L’es­prit des coo­pé­ra­tives ap­pli­qué à la mo­der­nité

Réinvestir des immeubles de logements collectifs existants pour y développer un habitat à résonances communautaires, c’est l’enjeu de la recherche appliquée menée par Line Fontana et David Fagart. Exemple dans un immeuble genevois de 1961, où l’irruption des communs renouvelle en profondeur les typologies.


 

Date de publication
10-02-2025

La recherche appliquée Renouveler la ville depuis l’intérieur1 formule une alternative au modèle du développement urbain centré sur l’expansion du bâti, en proposant des scénarios de renouvellement, depuis l’intérieur, de logements collectifs existants à Genève. Ces scénarios s’appuient sur l’analyse d’un corpus de projets de coopératives d’habitation en Suisse2 dont les modes de vies alternatifs, fondés sur des principes de solidarité, d’hospitalité et de partage, trouvent un écho grandissant au sein d’une partie de la société suisse. Ces récits programmatiques, définis en collaboration avec le laboratoire de sociologie urbaine LASUR de l’EPFL3, permettent d’activer un processus d’adaptation et de transformation des typologies de logements existants issus des trois grandes périodes du développement urbain de la ville de Genève (fin 19e-1929, 1929-1945, 1945-1975)4. 

Aujourd’hui, l’évolution des structures familiales et le rapprochement entre les lieux du travail et de l’habitat nous invitent à repenser la spatialisation de nos espaces de vie, quand les enjeux de la ville durable nous enjoignent à ne pas détruire, à conserver les bâtiments existants et à explorer leur potentialité d’adaptation et de renouvellement. Cette recherche appliquée entend contribuer à la réflexion sur la capacité de la ville à se renouveler sur elle-même, en faisant prendre conscience qu’il existe un territoire de projet à investir pour repenser le logement contemporain.

Le modèle coopératif

Cette réflexion repose sur l’hypothèse selon laquelle le modèle de l’habitat à résonances communautaires serait une alternative crédible à même de répondre aux besoins d’une partie de la société dont les modes de vie ont profondément évolué depuis 40 ans5. Si la production spatiale des logements familiaux a pu s’améliorer ces deux dernières décennies, elle n’en demeure pas moins mal adaptée à toute une catégorie de la population. Les familles monoparentales, les personnes seules, les personnes âgées, les jeunes travailleurs, les travailleurs bi-résidentiels pour ne citer qu’eux, ne sont pas éligibles à ce type de logements pour des raisons économiques, d’optimisation du taux d’occupation, de rythmes de vie ou encore de la difficulté à tisser des relations de voisinage à même de palier certains aspects de la gestion de leur vie quotidienne (s’alimenter correctement, partager la garde des enfants, bénéficier de services communs, mutualiser des espaces de vies…). 

Si le modèle social traditionnel de la famille, dominant en Europe occidentale, assure le «care», dans le modèle de l’habitat à résonances communautaires, c’est le collectif qui prend le relais. L’enjeu ici est bel et bien de mettre en place les conditions de la reproduction d’un modèle social alternatif lequel appelle une nouvelle traduction spatiale. Les expériences zurichoises et genevoises, portées par un système coopératif et mues par la volonté de leurs habitants de définir un nouveau cadre de vie adapté à leurs besoins, se construisent autour de la mutualisation et du partage et se traduisent spatialement dans la définition d’immeubles d’habitation d’un nouveau genre. 

Identifier un corpus de projets à résonances communautaires à Zurich et à Genève6 nous renseigne sur la manière dont les architectes se saisissent de la question programmatique, spatiale et des usages en proposant des typologies adaptées à ces nouveaux besoins. 

Dans ces logements, tous les composants de l’immeuble d’habitation familial dit «classique», comme les espaces commerciaux au rez-de-chaussée, les halls d’entrée, les cages d’escalier, les paliers, les couloirs de distribution, les portes, les typologies d’appartements, les espaces privatifs extérieurs… mutent, s’hybrident et s’amplifient. Leur réintépration permet de spatialiser une architecture du commun, de la rencontre et du partage attentive à la gradation du public au privé jusque dans les espaces les plus intimes de l’habitation. 

