«Le système actuel ne favorise pas la prise de risque chez les ingénieurs»
Entretien avec Vincent Pellissier, ingénieur cantonal valaisan
Pour Vincent Pellissier, ingénieur cantonal du Valais, la culture de la norme et la "sursécurité" qu'elle engendre ont un effet néfaste sur le potentiel créatif des ingénieur·es en Suisse. Rencontre.
Tracés: Le Valais est exposé à de nombreux risques et plus particulièrement aux risques naturels. Avec le changement climatique, ceux-ci sollicitent en effet de plus en plus souvent et avec une plus grande intensité les infrastructures de mobilité du Canton du Valais: comment votre service y fait-il face?
Vincent Pellissier: Nous nous appuyons en premier lieu sur l’Observatoire cantonal des risques (OCRI), créé en 2010, qui tient à jour une liste des risques jugés les plus importants, dont une grande part est d’origine naturelle. Pour être complet, l’OCRI traite également de toutes les typologies de risques, qu’ils soient d’origine naturelle ou humaine. Nous appliquons ensuite ce qui est appelé la gestion intégrée des risques, qui débute par une estimation objective de chaque risque, à savoir la combinaison de l’aléa, de la vulnérabilité du système et des valeurs exposées aux différents dangers. Nous cherchons à traiter ainsi tous les risques de façon équivalente, en le faisant par le biais de processus normés. Cela nous permet de gérer l’ensemble des risques de manière homogène, en évitant les biais cognitifs, courants dans la perception du risque. Partant de ces estimations, il est possible de développer différentes mesures de gestion du risque. Notre démarche comprend à la fois la prévention (avant), la gestion (pendant) et les suites (après) d’un événement. L’ingénierie, en proposant et implémentant des actions sur le terrain, apporte surtout des réponses préventives en matière de vulnérabilité. Pour la gestion des événements, nous pouvons nous appuyer sur l’Organe cantonal de conduite (OCC), en charge de gérer les différents types de crises et de catastrophes qui peuvent affecter le canton.
Dans le cadre de la connaissance de l’aléa, nous pouvons compter sur la plateforme de surveillance Guardaval qui nous permet de suivre de nombreux indicateurs liés aux dangers naturels pesant sur les infrastructures de mobilité, comme les instabilités de terrain. Les modèles prévisionnels permettent d’anticiper les réponses à apporter dans le cadre de la gestion d’un événement de crise, comme par exemple des évacuations ou des fermetures d’infrastructures routières.
Comment doit-on aborder les risques concernant les infrastructures de mobilité?
Les besoins de se déplacer résultent avant tout de l’organisation du territoire, dont la mobilité s’impose comme la composante dynamique. Les besoins en mobilité sont en quelque sorte un dommage collatéral de l’aménagement du territoire. Il faut dès lors aborder les risques de façon pluridisciplinaire, sans privilégier systématiquement et excessivement l’aspect technique. Cela nécessite parfois de renverser les réflexes de l’ingénieur qui visent à développer des projets purement sécuritaires basés sur la construction: une réponse par l’intelligence est souvent plus adaptée que par le béton. Par exemple, la mise en place de ponts fusibles, assortis de feux de signalisation en cas de lave torrentielle décennale, sur des routes à faible trafic, peut s’avérer plus efficace qu’un projet nécessitant des investissements très importants. Il s’agit ici de surveiller, de protéger, de remplacer. Pour résoudre un problème, il est parfois nécessaire de changer de point de vue. La tendance, en effet, quand vous posez la question à un ingénieur, c’est qu’il vous propose une réponse écrite dans une norme. Ce n’est pas ce que j’appelle une réponse d’ingénieur. Si nos métiers se résument à appliquer une norme, bientôt les robots le feront bien mieux que les humains. Nous devons apporter autre chose.
Quels sont les principaux obstacles?
Je pense que le système actuel ne favorise pas la prise de risque chez les ingénieurs. Nous sommes victimes de la culture de la norme dont la source est une judiciarisation de la société. La norme devient essentiellement contraignante et son application la plus stricte engendre souvent de la «sursécurité». Cela s’explique parfois plus par la crainte de devoir se justifier devant un juge en cas de problème que par de réels impératifs sécuritaires. Les normes comportent généralement des possibilités de dérogations, mais qui ose aujourd’hui y avoir recours? Il n’y a que très peu de culture du risque chez les ingénieurs, ils n’osent plus «sortir du cadre» pour proposer des solutions originales. Et je peux les comprendre: lorsqu’il y a un accident, il y a aujourd’hui un nombre important de gens, gendarmes ou procureurs, qui viennent immédiatement enquêter sur les éventuelles responsabilités.
En plus, les tribunaux médiatiques et politiques lynchent avant même que les conclusions ne soient rendues. La présomption d’innocence n’existe plus dans les médias sociaux. Je doute d’ailleurs que cette tendance se renverse ces prochaines années. Mais tout n’est pas si noir. En Valais, nous avons, si je puis dire, la chance d’être exposés à de nombreux dangers, ce qui nous a conduits à développer de réelles compétences pour y faire face, notamment sur le terrain. Nous avons aussi une population qui, dans sa majorité, reste connectée aux réalités d’un territoire alpin comme le nôtre. Reste à espérer que les personnes qui assument les tâches opérationnelles, celles qui agissent sur le terrain, demeurent motivées et que leur travail soit reconnu. Il y a une réelle menace de voir ces gens se décourager.
Vincent Pellissier, ingénieur civil EPFL/SIA, est chef du Service de la mobilité, auprès du Département de la mobilité, du territoire et de l’environnement de l'État du Valais.