Le réel est une catégorie de l'imaginaire
Incursion dans les archives d'André Corboz
Le fonds André Corboz déposé à la bibliothèque de l’Accademia di architettura de Mendrisio s’ouvre aux chercheurs. Pour marquer l’événement, une petite exposition dévoile quelques aspects de l’impressionnante carrière intellectuelle de l’érudit voyageur. Entretien avec le commissaire André Bideau.
TRACÉS: André Corboz était très lié à Genève, sa ville natale, mais il a enseigné essentiellement à Montréal puis à l’Ecole polytechnique de Zurich. Comment son fonds d’archives est-il finalement arrivé à Mendrisio?
André Bideau: Le fonds étant d’une telle envergure, les archives du gta de l’ETHZ n’en ont pas poursuivi l’acquisition, également parce qu’elles manquaient d’espace. Les contacts entre l’Accademia di architettura et la famille Corboz se sont avérés productifs et la bibliothèque accueillante. Corboz ne s’est jamais senti chez lui à Zurich et il est probable qu’il aurait préféré que ses archives soient déposées ailleurs. Il a mal vécu la succession de son poste de professeur à l’ETHZ en 1993. Avant Zurich, il avait passé treize années à Montréal, mais il voulait rentrer en Europe et surtout à Genève. Son destin aura été d’être toujours hors de sa ville, et ses archives l’ont suivi. En effet, l’école d’architecture de Genève (voir TRACÉS n° 23-24/2017) n’existait plus quand Corboz est décédé en 2012. A cette époque, un lien essentiel le rapprochait de Mendrisio, au travers notamment de Bruno Reichlin et Mario Botta. En 2013, l’Università della Svizzera italiana, dont l’Accademia fait partie, a approuvé le transfert de ses archives et le catalogage de ses 23 757 livres a été achevé en 2017. Le fonds constitue un ensemble réunissant ses ouvrages, ses diapositives et des pièces personnelles. Afin de respecter l’intégrité du fonds, celui-ci a été confié à la bibliothèque, qui peut ainsi mettre ses livres à disposition après les avoir catalogués en même temps que les diapositives. Aujourd’hui, l’indexation des pièces privées commence, et c’est un travail immense, car il y a des centaines de cartons. Corboz était un collectionneur obsessionnel qui conservait chaque note, chaque billet d’entrée de musée. Dans la Sala Corboz du palais Turconi à Mendrisio, ce cosmos documentaire a pu être déployé. Maintenant que nous avons obtenu une bonne vue d’ensemble, nous n’allons pas attendre plus longtemps pour commencer la recherche.
Comment expliquer cette manie conservatrice? Est-elle liée à un projet intellectuel ou à sa personnalité?
Je ne l’ai pas bien connu personnellement, mais je sais que c’était une personnalité plutôt introvertie, qui avait un monde intérieur très riche. Il faut se rappeler qu’il n’a pas de formation officielle d’historien de l’art. Il a étudié le droit, comme le souhaitait son père. Mais parallèlement, il publie des anthologies de poésie, co-organise le Festival des sept à Genève (1957)1, lit énormément – notamment C. G. Jung, Mircea Eliade, Gaston Bachelard, etc. C’est donc un passionné, un véritable Homo universalis et en même temps un chercheur, dont les obsessions vont le poursuivre sa vie entière. Il réunit une érudition immense, mène une vie presque monastique, faite de lecture, d’études, mais pratiquement comme autodidacte, sans être inséré dans un cadre de recherche et de formation classique avec des maîtres, des professeurs. Il entre en contact avec l’architecture au travers de Saper vedere l’architettura de Bruno Zevi (1948). Ce livre l’a tellement touché qu’il en a proposé une traduction à Gallimard (qui sera refusée) – il est alors traducteur professionnel à Berne. En 1959 déjà, il termine un manuscrit, inédit par la suite, sur un thème lié à ses lectures de Jung et Eliade intitulé Urbanisme et psychologie. Ses premiers écrits sur Genève puis son Invention de Carouge (1968) sont élaborés en parallèle de son travail alimentaire de secrétaire à l’Université de Genève.