Ces marqueurs de l’architecture à résonances communautaires, nous les avons observés sur le terrain en visitant ces bâtiments et en échangeant avec leurs habitants. Nous avons été frappés par la diversité des populations qui ont fait le choix de cette forme d’habitat pour vivre la ville autrement; des célibataires hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, des familles monoparentales avec un ou deux enfants, des jeunes actifs de tous les horizons sociaux, mais aussi, en faible proportion, des populations plus fragiles en réinsertion. Nous avons ressenti que ces habitants étaient portés par le collectif et que leur mode de vie constituait une richesse, fruit d’une multitude d’interactions sociales dont le support est une architecture généreuse, attentive et juste.

Transformer le patrimoine ordinaire

D’un point de vue architectural, il nous a semblé pertinent d’interroger la faculté des immeubles de logements collectifs existants à muter et à s’adapter à ces nouveaux modes de vie mais aussi de questionner la valeur et la potentialité de cet héritage bâti. Pour cela, nous nous sommes focalisés sur trois périodes du développement urbain de la ville incarnées par une architecture domestique que nous avons qualifiée de patrimoine ordinaire7. 

Cette investigation a nécessité une analyse fine qui a révélé des qualités architecturales, spatiales, typologiques et ornementales d’une très grande richesse. Le long travail de documentation, les visites effectuées, le relevé par le dessin et les ­photographies8 ont requis le temps nécessaire à la compréhension et à l’appropriation. Il nous a ensuite fallu évaluer cet héritage au regard des récits programmatiques que nous avons élaborés, et réciproquement, en nous questionnant sur ce qui constituait le caractère distinctif de chacune de ces constructions et leurs potentialités, et ce qui pouvait être modifié, adapté, complété ou supprimé.

Lire également: Avanchet-Parc: un pas en avant, deux pas en arrière, Giulia Marino

Réinvestir des immeubles de logements collectifs existants au cœur des villes pour y développer un habitat à résonances communautaires est aussi un enjeu social et durable. Ce modèle d’habitat introduit de la mixité sociale là où elle est en voie de disparition ou quasi inexistante. Par sa relation à l’espace public et l’attractivité de ses espaces programmés ouverts sur le quartier, il affiche cette possibilité de vivre la ville autrement en faisant le choix d’un mode de vie alternatif. Les populations habituellement destinées à habiter des immeubles monofonctionnels et spécifiques à leur condition (logements sociaux, logements étudiants, foyers de jeunes travailleurs, logements spécifiques ou d’urgence, résidences seniors…), construits souvent dans des territoires déshérités, retrouvent accès à l’attractivité et à l’intensité des centres urbains. 

Penser la ville depuis l’intérieur dans ses dimensions architecturales, sociales et environnementales s’élabore simultanément au travers de la perpétuation d’un modèle social ­reproductible, basé sur le collectif, la mutualisation et le partage et en réinvestissant le cadre bâti existant pour ses qualités souvent oubliées dans la production du logement contemporain. Du cœur de cette réflexion se dégage une voie vers une action sur mesure, loin des standards, valorisant ce qui existe déjà et attentive aux mutations de nos sociétés. 

La modernité à l’épreuve des modes de vie contemporains 

L’immeuble du 38-40, avenue Ernest-Pictet à Genève9, l’un des trois supports de notre expérimentation, a été achevé en 1961 par les architectes Lucien Archinard et Jean Zuber. Cette coopérative d’habitation nommée «le Bois Gentil» est née des efforts communs de l’association suisse des cheminots, de la Confédération et du Canton de Genève10. À destination des cheminots (CFF) et de leurs familles, l’immeuble de treize étages sur rez-de-chaussée est composé de logements à loyers modérés. 

Nous avons établi, en collaboration avec les membres du laboratoire LASUR, un récit programmatique11 qui décrit les publics usagers de l’immeuble, la nature de la programmation, des communs et les typologies de logements. Ces composants programmatiques, issus de l’analyse sociologique des évolutions des modes de vie et des rythmes, se sont affinés en fonction des caractéristiques de l’immeuble, de ses spécificités ­morphologiques et typologiques, de son échelle ou encore de sa relation au quartier. Ainsi la très grande échelle du bâtiment de l’avenue Ernest-Pictet nous a permis d’envisager un immeuble à vocation métropolitaine, pensé comme une petite ville dans la ville où se superposent des entités programmatiques et typologiques très variées par leurs échelles et leurs modes de fonctionnement, pour mieux répondre aux besoins et aux rythmes des habitants qui y séjournent sur le court, moyen ou long terme. 

