Le vélo à l’agenda politique
Depuis le début des années 2000, les autorités fédérales manifestent leur volonté de promouvoir les mobilités douces. Des initiatives (supra)cantonales et (supra)communales vont dans ce sens, à l’exemple du Sdol. Mais une véritable coordination entre les acteurs et une offre adéquate en termes de formation spécialisée font encore défaut
La Suisse est peu cyclophile, si on la compare aux pays situés au nord de l’Europe. Parmi eux, le Danemark et les Pays-Bas sont régulièrement cités comme références. Mais, plus près, il y a Strasbourg, chef-lieu de l’Alsace, qui réserve une place de choix au vélo (lire encadré Strasbourg). A l’échelle nationale, les chercheurs et les acteurs techniques, politiques et associatifs impliqués dans le domaine s’accordent à dire que la Romandie est à la traîne par rapport à sa voisine alémanique.
L’un des facteurs qui a mené à cet état des choses: la fabrique de la ville, pensée pendant des décennies pour le transport individuel motorisé, réduisant ainsi la mobilité douce à l’état de parent pauvre de la planification territoriale et des études de transport, et en abolissant la notion de proximité. Philippe Bovy, ingénieur civil, professeur et directeur adjoint de l’Institut de technique des transports de l’EPFL, note en 1974 dans le Bulletin technique de la Suisse romande: «Il est symptomatique de constater que le piéton avec ses exigences de circulation a été généralement ignoré dans les études de transports effectuées en Suisse ou ailleurs dans les années 1950-1965. Ces études se sont bornées à traiter des circulations automobiles exclusivement.»1
En Suisse romande, l’exemple de l’Ouest lausannois est éloquent. «L’espace donné à la voiture dans cette partie du canton a impliqué une urbanisation assez brutale, avec des coupures extrêmement fortes comme les bretelles autoroutière et ferroviaire. Ce sont des ruptures de territoire qui impliquent des détours très importants pour les cyclistes. Le tissu industriel et bâti n’a pas été fait pour la mobilité douce», analyse Jean-Christophe Boillat, délégué mobilité douce au sein du Schéma directeur de l’Ouest lausannois (Sdol)2.
Dès les années 1970, la volonté politique et associative de réintégrer les modes doux dans l’aménagement du territoire croît. «Après un demi-siècle de développement acharné des transports mécanisés et de bouleversements profonds des tissus urbains, on redécouvre graduellement la marche comme moyen de transport [
]. Plusieurs pays redonnent vie aux systèmes de voies pédestres et cyclables en leur allouant une part du financement traditionnellement accordé aux routes. Ces initiatives [
] ont le mérite d’inciter les pouvoirs publics et leurs services techniques à se dégager de la monotonie des projets routiers ou de parkings qui ont dominé la scène urbaine au cours des vingt dernières années. [
] Elles répondent dans une large mesure aux impasses techniques et financières auxquelles conduit la croissance exponentielle de la circulation motorisée et à l’impossibilité physique d’adapter rapidement le tissu urbain aux exigences du trafic», écrit Philippe Bovy, dans l’article susmentionné.
A partir de 2000-2010, cette volonté s’intensifie au niveau fédéral. En 2012, le Conseil fédéral réaffirme, dans la version révisée de sa «Stratégie pour le développement durable 2012-2015», que la mobilité douce est le troisième pilier des transports de personnes. La Conférence Vélo Suisse, l’organisation nationale de référence en matière d’aménagements cyclables, note que le vélo est de plus en plus pris en compte dans la planification du territoire.
Des actions récentes concernent le vélo. A la fin du mois de juin par exemple, le Conseil fédéral a décidé d’abolir ou modifier une cinquantaine d’articles jugés désuets de l’ordonnance sur les règles de la circulation routière (OCR, 1962) et de celle sur la signalisation routière (OSR, 1979), en raison de l’augmentation du trafic et de l’évolution des besoins et des comportements des usagers de la route. Concernant les vélos, la règle selon laquelle les cyclistes ne devaient pas lâcher les pédales a été abolie, car inutile. Et puis, les tricycles et les vélos tirant des remorques (notamment pour enfants) sont désormais autorisés à circuler sur la piste cyclable, réservée jusqu’alors aux seuls vélos.
Certains cantons et communes romands encore trop peu nombreux mettent également la question du vélo à l’agenda politique. Sion a, par exemple, élaboré en 2006 un concept vélo avec des fiches techniques et créé, il y a trois ans, un groupe de travail pour les pistes cyclables. A Genève, il existe un plan directeur cantonal de la mobilité douce qui découle de la loi sur la mobilité douce. Le canton de Vaud s’est, lui, doté d’un Guichet vélo en 2007 qui a pour mission de coordonner les actions cantonales et communales et de promulguer des conseils en matière de planification d’infrastructures cyclables. Lausanne, seule commune romande dans ce cas, dispose d’un délégué vélo depuis 2000 et recueille des données concernant la pratique des usages qui sont compilées dans l’observatoire de la mobilité du service des routes et de la mobilité. On y apprend que le réseau cyclable de la capitale vaudoise a presque quintuplé depuis 2000 et que le trafic cycliste (selon un comptage en quatre points de la ville) a doublé entre 2002 et 2013.