« Cette nécessité d’un rapport collectif vécu entre une surface topographique et la population établie dans ses plis permet de conclure qu’il n’y a pas de territoire sans imaginaire du territoire. »
Le territoire comme palimpseste (1983)
D’où lui vient cet intérêt précoce pour des lectures touchant à l’imaginaire, à l’inconscient, au symbolisme?
La pratique d’écriture de poèmes a été citée par Corboz même. Peut-être faut-il aussi ajouter le contact de son ami l’historien Henri Stierlin, qui défendra sa thèse en 1975 auprès de Gilbert Durand – le fondateur à Grenoble du Centre de recherche sur l’imaginaire2. Quatre années plus tard, André Corboz y défend la sienne sur la Venise imaginaire de Canaletto, très tard dans sa carrière, à 51 ans. Mais Corboz est très tôt intéressé par les questions de langage universel et par l’iconologie, notamment au travers des travaux de Panofsky comme Architecture gothique et pensée scolastique (1951). On a tendance à oublier qu’il a publié un autre livre après Invention de Carouge intitulé Haut Moyen Age (1970), dans une série « Collection de l’architecture universelle » que Corboz et Stierlin avaient proposée et développée, mais que l’éditeur ne poursuivra pas. C’est un livre qui réunit des textes et des photographies de Corboz. Là, il est très influencé par Panofsky et son interprétation du Moyen Age, qui passe par une étude des symboles et d’images partagés dans l’inconscient.
Tout cela entrera dans sa thèse sur La Venise imaginaire de Canaletto, qui se termine sur l’idée que «le réel n’est qu’une catégorie de l’imaginaire». Pour Corboz, le vérisme de Canaletto, que l’on a comparé à un regard quasiment photographique sur des espaces réels, vécus, est en fait construit en grande partie sur l’imaginaire, par exemple sur des relations symboliques entre certains points du paysage urbain de Venise.
«Situer, ranger un architecte ou un bâtiment dans une perspective historique, c’est-à-dire au bout d’un axe, c’est transcrire dans l’histoire le principe haussmannien de la percée brutale et rectiligne.»
Für eine offene Theorie der Architektur (1967)
Une thèse centrale vers laquelle tendent les travaux de Corboz serait donc que la réalité que nous percevons est profonde, traversée de symboles, d’analogies, de mémoires partagées.
Oui, la maille territoriale de Jefferson ne s’ouvre pas uniquement vers le futur mais également vers le passé, car elle poursuit une tradition antique. Corboz essaie d’intégrer de grands repères historiques dans des pratiques qualifiées de «modernes» mais qui doivent en fait beaucoup à d’anciennes formes de représentation. Voilà qui nous amène à la métaphore du territoire comme palimpseste des années 1980: le territoire et ses représentations ne peuvent être compris qu’en regardant leurs différentes couches, comme un palimpseste, un document qui intègre les différentes traces du passé.
C’est une position qui n’est pas incompatible avec les discours que certains architectes contemporains portaient sur la ville, d’Aldo Rossi, par exemple, qui s’appuyait notamment sur les recherches menées par Maurice Halbwachs sur la construction collective de la mémoire. Quels sont les liens qu’entretient Corboz avec les architectes de sa génération?
Corboz lisait bien entendu Halbwachs. Mais, comme Paola Viganò l’indique, il ignore ou ne s’intéresse pas au travail développé par ses contemporains autour de la typologie et de la morphologie urbaine (Rogers, Muratori, Caniggia3). Son intérêt pour les symboles et l’imaginaire est une approche bien différente de celle de Rossi et des néo-rationalistes» des années 1970. Ce n’est pas le réalisme artistique et conceptionnel qui l’intrigue, bien plus celui du vernaculaire, de l’architecture dite «spontanée»4. A plusieurs reprises Corboz se réfère à la théorie de l’œuvre ouverte d’Umberto Eco. Il en développe même une application théorique à l’architecture lors du congrès Architekturtheorie organisé à Berlin en 1967 par O. M. Ungers, où l’intervention de Corboz porte le titre Für eine offene Theorie der Architektur (Pour une théorie ouverte de l’architecture).
C’est dans la poursuite de cette théorie qu’il développe l’idée de la réanimation5 qui l’a beaucoup préoccupé, au point de vouloir y consacrer un ouvrage, jamais achevé.