La programmation que nous proposons s’inscrit dans la dimension internationale de Genève. Elle propose d’accueillir des travailleurs internationaux qui doivent trouver à se loger au plus près de leur lieu d’activité sur des périodes longues (profils d’expatriés), mais aussi sur des périodes plus courtes (travailleurs frontaliers ou pendulaires). Ces populations qui viennent d’un autre pays et parfois d’une autre culture pourraient ainsi vivre parmi une population genevoise qui a fait le choix d’habiter un immeuble à résonances communautaires et participer aux échanges, expériences et situations de partage induits par ces modes de vies.  

L’immeuble de l’avenue Pictet a donc vocation à accueillir des résidents aux profils variés dont l’objectif est de vivre autrement. Cette multiplicité implique de porter une attention particulière à la fois aux typologies de logements adaptées aux rotations résidentielles et aux rythmes différenciés, à la programmation des espaces en relation avec les usages et les besoins de ces habitants (travail, culture, loisir, activité physique, éducation…) ainsi qu’au respect de l’intimité de chacun. 

Le rez-de-chaussée, très public, comprend un hall d’accueil, une bibliothèque, un espace culturel associatif, une grande salle commune et une crèche, accessibles depuis l’espace public et depuis la rue intérieure existante. 

Une auberge, sur deux niveaux, composée de petits logements hybrides (chambres, dortoirs et petits appartements), avec un grand espace commun central et une cuisine partagée accueillent les publics sur de courtes durées. Des «clusters amplifiés» sur trois niveaux regroupent de grandes colocations, des appartements familiaux et des So-Ho (Small office-Home office); ensemble, ils créent de petites unités de voisinage qui favorisent la mutualisation des services. Deux niveaux sont laissés à l’état brut, permettant aux futurs habitants de les aménager collectivement et d’y spatialiser leur mode de vie. Enfin, l’attique offre des espaces communs et des bureaux pour la gestion de l’immeuble comme cela existait à l’origine.

Les transformations et adaptations varient en fonction des entités programmatiques proposées et autorisent de nouvelles partitions de l’espace. 

Le long corridor de distribution existant, sans lumière naturelle, a justifié la création d’une cage d’escalier face à chaque noyau d’ascenseurs. Cette intervention permet, selon les besoins, de fractionner le plan d’étage et ainsi de libérer progressivement les extrémités puis le centre du plan de sa circulation. Ces espaces libérés sont exploités pour former de ­nouvelles typologies de grands appartements partagés.

Autour des nouveaux escaliers créés s’agglomèrent, selon les opportunités offertes par la structure du plan, des espaces de services dédiés aux habitants. Ces paliers augmentés, présents à tous les niveaux, assurent des fonctions supports – espace de buanderie, atelier, espace de travail – pour les différentes typologies de l’étage, selon les besoins des occupants. Aux étages du cluster amplifié, le palier augmenté s’articule autour des noyaux d’ascenseurs pour donner une entrée aux typologies de logement. 

Outre la création de deux cages d’escalier sur la hauteur du bâtiment, les interventions se limitent à la relocalisation et au regroupement des pièces humides et à la suppression/création de nouvelles cloisons lorsque cela est nécessaire. Le regroupement de plusieurs appartements pour former un cluster ou une colocation libère des cuisines qui deviennent des salles de bains individuelles ou partagées, éclairées naturellement. La démultiplication des circulations verticales permet d’une part de créer des clusters traversants dotés de deux entrées mais aussi d’investir le couloir de distribution existant pour le transformer en cuisine commune. 

Reproductibilité de la méthode

L’approche exploratoire sur ce bâtiment nous invite à penser que l’expérience est reproductible dans d’autres immeubles même si chaque situation revêt un caractère spécifique et contextuel. Intervenir dans l’existant signifie prendre en compte les singularités qui lui sont propres. La manière dont l’existant est conservé, modifié, complété, diffère en fonction de l’héritage typologique, la partition structurelle ou encore la qualité ornementale. Dans certains bâtiments, il s’agira de s’attacher au plus près de l’existant, en intervenant par acupuncture, en conservant le maximum d’éléments, en les détournant. Dans d’autres, les interventions seront plus lourdes et de l’ordre de la transformation du support pour créer de nouvelles conditions d’habitabilité. C’est par l’analyse préalable des bâtiments et de leurs spécificités puis par la programmation que les processus de modification et de transformation doivent être élaborés tout en garantissant une adaptabilité permanente.

