toute tentative de critique architecturale, ô combien précieuse.
Notes
1. Sur les débats des années 1930 à propos de la construction de la tour Bel-Air, lire Bruno Corthésy, La tour Bel-Air, pour ou contre le premier « gratte-ciel » à Lausanne, Editions Antipodes, Lausanne 1997.
2. Depuis 1992, la tour Bel-Air est inscrite à l’Inventaire suisse des biens culturels d’importance nationale et régionale.
3. Alphonse Laverrière, « Immeuble Bel-Air-Métropole, Lausanne », Das Werk, 1933, n° 10, p. 289.
4. Sur l’architecture du gratte-ciel américain, lire Giovanni Fanelli et Roberto Gargiani, Histoire de l’architecture moderne, structure et revêtement, Editions PPUR, Lausanne, 2008, chapitre 1, pp. 11-40.