Le défi de la cohabitation
Éditorial de Marc Frochaux du numéro 03/2018
La «plus grande colocation du monde» a été inaugurée à Londres en 2016. Dans une métropole où le prix des appartements est devenu totalement prohibitif, The Collective, avec ses 546 chambres, veut offrir une alternative innovante au logement conventionnel: le «co-living». L’idée laisse songeur. La grande bâtisse métallique ressemble à un hôtel bas de gamme, avec des cellules individuelles aux dimensions monacales (un peu plus de 9 m2). Mais les résidents bénéficient de larges surfaces partagées et de services propices aux échanges : co-working, restaurant, fitness/yoga et même une disco laundrette, pour faire la lessive en s’amusant!
Alors que The Collective prétend ainsi «réinventer la façon d’habiter», le concept a comme un air de déjà vu : dans un contexte économique bien différent, les logements collectifs expérimentaux soviétiques des années 1920 ne visaient-ils pas un objectif comparable en proposant de collectiviser cuisines, salles de sport et différents services? Quand la première entendait organiser la vie communautaire au sein de la classe laborieuse, l’opération londonienne, elle, est clairement ciblée vers la très branchée «classe créative», appelée à la rescousse pour doper l’économie des villes. Elle prend des allures d’une petite gated community hyper dense, plantée au cœur de la capitale anglaise. Les prix restent très élevés, l’ordre et la propreté sont garantis par surveillance vidéo. Les habitants, déconnectés de leur environnement direct, sont condamnés à vivre dans une domesticité mise en scène, une atmosphère calquée sur les goûts de leur classe. Alors, solution à la crise immobilière ou retour à la pension ouvrière? Il est encore tôt pour déterminer si le trend du «co-living» est l’extension du co-working à l’espace de l’intime ou la généralisation du modèle Airbnb.
Cohabiter, c’est littéralement partager les habitudes, cultiver ensemble le quotidien, mais aussi et surtout, s’impliquer personnellement dans la création d’un environnement partagé. Penser la cohabition, y compris au-delà de la famille, est un véritable défi, après cinquante années d’étalement urbain, imputable tant à l’augmentation de la population, qu’à celle de la surface par habitant, et l’augmentation cynique des foyers occupés par des personnes seules (près de la moitié, dans les villes suisses). En cause, le vieillissement de la population, l’étiolement du modèle de la famille nucléaire, évidemment, mais aussi les changements dans les modes de travail apportés par la numérisation. Les contributions de ce numéro de Tracés ouvrent toutes à leur manière des pistes de réflexions sur un thème qui exige autant d’attention que de précaution : dans l’histoire, par le projet ou dans une réalisation hors norme.