À Paris, notre recherche trouve une application concrète dans le cadre du projet de transformation de la Tour des Poissonniers dans le 18e arrondissement12. Construite par Raymond Lopez entre 1959 et 1961, elle est composée de logements familiaux et fait aujourd’hui l’objet d’une adaptation à un programme mixte de logements pour étudiants et jeunes chercheurs, complétée d’une résidence des arts. 

 

Notes

 

1. Fagart & Fontana, Renouveler la ville depuis l’intérieur, Caryatide, Paris, 2022, issu d’une recherche dirigée par Line Fontana de 2018 à 2021 à la HEAD-Genève avec le soutien du fonds stratégique de la HES-SO, de l’association VSI-ASAI, de la Fondation Sotto Voce et de l’agence Fagart & Fontana. L’équipe de recherche: Saskia Zürcher, Thierry Buache, Georg-Christoph Holz, Cohann Rémy, Yves Corminboeuf, Sébastien Grosset.

 

2. Corpus composé de huit projets construits: Hardturm bât. A, Stuechli + Bünzli & Courvoirier pour la coopérative Kraftwerk (Zurich 2001); Heinzenholz, Adrian Streich Architekten pour la coopérative de Kraftwerk (Zurich 2011); Kalkbreite, Müller Sigrist pour la coopérative Kalkbreite (Zurich 2014); Hunziker bât. A, Duplex Architekten pour la coopérative Mehr als Wohnen (Zurich 2015); Zwicky Süd Haus 5, Schneider Studer Primas Architekten pour la coopérative Kraftwerk (Zurich 2016); 55 Rigaud, Bonhôte Zapata pour la coopérative CODHA (Genève 2017); Soubeyran, Atba pour les coopératives Equilibre et Luciole (Genève 2017); Les Vergers, Liengme Mechkat + BLSA pour la coopérative Equilibre (Genève 2018)

 

3. Luca Pattaroni (co-directeur du laboratoire LASUR), Garance Clément, Guillaume Devron

 

4. Line Fontana, Saskia Zürcher et David Fagart, «Patrimoine ordinaire – Trois périodes, trois bâtiments», in Fagart & Fontana, Renouveler la ville depuis l’intérieur, op. cit., pp. 113-117

 

5. Luca Pattaroni, «Context – Actualité des résonances communautaires», in Renouveler la ville depuis l’intérieur, ibid., pp. 52-56

 

6. Line Fontana, Saskia Zürcher et David Fagart, «Logements à résonances communautaires – exploration d’une thématique – Du chez-soi au chez-nous», in Renouveler la ville depuis l’intérieur, ibid., pp. 63-69

 

7. Line Fontana, Saskia Zürcher et David Fagart, «Patrimoine ordinaire – Trois périodes, trois bâtiments», in Renouveler la ville depuis l’intérieur, ibid., pp. 113-117

 

8. Le photographe Dimitri Djuric a réalisé les reportages photographiques de nos visites du patrimoine ordinaire à Genève et des logements à résonances communautaires à Genève et Zurich.

 

9. L’immeuble est inspiré du modèle des Tours de Carouge, construites en plusieurs étapes à partir de 1958 par un groupement d’architectes dont Georges Brera, Paul Waltenspühl et Lucien Archinard faisaient partie.

 

10. Leur union découle d’une lutte commune contre la pénurie de logements dans la ville de Genève à cette période.

 

11. Line Fontana et David Fagart, «Expérimentations – Adaptations du patrimoine ordinaire, Faire Maison, Faire Quartier, Faire Ville», in Renouveler la ville depuis l’intérieur, op. cit., pp. 149-201

 

12. Projet de transformation de la Tour des Poissonniers pour le bailleur social Paris Habitat. Équipe lauréate du dialogue compétitif en 2022: l’AUC (architecte mandataire), Fagart & Fontana (architecte associé), Mosbach Paysagistes, Arcadis (BET), BMF (économiste), AHA (communication), LASUR-EPFL (sociologue). tourdespoissonniers.parishabitat.fr

Cet article fait partie du dossier Transformer! du numéro de février 2025 de la revue TRACÉS. 

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