Que signifie pour Corboz une œuvre ouverte» en architecture?
C’est un appel à une ouverture dans la genèse de concepts utilisés dans l’histoire de l’architecture. Corboz refuse toute forme de téléologie historiographique des styles et des développements. Selon lui, il faut arrêter de se focaliser sur des sources complètement décontextualisées, d’où cette comparaison avec Haussmann ou le plan de Saint-Gall, repères trop souvent utilisés pour résumer toute une période.
Corboz dirige une critique fondamentale vers les canons de l’histoire de l’architecture, qui opèrent par simplification. Mais en même temps, malgré son affinité pour l’Italie, ce n’est pas quelqu’un qui s’intéresse aux théories contemporaines de Muratori ou Caniggia, avec lesquelles il aurait pourtant pu travailler sur la morphologie urbaine. Son travail sur l’inconscient, les symboles, tout cela est déconnecté d’une grande partie du discours des années soixante. Corboz traite sur un plan spéculatif des questions urbaines et spatiales, qui sont pourtant riches et fascinantes pour les architectes. Il invite à une interprétation qui se doit d’être libre, et implique donc une production autonome de ses sources. A la fin de sa thèse, il défend cette ouverture du travail intellectuel, mais aussi l’idée que l’on peut revisiter ses pensées, y revenir constamment, de manière cyclique.
«Symboliser l’urbanisme du 9e siècle par Aix ou Saint-Gall serait une erreur aussi grande que d’expliquer les galaxies urbaines du 20e siècle par les doctrines de Le Corbusier ou les expériences de Gropius. Dans l’un et l’autre cas, la réalité se moque de la théorie.»
Haut Moyen-Age (1970)
La nécessité de l’érudition accompagne ce combat contre une histoire hachée, segmentée, séquencée. Pour Corboz, tout semble en permanence interconnecté. Peut-on postuler qu’il existe un nécessaire parallélisme dans l’usage qu’il fait des documents visuels et textuels ?
Il y a un travail constant de vérification de la pensée sur l’espace par l’image, sous la forme de plans urbains par exemple. Par ailleurs, c’est grâce à l’outil photographique que Corboz montre des relations et des représentations spatiales « ouvertes ». Mais il faut lier également ce travail aux voyages : Corboz se déplaçait énormément (voir TRACÉS n° 08/2018). Le voyage, lié à la photographie, fonctionne comme une sorte d’extériorisation de sa pensée. Cette constante curiosité et cette observation minutieuse du monde et des espaces réels semblent être l’envers de son caractère introverti. Il développe très tôt un intérêt pour le paysage et en particulier pour la géologie. Vers la fin des années 1960, il prend connaissance du travail d’un photographe, Klaus Runze, qui prend des clichés de formations géologiques en Anatolie, et les publie dans un article intitulé « Die Landschaft als Kunstwerk » (Das Werk, février 1968). Aux Etats-Unis, Corboz multiplie les voyages à travers les parcs naturels. Plus il photographie le paysage, plus il le considère comme une sorte d’opera aperta, dans la tradition d’Umberto Eco. Il expose certaines de ces photographies dans une petite exposition à Genève dans les années 1990 intitulée Le regardeur, puis publie avec malice « Anch’io sono scultore ! » (Werk, Bauen + Wohnen, mars 1998) : dans des paysages, il reconnaît le profil de Mitterrand décédé ou le Mur des Réformateurs !
Quelle est l’actualité de Corboz, pourquoi avons-nous besoin aujourd’hui de sa pensée?
Pour sa capacité à livrer une contribution sur l’histoire de la ville, en tant qu’histoire de la représentation, des idées et des concepts. Car il ne sort plus d’essais synthétiques dans le genre de La Suisse comme hyperville ou Le territoire comme palimpseste. La pensée de Corboz est actuelle à deux niveaux : le premier serait l’approche à la fois pluridisciplinaire et spéculative. Non pas l’interdisciplinarité un peu positiviste d’aujourd’hui, orientée vers la recherche rapide et concrète de solutions optimales, mais une interdisciplinarité née d’un humanisme profond, d’un savoir universel, d’une ouverture d’esprit et d’une véritable curiosité.
