L'Ar­mée du Sa­lut, con­ser­va­tion par al­té­ra­tion

Les travaux de restauration et de restructuration des deux bâtiments de la Fondation de L’Armée du Salut à Paris se sont achevés en novembre 2015. La conservation du monument moderne de Le Corbusier est allée de pair avec l’altération du bâtiment – plus ordinaire – de Georges Candilis et Philippe Verrey.

Date de publication
10-03-2016
Revision
10-03-2016

Dans le 13e arrondissement de Paris, se niche un ensemble bâti significatif de l’architecture moderne. En 1933, Le Corbusier et Pierre Jeanneret réalisent la Cité de Refuge dont ils transforment ensuite la façade sud en 1952. Enfin, Georges Candilis et Philippe Verrey complètent l’emblématique programme social avec la construction du Centre Espoir en 1978. La virtuosité, et ensuite la normalisation, du style corbuséen des réalisations de l’après-guerre succèdent à ses expérimentations d’avant-guerre. Jusqu’à récemment, ces édifices ­– exceptionnels ou ordinaires – portaient encore les empreintes de leur âge respectif. En 2007, la vétusté matérielle conjuguée à l’obsolescence programmatique des bâtiments amène l’institution religieuse à entamer un projet de restauration et de restructuration de l’ensemble. Aujourd’hui, la Cité de Refuge revêt une authenticité quasi fictive, renvoyant à un état d’origine qui n’a jamais été le sien. Et le Centre Espoir n’est plus.

Palimpseste de la modernité
Au moment du diagnostic patrimonial, les architectes «restaurateurs» se sont confrontés à un singulier palimpseste architectural. Pendant plus de 80 ans, les traces des différentes interventions, qu’elles aient été menées ou non par Le Corbusier, ont fabriqué un mille-feuille parfois inextricable. Le cas de la façade sud est le plus explicite: l’échec relatif du dispositif des «murs neutralisants» en verre couplé au système d’aération contrôlé, puis les dégâts subis par le souffle d’une bombe finirent par convaincre Le Corbusier de concevoir une nouvelle façade en allèges béton avec brise soleil. C’est ainsi que l’esthétique brutaliste des années 1950-1960 de la nouvelle façade se superpose au langage puriste recherché par l’architecte dans les années 1920-1930 et reconnaissable dans les deux derniers niveaux. A des degrés variables, le bureau de la rue de Sèvres a été impliqué dans bien des transformations subies par le bâtiment jusqu’à quelques années avant le décès de Le Corbusier en 1965, notamment concernant le choix des couleurs des façades et des espaces intérieurs. En 1975, les deux élévations principales ainsi que les toitures, le hall d’entrée et l’escalier sont inscrits à l’inventaire des Monuments Historiques. Trois années plus tard, Candilis, ancien collaborateur de Le Corbusier, réalise le Centre Espoir avec une «expression de façade aussi voisine que possible de celle de la Cité de Refuge pour en assurer la continuité»1. Ce projet «à la façon de Le Corbusier» n’aura pas de qualité particulière autre que sa modestie et sa courtoisie envers le chef d’œuvre voisin.

La Cité de Refuge: restitution sélective
Pour les composantes «visibles» du bâtiment, en particulier la façade sud et la séquence d’entrée, la restauration s’assimile à un travail de restitution à l’identique. Ainsi, les procédés de contre typage des briques de verre à partir d’échantillons originaux, ou encore la copie des luminaires à partir des photographies d’archives dénotent une volonté de reconstruire à l’identique. Néanmoins ce «faux-moderne»s’applique seulement aux composantes jugées emblématiques du bâtiment. Si la rue intérieure, la salle de réunion ou encore la cafétéria et le restaurant ont retrouvé la substance spatiale de l’architecture corbuséenne, les espaces d’hôtellerie tels que conçus par l’architecte ont disparu. Les dortoirs collectifs à l’est du bâtiment ont été subdivisés en chambres individuelles et espaces communs. Quant aux étroites chambres imaginées par Le Corbusier en alignement avec la trame de sa façade, il n’en reste plus que deux qui serviront de chambres témoin pour les visite organisées. Toute les autres ont été regroupées puis subdivisées par des cloisons en chicane. Ce ne sont maintenant que de banales chambres d’hôtellerie avec chacune une kitchenette, un wc et une douche. Suite aux travaux de restauration du bâtiment de la Cité de Refuge, le visible a survécu, moins l’espace vécu. En majeure partie, l’architecture a été déshabillée de son sens et il ne reste plus que l’icône.

La Centre Espoir: altération et disparition 
Dans leur note d’intention d’avant projet, les architectes défendaient «une réponse qui se refuse de départager des espaces soi-disant «mineurs», sacrifiables aux normes actuelles et des espaces réputés «majeurs», intouchables, uniquement dédiés à la conservation». A tort, car le projet de conservation de la Cité de Refuge n’a été possible qu’à cause de l’altération profonde du Centre Espoir. L’obligation de satisfaire l’accessibilité aux personnes à mobilité réduites, les règles de protection incendie et enfin les objectifs de performance énergétique liés au Plan Climat Energie de la Ville de Paris ont eu raison de leur intention première. Afin d’éviter d’impacter la séquence d’entrée et les circulations intérieures dans la Cité de Refuge, l’accès et les chambres handicapées ont été entièrement basculés sur le Centre Espoir. Une enveloppe isolée et plaquée de panneaux gris recouvre l’entièreté de l’élévation dessinée par Candilis et Verrey. Pour les architectes, cette nouvelle «façade manteau» n’a pas seulement pour fonction de satisfaire aux exigences énergétiques. Elle permet de neutraliser la présence du Centre Espoir afin de mettre en exergue l’œuvre de Le Corbusier. Au nom de la conservation de l’un, ils défendent, a posteriori, une «stratégie de la disparition»3 pour l’autre. En ce sens, la violence de l’acte n’est pas ratée. La substance architecturale du Centre Espoir a définitivement disparu. Ici encore, le sens a été effacé au profit de l’architecture-icône.

La stratégie de restitution sélective appliquée à l’ensemble bâti de l’Armée du Salut procède de choix méthodologiques révélateurs d’un état présent de la discipline de l’architecture de la restauration appliqué au patrimoine moderne. D’abord le «faux-moderne» appliqué à la Cité de Refuge réduit ce qui a été un palimpseste de la modernité corbuséenne en un objet archétypal déshérité de ses complexités. Ensuite, l’effacement brutal du Centre Espoir relève d’une forme de déni de l’intérêt historiographique de l’architecture moderne de la seconde moitié du 20e siècle, fusse-t-elle ordinaire. Mais encore, l’exemple du projet de restauration de l’Armée du Salut illustre que la sauvegarde du patrimoine architectural moderne est encore empêtrée dans une appréciation rétinienne plus que substantielle du bâti.

Nous choisissons d’accompagner l’article par des documents graphiques originaux du Centre Espoir. Ils sont issus du fonds Georges Candilis au Centre d’archives d’architecture du 20e siècle à Paris. Qu’il en soit remercié, ainsi que les ayants droits pour leur autorisation de publication.

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