L'es­pace pu­blic, une pra­tique sans cri­tique

Sonia Curnier a défendu récemment une thèse de doctorat (EPFL–LTH2, Dir. Prof. Bruno Marchand) portant sur les aménagements d’espaces publics. Elle y retrace l’émergence et l’évolution d’un champ de conception et constate la pauvreté des moyens que nous avons pour le critiquer.

Date de publication
15-06-2018
Revision
15-06-2018

Qu’est-ce qu’un espace public?
Les définitions du terme sont innombrables, mais à mes yeux, c’est un espace ouvert, librement accessible à tous, aménagé afin d’accueillir des usages de nécessité ou de détente. Il s’inscrit dans un tissu urbain avec lequel il peut dialoguer. J’insiste là-dessus précisément parce que ma thèse révèle une tendance à l’aborder en tant qu’objet autonome: or, par principe, l’espace public urbain est connecté à un réseau constitué d’autres espaces et il existe toujours en relation avec le bâti. Je préciserai donc d’emblée que cette recherche se penche sur des places, des rues, des promenades, des berges, mais ne couvre pas le champ des parcs et jardins. 

Comment est née votre recherche sur cet objet ambivalent, l’espace public?
Elle naît d’un constat: l’espace public se réinvente depuis les années 1980 sans qu’aucun regard critique ne soit posé sur cette évolution. De plus en plus de réalisations sont en effet présentées dans des ouvrages que j’appelle des «catalogues de projets». Ceux-ci y sont décrits par les concepteurs eux-mêmes et accompagnés de photos très travaillées d’aménagements à peine utilisés. Ces publications donnent donc une vision très partielle, biaisée et rarement critique de la production actuelle.

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Comment avez-vous abordé ce thème?
J’ai porté mon regard sur l’espace matériel, l’espace public aménagé et tangible, ses formes, ses matériaux, ses logiques de composition, ses éléments d’aménagement. J’ai cherché à comprendre quelles étaient les préoccupations des architectes, des urbanistes et des paysagistes, quelles étaient leurs hésitations et leurs décisions, et enfin comment leurs intentions étaient transcrites dans le projet d’aménagement. 
La première partie de ma thèse revient sur la genèse de l’espace public depuis les années 1980-90 marquées par les expériences de Barcelone et Lyon. Parallèlement, j’ai effectué un dépouillement de revues d’architecture, de paysage et d’urbanisme européennes afin de dresser un portrait de la production actuelle. Cet exercice m’a permis d’observer certains vecteurs d’évolution, comme l’arrivée des paysagistes sur la scène des espaces publics ou encore l’émergence de nouveaux types d’espaces publics qui appellent de nouveaux langages d’aménagement. À partir de ce dépouillement, j’ai aussi effectué un recensement de 150 projets qui m’a permis de dégager les grandes tendances d’aménagement actuelles et de formuler la question centrale de ma recherche, celle de l’espace public comme objet per se.

Justement, la conception de l’espace public est-elle devenue selon vous une pratique autonome?
C’est la question que j’ai soulevée au travers de cette thèse. Il y a une prise d’autonomie très nette et progressive des espaces publics vis-à-vis du bâti et du réseau auquel ils appartiennent. Cette autonomie est double. Elle est d’abord formelle et matérielle: on cherche à singulariser ces espaces dans l’emploi de formes, de logiques de composition, de matériaux qui les distinguent de leur environnement bâti immédiat. Elle est aussi sémantique: on attribue un caractère particulier à chaque espace public en puisant dans des champs de référence nouveaux, qui sont en rupture avec le langage urbain alentour, comme la nature, l’art ou encore la sphère villageoise et domestique. Certains concepteurs cherchent par exemple à reproduire des paysages glaciaires, maritimes, volcaniques, dunaires ou encore forestiers sur des espaces situés en plein centre-ville. Ailleurs des éléments de mobilier – banquettes généreuses, tables de banquets - et des guirlandes lumineuses rappellent des atmosphères conviviales d’intérieur domestique ou de guinguette. On assiste en quelque sorte à une thématisation des aménagements selon des univers séduisants en rupture avec la ville. Malgré cette autonomisation avérée, les concepteurs continuent à percevoir leurs propositions comme étant contextuelles.