Des initiatives voient aussi le jour à l’échelle supracantonale, à l’image de l’itinéraire cyclable balisé tout autour du lac Léman créé à l’initiative du canton de Genève sous l’égide du Conseil du Léman, organisme de coopération transfrontalière, et inauguré au début du mois de juin. L’itinéraire de 200 km traverse les cantons de Genève, de Vaud et du Valais, ainsi que les départements de l’Ain et de la Haute-Savoie.
Politique d’agglomération
Si les cantons et les communes sont responsables de l’infrastructure pour la mobilité douce, la Confédération et l’Office fédéral des routes (OFROU) mettent à disposition plusieurs outils et dispositifs de soutien. Les projets d’agglomération sont l’une des mesures fédérales qui permettent le développement de la mobilité douce. La qualité du concept de circulation des vélos et des piétons est l’un des quinze critères selon lesquels sont évalués les programmes d’agglomération. «Il y a eu un choix politique clair au niveau fédéral en faveur de la mobilité douce, une volonté de la promouvoir et de la subventionner dans le cadre de projets d’agglomération. Les agglomérations qui ont élaboré un mauvais concept en termes de mobilité douce ont été mal notées sur ce point, et ont ainsi obtenu un cofinancement moins important», estime Jean-Christophe Boillat.
L’agglomération permet aux communes de fonctionner au-delà des frontières institutionnelles, d’aménager le territoire et les réseaux routiers et de mobilité douce en fonction de la géographie. Cette vision plus globale ne séduit pas encore totalement: «La politique des agglomérations initiée par la Confédération dès 2000 a obligé les cantons et les communes à prendre des mesures pour mieux coordonner le développement des transports et de l’urbanisation. [
] A l’inverse de la pratique française, les agglomérations suisses ne disposent pas de compétence légale. Seul le canton de Fribourg a adopté une loi sur les agglomérations, dont la mise en œuvre se révèle difficile, les communes sont réticentes à déléguer certaines tâches. [
] De manière générale, la mise en place d’un véritable pouvoir d’agglomération se heurte à la crainte des communes de perdre des compétences et à la peur de voir émerger en Suisse un quatrième niveau institutionnel.»3
Ce qui fait encore défaut pour que la Suisse romande (re)devienne véritablement cyclophile, c’est précisément une plus grande coordination entre les institutions, mais aussi davantage de communication à l’endroit des citoyens, potentiels usagers. Des documents récents publiés par l’OFROU indiquent aussi que l’offre des hautes écoles pour la formation de spécialistes dans le domaine est insuffisante (lire encadré Formation). « Lorsqu’on met un poste d’ingénieur en transports au concours, on a beaucoup de difficultés à trouver la personne adéquate. On manque de monde dans ce domaine sur le marché du travail », confirme Jean-Christophe Boillat.
Même si les progrès réalisés par les politiques et les techniciens en matière d’intégration du vélo dans la ville ces dix dernières années doivent être soulignés, le potentiel du vélo est encore loin d’être épuisé. Les villes romandes accusent le plus grand retard en la matière, selon l’enquête de l’Association des ingénieurs et experts en transports (SVI) publiée au début du mois de juin, menée auprès de 35 agglomérations4. Ainsi, dans six agglomérations Lausanne, Fribourg, Neuchâtel, La Chaux-de-Fonds Le Locle, Vevey Montreux et Lugano l’usage du vélo pourrait être doublé, même si l’enquête montre que des progrès importants ont été effectués en termes de promotion du vélo dans la capitale vaudoise et à Neuchâtel. Et puis, 16 des 35 agglomérations examinées, dont Genève, peuvent atteindre des taux de croissance de 20 à 100%. Il apparaît aussi que la promotion du vélo joue, sans surprise, un rôle majeur dans son développement. « A Saint-Gall et Berthoud, par exemple, plus de 13% des étapes sont effectuées par les habitants à vélo. A l’opposé, cette part tombe à moins de 1 ou 2% dans quelques agglomérations romandes. »5 La route est encore longue.
Notes
1. Philippe Bovy, « Le rôle du piéton dans les transports urbains », Bulletin technique de la Suisse romande, 14 mars 1974
2. Jean-Christophe Boillat est ingénieur civil, spécialisé dans le domaine de la mobilité douce et la planification des transports. Il a été délégué vélo de la Ville de Lausanne avant de travailler au sein du Sdol qui fonctionne comme un organe de coordination entre les huit communes de l’Ouest lausannois , où il traite autant des aspects piétons que cyclistes. Il est chargé de faire le diagnostic du réseau vélo existant et de planifier le réseau idéal, à l’horizon 2020, voire 2030.