Le deuxième niveau serait cette tentative d’ouvrir l’historiographie sur la problématique du défi urbain territorial posé par le développement de la ville contemporaine.
« Plus jamais de dogmes dans l’architecture !
Assez avec ce terrorisme dans l’architecture ! »
Für eine offene Theorie der Architektur (1967)
La discussion entamée par Corboz dès les années 1980 a également donné des outils pour comprendre l’urbanisation de la Suisse en la situant à l’échelle territoriale. C’est donc un propos sur la ville qui va au-delà des historicismes postmodernes (qui reviennent à la mode actuellement, en particulier du côté de Zurich) et de la reproduction dans l’agglomération de formes morphologiques du 19e siècle. Contre ce regard restreint sur la ville «européenne», cette obsession pour l’expression d’une «urbanité» comme question morphologique, de forme urbaine, Corboz opposait une lecture de l’urbain comme «réseau», et une prise en compte des aspects plus larges (sociaux, économiques).
« … la notion d’harmonie est périmée. Ne serait-ce pas elle qui, en dernière analyse, nous empêche de percevoir les phénomènes urbains actuels?»
La Suisse comme hyperville (1993)
Aujourd’hui on prétend que la ville doit être dense (à juste titre), solide. Mais Corboz propose de jeter le regard sur la périphérie, sur les marges, les transitions entre les villes, les agglomérations, comme porteurs de sens. A travers son dialogue avec l’histoire et la discussion de problématiques de perception analogues, il tenait à rappeler que nous sommes prisonniers de certaines traditions urbaines, de solutions un peu simplistes qui nous empêchent d’intervenir dans les paysages urbains actuels.
La photographie comme la carte, la perception du grand paysage et du territoire, l’inspirent. La maille de Carouge montre que, déjà au 18e siècle, l’antagonisme ville/paysage perdait de sa validité, bien avant la défortification des villes. Cette réalité mène jusqu’à aujourd’hui. L’analyse de Carouge, des mailles territoriales, des salines royales de Ledoux, etc., tout cela représente pour Corboz de nouvelles questions qui dépassent l’urbain comme phénomène isolé.
Documents reproduits avec l’aimable autorisation de Mme Yvette Corboz
Between invention and imagination: André Corboz and the territory as palimpsest
Exposition à la Bibliothèque de l’Accademia di Architettura de Mendrisio à voir jusqu’au 5 octobre 2018.
Commissariat: André Bideau avec Elisabetta Zonca
Notes
1. En 1957, André Corboz, Jacques Guyonnet, Robert Dunand, Henri Stierlin, Maurice Wenger et Michel Soutter organisent le Festival des sept au théâtre de la Cour St Pierre. Léopold Sédar Senghor, contacté par Corboz au nom du groupe, était invité pour introduire les poètes suisses. Empêché de se rendre à Genève, il écrit un discours qui sera lu comme introduction.
2. Gilbert Durand, anthropologue, disciple de Bachelard, jette les bases d’une anthropologie de l’imagination qui, loin d’être réduite à des associations d’images secondaires, disposerait de formes et de forces propres. En 1966, il monte à l’Université de Grenoble le Centre de recherche sur l’imaginaire.
3. Paola Viganó, «André Corboz, connoisseur d’art et de villes», postface traduite en français dans le recueil conçu par Lucie K. Morisset (éd.), De la ville au patrimoine urbain, Presses de l’Université de Québec, 1998. Si Corboz ne s’intéresse pas à l’école muratorienne, c’est son assistant, Sylvain Malfroy, qui fera connaître ces travaux en Suisse.
4. André Corboz, en tant qu’éditeur invité, consacre en 1974 un numéro de la revue Archithese à « l’architecture spontanée ».
5. C’est en 1975, pendant un workshop de l’IDZ organisé par Heinrich Klotz et François Burkhardt, précédant l’IBA de Berlin et en pleine année européenne du patrimoine, que Corboz développe l’idée de la réanimation. Sur ce thème, voir notre article «Raconte-nous la Sarine: le nouveau Werkhof de Fribourg», TRACÉS n° 22/2017, pp. 18-22.