Il y aurait donc une évolution dans la conception du «contexte» 
En effet, les nouvelles lectures contextuelles ne sont plus celles de la ville, sa morphologie, ses matériaux, son langage; elles se réfèrent à des éléments intangibles, narratifs ou ayant trait à la grande échelle. Il y a d’abord un élargissement sur le plan thématique: on s’intéresse davantage à la manière dont un lieu a été constitué, à son histoire, ses appropriations passées. De nombreux concepteurs étudient aussi de plus près les usagers et s’appuient sur les profils des gens pour développer des récits projectuels. On remarque enfin un intérêt pour les questions environnementales ou ayant trait au confort: la place de la République à Paris, par exemple, remet en question la symétrie haussmannienne, simplement parce qu’un côté de la place bénéficie d’un meilleur ensoleillement. Ces questions commencent donc à primer sur le contexte matériel. Enfin, il y a aussi un changement d’échelle. On s’intéresse beaucoup plus à la manière dont un espace public se situe dans une ville, un paysage, un territoire. Ces nouvelles définitions de l’identité locale impliquent notamment la réinterprétation d’éléments contextuels qui ne sont pas tangibles, du fait de leur immatérialité ou de leur éloignement physique. La tentation consiste alors pour certains concepteurs à faire appel à des images simplifiées et universellement partagées pour symboliser ce contexte insaisissable.

Quelles sont les pratiques spécifiques de cet exercice de conception consacré à l’espace public?
La deuxième partie de ma thèse présente une analyse de 14 cas d’étude situés en Europe qui m’a permis d’éprouver l’hypothèse d’un espace public comme objet per se. Elle est basée sur des archives, des entretiens avec les concepteurs, des visites in situ et une documentation des publications parues sur les projets. Les projets retenus sont représentatifs de cinq tendances principales préalablement identifiées: 

  • activer: rendre les espaces plus vivants et appropriables;
  • ornementer: traiter le sol de manière ornementale;
  • construire: apporter une tridimensionnalité à l’espace public;
  • modeler: traiter en relief le sol, selon une approche plutôt topographique;
  • naturer: créer un morceau de nature complètement artificiel dans un milieu urbain.

Il ne s’agit peut-être pas d’une liste exhaustive et exclusive, permettant de classer tout projet d’aménagement, mais ce qui m’intéresse ici c’est que chacune de ces familles pose à sa manière la question d’une autonomisation de l’espace public. Auparavant, l’espace public accompagnait le bâti, il servait à le mettre exergue. De plus, il s’inscrivait par son langage et sa matérialité dans une continuité du réseau d’espaces publics auquel il appartenait. Aujourd’hui, il est considéré comme une entité à part entière. 

Cette autonomie de l’objet «espace public» est-elle accompagnée d’une autonomie disciplinaire, de l’émergence de nouveaux «spécialistes de l’espace public»?
Pas vraiment. D’après mon recensement, les mandats sont à l’heure actuelle partagés entre architectes, paysagistes et dans une moindre mesure urbanistes. Lorsque les paysagistes ont fait leur entrée sur la scène dans les années 1990, certains ont craint une mainmise de leur part sur la question, délogeant ainsi les architectes qui s’étaient affirmés dans un premier temps dans le cadre de la reconquête des espaces publics. On oublie souvent que jusque dans les années 1980 les espaces ouverts étaient principalement de la responsabilité des ingénieurs des travaux publics. Je n’ai donc pas pu observer de profession dominante à l’heure actuelle. En revanche, il y a une tendance à la collaboration pluridisciplinaire ou encore à une absence de définition au sein même des bureaux, qui se présentent comme étant mixtes, notamment au nord de l’Europe où les frontières disciplinaires semblent être moins rigides. 

