Matériaux d’excavation, la grande évasion
Le canton de Genève génère chaque mois 200’000 m3 de matériaux d’excavation. L’immense majorité est exportée, par camions, toujours plus loin. Une table ronde s’est tenue au pavillon Sicli en décembre 2021 sur la manière de gérer ces matériaux sur leur territoire. Créer de nouveaux paysages est-il une voie possible? Ou faut-il cesser de construire en sous-sol, notamment des parkings souterrains?
Il est l’homme des autoroutes et des aéroports, celui qui aménage les paysages des grandes agences onusiennes qui s’installent à Genève ou des cités d’habitation qui poussent au milieu des champs et des anciens domaines: le BIT, l’autoroute Lausanne-Genève, la cité du Lignon, c’est lui. Dans ces années d’intense développement que sont les années 1960 et 1970, l’architecte-paysagiste suisse Walter Brugger (1924-2002) ne craint pas de modeler des paysages totalement artificiels, créant collines et vallonnements sur des terrains à la topographie régulière avant ses interventions. L’exposition photographique sur son travail, qui s’est tenue au pavillon Sicli à Genève1, a montré la qualité de ces «nouveaux paysages», reconnus désormais comme faisant partie du patrimoine régional.
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Pourtant, quand il est transposé aux années 2020, ce geste de terrassier est compris comme celui qui fait table rase du contexte. De l’anti-paysage en quelque sorte. Mais la réalité des chiffres de la densification qui a cours en Suisse, et à Genève en particulier, commence à lui donner un autre sens: comme l’a rappelé Jacques Martelain, directeur du Service de géologie, sols et déchets du Canton de Genève (GESDEC), le canton du bout du lac extrait près de 2,5 millions de m3 de matériaux de sous-sol par an, soit l’équivalent de trois tours RTS ou 80 piscines olympiques ou encore 13'500 camions... Que fait-on de ces déblais? Un petit quart est recyclé ou valorisé dans la construction, un autre remblaie des gravières et la moitié restante est exportée. Par camions, et toujours plus loin. Avec les jardins et les paysages de Walter Brugger en toile de fond, une table ronde conviant des architectes-paysagistes et des professionnels des sols a posé la question d’une approche paysagère pour gérer ces matériaux sur place.
Le secours du paysage
Célia Pépin, architecte-paysagiste chez Verzone Woods Architectes (VWA) à Vevey, a présenté le projet qu’elle pilote à Bernex et Confignon (GE): le parc agro-ubain, avec sa ferme et ses champs cultivés, est en cours d’aménagement. Lauréat d’un concours (2013), le projet prévoit d’emblée la création d’un pli longeant tout le flanc ouest du parc, de manière à le protéger de l’autoroute. Chantier impressionnant et vertueux, mais qui ne concerne «que» 100'000 m3 de matériaux terreux. Or le canton de Genève produit, ou plutôt extrait, 200'000 m3 de matériaux d’excavation par mois. De quoi s’agit-il exactement? De tout ce qui est extrait du sol «lors de travaux de génie civil ou de construction, tels que fouilles, tunnels, cavernes et galeries»2. D’un point de vue pédologique, cela correspond à l’horizon C du sous-sol, situé sous le B (sous-couche) et le A (terre végétale). Des matériaux inertes et non polluants, mais dont personne ne veut ici, même si le Canton de Genève, souhaitant briser le cycle infernal de l’exportation, a identifié des sites pour des décharges. En faire des projets de paysage «à la Brugger» aiderait sans doute à l’acceptation, mais cela suffirait-il, quantitativement? Sûrement pas, si on continue à en produire de la sorte.
Les intervenants à la table ronde se sont accordés à dire que l’exportation de ces «déchets» ne pourra pas avoir lieu indéfiniment, pour d’évidentes questions d’atteinte aux fonctions du sol (infiltration des eaux, support de la végétation, stockage du CO2, etc.), de pollution lors du transport, mais aussi de capacité «d’accueil» des sites receveurs. Les régions limitrophes ont absorbé leur quota, au point que «les camions genevois vont de plus en plus loin, vers Chambéry ou Grenoble, a expliqué Jacques Martelain. Nos voisins français pratiquent des méthodes de valorisation notamment à la chaux qui donnent de bons résultats. Elles ne sont pour l’instant pas possibles en Suisse, pour des questions légales.»
Solutions réactives
Encore expérimentales, la valorisation offre des perspectives que les villes explorent, notamment pour transformer les matériaux de l’horizon B en substrat «plantable». Les millions d’arbres qui aideront à lutter contre la chaleur dans les décennies à venir ont besoin de terre pour pousser et on ne pourra pas se servir indéfiniment dans les champs, rappelle en substance Emmanuel Graz, architecte-paysagiste et coordinateur de grands projets à la Ville de Lausanne. Des alternatives à la terre végétale sont en cours de test, comme la technique du biochar, ce charbon qui remplace la terre dans le mélange terre-pierre dans lequel on plante les arbres urbains depuis quelques années.
Ces solutions, intéressantes mais réactives, ne suffisent pas. Selon les intervenants à la table ronde, public compris, il y a nécessité d’agir à la source, et donc de cesser d’excaver le territoire comme on le fait depuis des décennies. Et comme on prévoit de le faire encore, dans tous les projets à venir. S’il n’en a pas chiffré la part, le chef du GESDEC a reconnu celle, très importante, des déchets issus de la construction des parkings en sous-sol. La table ronde s’est terminée par ce constat: la question des remblais / déblais ne se résume pas à un problème de gestion des déchets assigné à un seul service. Elle relève d'une logique beaucoup plus globale, qui touche notamment à la mobilité. Comme souvent lorsqu’il s’agit de transition écologique, inverser le regard et revoir complètement nos manières de faire semble la seule approche valable.
Notes
1. Exposition Les jardins et les paysages de Walter Brugger, du 26 novembre au 8 décembre 2021, dans le cadre du 50e anniversaire de la formation d’architecte-paysagiste en Suisse
2. OFEV, Directive fédérale pour la valorisation, le traitement et le stockage des matériaux d’excavation et déblais, 1999