3. Pierre-Alain Rumley, urbaniste, professeur à l’Université de Neuchâtel. L’Ouest pour horizon, Lorette Cohen et Carole Lambelet (dir.), éditions Infolio, Gollion, 2011, p. 246
4. SVI 2004/069 « Déplacements cyclistes dans les agglomérations facteurs d’influence, mesures et potentiels ». L’enquête a été menée par une équipe d’experts en transport et de chercheurs du Büro für Mobilität AG et d’Interface Politikstudien Sàrl et de la haute école de Lucerne entre 2012 et 2015, grâce à un financement de l’OFROU et sur mandat de la SVI.
5. Ibid.
Strasbourg
Strasbourg est l’agglomération française où le vélo est le plus utilisé et dont le réseau cyclable est, avec ses 536 km d’itinéraires, le plus développé du pays. Les contresens cyclables y sont courants; le premier a été créé en 1982 déjà. Chaque année depuis 1994, 28 km d’infrastructures cyclables sont réalisés dans l’agglomération.
Le troisième schéma directeur vélo adopté en 2011 fixe l’objectif de doubler la part modale du vélo à l’horizon 2025. Un des outils pour y parvenir: le réseau Vélostras, qui propose neuf itinéraires radiaux allant de la seconde couronne au centre-ville et trois itinéraires circulaires totalisant 130 km. Le réseau devrait être mis en service dans cinq ans, après sept ans de travaux. De nombreux tronçons de ce réseau existent déjà. Certains sont à réaménager car ils ne répondent pas au niveau de service défini pour Vélostras, d’autres sont à aménager car manquants.
Ce réseau permettra de renforcer l’usage du vélo en première et seconde couronne et sur des déplacements supérieurs à 5 km. Vélostras développera également de nouveaux types de vélo (vélo électriques et vélo cargo).
Une signalisation spécifique au projet Vélostras a été installée sur l’intégralité de cette rocade ainsi que sur trois autres itinéraires Vélostras empruntant les Eurovéloroutes
(www.eurovelo.com) de l’agglomération. L’année dernière, les premières stations Vélostras proposant des pompes, un point d’eau, du petit outillage, un distributeur de chambre à air ainsi que des informations à destinations des cyclistes ont été installées sur le réseau.
Vélostras a pour ambition de lier la périphérie et le centre, d’abolir les ruptures aux carrefours et feux allure est constante, trajet plus direct et de donner assez d’espace pour que deux cyclistes puissent rouler côte à côte, ou pour qu’un vélo en dépasse un autre. Des projets de ce type sont en cours ou ont été achevés à Londres,Bruxelles, Louvain ou encore Copenhague.
formation
L’OFROU a publié en novembre 2010 un rapport sur l’offre en matière de formation dans le domaine de la mobilité douce en Suisse le terme de mobilité douce comprend les moyens de locomotion dépendant de la seule force musculaire, notamment la marche, le vélo ou les patins à roulettes. Pour l’OFROU, la mobilité douce tend à s’imposer comme le troisième pilier du transport individuel, aux côtés du trafic individuel motorisé (TIM) et des transports publics (TP). Les programmes d’infrastructures visant à encourager la mobilité douce et à en améliorer la qualité doivent ainsi être valorisés. Mais, souligne le document, «dans la pratique, il s’est avéré que les experts en planification, de la construction, en entretien et en signalisation sont trop peu nombreux pour pouvoir rendre les installations de transport plus sûres, plus attrayantes et plus homogènes pour la mobilité douce.» Le rapport relève en substance que l’offre actuelle de formation en matière de mobilité douce est insuffisante, tant sur le plan quantitatif que qualitatif.
Un document intitulé «Concept offre de formation mobilité douce» a découlé en 2013 du rapport paru deux ans auparavant. L’OFROU estime ici que l’offre actuelle de formation n’applique qu’insuffisamment le principe de planification intégrée des transports, qu’il existe trop peu de matériel pédagogique et didactique sur le sujet, et que l’accès pour les praticiens aux résultats académiques est faible. Ce document vise à sensibiliser les hautes écoles et les autres structures de formation à la thématique de la mobilité douce, en proposant plusieurs manières de l’intégrer dans l’enseignement et la formation continue la formation devrait être intégrée à des cursus existants ou créée sous forme de Diplôme de formation continue universitaire (DAS), Certificat de formation continue universitaire (CAS) ou Maîtrise d’études avancées (MAS). Le texte recommande un module de base et cinq autres spécialisés planification des réseaux, infrastructure, loisirs, intermodalité, communication et propose une large bibliographie sur la question.