Revenons à la question de l’autonomisation des espaces publics. Quel rôle jouent les autorités dans cette évolution?
Les aménagements n’ont plus un rôle d’embellissement, mais un rôle «salutaire». En effet, ils sont souvent le dernier lieu en ville sur lequel les politiques ont encore une autorité, après que tout le reste ait été privatisé… On attend donc qu’un tel aménagement redynamise un secteur ou un quartier délaissé. Il doit amener de la qualité, redorer l’image d’un quartier. Cette attente est parfois très explicite dans le cahier des charges du concours. C’est le cas par exemple de Superkilen à Copenhague, situé dans un quartier socialement défavorisé qui était sujet aux émeutes. Un projet «innovant», «exceptionnel» et qui arborerait «son propre caractère» était explicitement attendu des concurrents. Son réaménagement spectaculaire a complètement changé la donne: le projet a fait l’objet d’une médiatisation considérable et il est devenu l’une des destinations de la ville prisée par les touristes.

Si ce n’est plus l’embellissement qui prime, quelle esthétique est mise en œuvre dans ces projets?
L’esthétique de l’expérience. La volonté des concepteurs consiste manifestement à créer des expériences urbaines, correspondant à notre entrée dans une société de l’expérience, dans laquelle des moments uniques et mémorables doivent être consommés quotidiennement. Les concepteurs ont trouvé plusieurs manières de créer de telles expériences: ils se focalisent sur la perception sensorielle et corporelle, favorisent les interactions sociales des lieux de vie et de rencontre, ou cherchent à projeter les usagers dans des univers lointains. A Munich, par exemple, un projet reproduit une forêt méditerranéenne, faite de grands pins, un environnement qui évoque immanquablement quelques souvenirs de vacances aux Bavarois adeptes des destinations balnéaires du sud de l’Italie…

En raison de ces nombreux emprunts, doit-on craindre une uniformisation de ces espaces à l’échelle européenne?
Je ne parle pas véritablement d’uniformisation dans ma recherche, mais l’une des conclusions très générales à laquelle j’aboutis est que l’on cherche aujourd’hui à particulariser chaque espace, tout en faisant paradoxalement appel à des références universelles. On aboutit donc à des solutions d’aménagement singulières, mais facilement transposables d’un contexte à un autre. La notion d’expérience que je viens d’évoquer participe de cette universalisation des aménagements, qui obéissent à des principes de perception et des champs référentiels globalement partagés. Les nouvelles lectures contextuelles justifient, elles aussi, l’apparition de nouveaux langages d’aménagement à forte portée narrative, qui ne se réfèrent pas nécessairement à des éléments tangibles et attenants.

Est-ce que vous voyez ces évolutions d’un mauvais œil?
La diversité actuelle et l’expérimentation autour de l’espace public sont très riches et tout à fait intéressantes, mais la critique face à ce foisonnement créatif est presque inexistante. Les autorités ne se positionnent pas ou très peu autour des questions de contexte, de périmètre d’intervention, de langage d’aménagement, d’arbitrage entre des espaces pouvant être très singuliers et d’autres devant demeurer plus ordinaires, de cohérence urbaine. Si chaque mandat d’espace public mène à la création d’une expérience unique, que va devenir notre rapport à la ville? La ville, c’est aussi un assemblage de lieux moins maîtrisés au niveau de l’image. La vie urbaine, c’est aussi et avant tout des rencontres entre les gens, tout simplement. En se focalisant ainsi sur l’image et l’expérience, on pourrait bien oublier de traiter des choses plus fondamentales dans la constitution de l’environnement urbain. Pour l’instant, on a laissé une énorme liberté, mais aussi une énorme responsabilité aux concepteurs sans mettre en place des garde-fous ou simplement définir des cadres de conception et des visions à long terme.

Propos recueillis par Cedric van der Poel et Marc Frochaux

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