L’architecture par les racines ?
[Pas] mal d’archives
Une chronique à partir des Archives de la construction moderne (ACM)
La représentation de l’architecture doit satisfaire plusieurs objectifs : elle doit permettre la conception et la construction, ce sont ses tâches fondamentales, elle doit aussi assurer la communication. Cette dernière fonction a pris au fil des temps une importance de plus en plus grande, étendant à son tour son influence sur l’architecture à concevoir, à construire. L’ichnographia, l’orthographia et la scaenographia de Vitruve sont en somme les éléments nécessaires et suffisants, la dernière assurant la transition vers un univers plus complexe parce que moins chargé d’attentes et d’implications immédiatement fonctionnelles.
La notion de point de vue nous renvoie à la perspective selon Alberti, dans laquelle le plan du « tableau » coupe le cône visuel dont le sommet est l’œil. A la Renaissance, la scaenographia de Vitruve rejoint le champ de l’espace pictural à la faveur notamment des expériences de Brunelleschi sur le baptistère de Florence. La coexistence de l’équerre et du pinceau1 ne sera plus démentie, même après que le pinceau aura commencé à déposer ses pixels sur les écrans.
La perspective axonométrique, appelée parfois « rapide » ou « artificielle »2 préserve les parallèles et les distances tout en donnant une impression de relief. Elle est réputée simple à réaliser ; on conçoit que sa déclinaison militaire a pu avoir un grand succès, les gens d’armes ayant la nécessité de « voir la chose entière, distincte et claire ». Dans l’architecture, elle est ranimée au 20e siècle par Lissitzky, utilisée par Terragni, mais c’est surtout en référence à Theo van Doesburg que Sartoris s’empare dès 1927 de ce domaine d’expression. Dans le champ de l’architecture suisse, son irruption la plus spectaculaire fut sans doute le projet de Hannes Meyer et Hans Wittwer pour le concours du Palais de la Société des Nations à Genève (1927).
Sartoris3 appréciait le caractère naturel de la vue axonométrique, qu’il opposait à la déformation des vues perspectives, supposées très proches de la vision humaine. Il insistait sur la vision binoculaire, sur la nature de ce qu’on voit et sur celle de ce que l’on sait voir. Il était convaincu qu’on « sait en axonométrie », mais pas en perspective. De plus, il disait qu’avec deux axonométries on faisait pratiquement l’économie du dessin de plans et de façades, ainsi que de la plupart des coupes, l’axonométrie permettant en plus le contrôle des liens plan/façade. Selon lui, n’importe quel ouvrier du bâtiment était à même de suivre un chantier avec une bonne axonométrie cotée, que seule l’axonométrie pouvait donner l’expérience de l’espace. Ce constat l’avait amené à mettre les siennes en couleur, pour accentuer
cette dimension.
Etrangement, cette conception théorique est en forte contradiction avec l’usage réel, effectivement pictural, qu’il fit de ce mode de représentation. Une grande partie de sa production est en effet rétrospective (dès 1972)4 et porte le plus souvent sur des objets non réalisés. Editées en dizaines d’exemplaires, destinées à un marché d’amateurs d’art, ses axonométries envisagent toutes sortes d’angles, y compris « par en-dessous » ce qui nous inspire le titre de cette chronique et introduit un certain doute critique. En permutant de la sorte les champs sémantiques de référence, il place le spectateur devant une représentation très inhabituelle, déconcertante, contribuant à le mettre à distance. Du point de vue médiologique, il convient en effet de s’interroger sur la question de savoir comment opère un mécanisme de transmission dès lors qu’il est orienté vers un autre public que celui pour lequel il a été développé. Le client d’une galerie d’art n’a rien en commun avec le maçon auquel rêve un architecte et pour lequel il aurait dressé l’axonométrie. Le média, inhabituel pour l’amateur, ne l’entraîne pas naturellement vers sa lecture effective. Il peut provoquer au contraire des « progrès rétrogrades », le retour d’archaïsmes, ce que Régis Debray appelle « l’effet jogging » par allusion au paradoxe des automobilistes qui s’adonnent avec passion à la course à pied. L’important stock des tirages disponibles dans le fonds de l’atelier semble indiquer que l’entreprise lancée à contre-emploi s’est heurtée à une situation de ce type.
Notes
1 Yves Bottineau-Fuchs, L’équerre et le pinceau, L’architecture dans le tableau du IXeau XXe siècle, Actes Sud, Arles 2013.
2 Voir l’entrée très complète sous : http://fr.wikipedia.org/wiki/Perspective_axonométrique et les caractéristiques mathématiques rigoureuses sous : http://wiki.epfl.ch/add.ba1.2012/documents/dl/add_2012_ba1_ex2_axo_et_om...
3 Je remercie Angelica Bersano qui me rapporte ces propos ; on rappellera qu’elle fut, pour les ACM, l’assistante d’Alberto Sartoris de 1992 à 1998.
4 Je remercie Antoine Baudin pour les informations qu’il m’a permis de partager.