Mo­nique Kel­ler: «Lau­sanne Jar­dins est un la­bo­ra­toire d’idées»

Depuis 1997, tous les cinq ans, Lausanne Jardins tâche de «bouger les lignes» sur des questions liées au paysage en organisant une manifestation grand public. Cette année, elle déconstruit les mécaniques des trois cycles de l’eau et ne craint pas de mettre le doigt dans l’engrenage.

Date de publication
11-06-2024

TRACÉS: Il y a cinq ans, Lausanne Jardins abordait la terre, cette année l’eau. Pourquoi l’eau?
Monique Keller: Après la thématique du sol urbain et de la pleine terre (2019), il était logique qu’on interroge l’eau, qui est intimement liée aux plantes et à leurs sols. On ne parle pas seulement de l’eau visible, celle des lacs et des rivières (cycle de l’eau bleue), mais aussi de l’eau moins visible, qui va du sol à l’air via les plantes, par évapotranspiration (cycle de l’eau verte) et de celle que l’on ne veut pas voir: l’eau exploitée par notre société pour l’agriculture, pour extraire des minerais, laver des routes ou conduire nos déjections (cycle de l’eau grise). Lausanne Jardins 2024 interroge et révèle ces trois cycles corrélés qui constituent la ville, sa topographie, son métabolisme.

À Lausanne, on voit le lac, mais les rivières sont invisibles…
Les rivières ont façonné la ville mais on a fini par les considérer comme une nuisance, on les a recouvertes et évacuées dans des canalisations souterraines à haut débit, comme pour s’en débarrasser. Il faut se souvenir que la vallée formée par le Flon était humide et nauséabonde et que si la place de la Palud a été nommée ainsi, c’est en lien avec la zone marécageuse qui s’y trouvait. Au 19e siècle, les embouchures de la Vuachère ou de la Chamberonne étaient de véritables cloaques, comme on le voit en regardant de près dans les peintures de François Bocion. Et jusqu’à l’exposition nationale de 1964, la joliment renommée Vallée de la Jeunesse, également creusée par le Flon, était en réalité une décharge à ciel ouvert. Le collectif Affluent, avec lequel nous collaborons, a fait des propositions concrètes pour raconter cette histoire, et montrer aussi le potentiel de remettre à ciel ouvert les rivières en ville.

Aujourd’hui, avec l’augmentation des températures, cette eau nous manque cruellement. Nous allons devoir ralentir les cycles de l’eau afin de la capter et lui permettre d’infiltrer le sol – car lors de sécheresses ou de canicules, l’eau infiltrée peut s’évaporer et contribuer à baisser la température. Dans le cycle vert, il y a un triptyque eau-sol-arbres qui rend la ville viable. L’eau nourrit les arbres, les arbres rafraîchissent et nourrissent le sol, qui absorbe l’eau, etc. Ce système est brisé si l’un des trois vient à manquer. 

Cela correspond au concept de «ville-éponge», tel qu’on l’emploie actuellement, mais qui réunit une diversité d’approches, de techniques et de méthodes. 
Un sol désimperméabilisé contribue fortement à décharger les STEP du volume d’eau de ruissellement. Dès qu’il pleut abondamment, on assiste à la surcharge des collecteurs qui se déversent alors directement dans le milieu récepteur, ici le lac. Je ne suis pas sûre que les gens le savent. Et pourtant, aujourd’hui encore, il y a de grandes réticences à rendre la ville plus perméable.

Plus largement, en Suisse, 90 % des zones humides ont disparu. Il ne reste que les zones sèches et les étendues d’eau, comme les lacs et les rivières. Or ces zones intermédiaires qui s’assèchent et s’humidifient selon les saisons accueillent une faune et une flore bien spécifiques – des grenouilles, mais aussi de nombreux insectes en voie de disparition. Dans l’environnement urbain, elles fonctionnent aussi comme zones climatiques tampons, car elles offrent une inertie thermique qui rallonge le délai entre temps humides et temps secs. 

Concrètement, comment vous positionnez-vous sur le sujet de la ville éponge?
Par la démonstration. Avec le Habitat Research Center (HRC) de l’EPFL (Pr Paola Viganò), nous proposons un Jardin de pluie à l’emplacement du Jardin de circulation de la Vallée de la Jeunesse. Il est entièrement financé par La Mobilière: les assurances ont tout intérêt à inciter les collectivités publiques à s’emparer du sujet de la ville éponge et mettre en œuvre des mesures concrètes sans attendre, étant donné les coûts astronomiques. Le ruissellement de surface est à l’origine de deux tiers des dommages dus aux inondations. Et ces aléas vont s’intensifier. 

Le Jardin de circulation est né pendant l’Expo 64. Il est composé d’espaces minéralisés et peu végétalisés et, bien qu’on se trouve au-dessus de l’ancien lit du Flon, les eaux de pluies y sont entièrement drainées. Un condensé de ville pensée à l’époque du tout-voiture. Nous avons alors imaginé de le faire évoluer en un condensé de ville-éponge contemporaine. Objectif: 100 % de l’eau reste sur le site. Cela est obtenu avec quelques techniques d’aménagement peu onéreuses: travail précis sur la topographie afin de maîtriser et corriger les bassins versants, dégrappage de 700 m2 de bitume pour désimperméabiliser le sol, changement d’albédo pour diminuer l’effet d’îlot de chaleur, création d’une noue et d’un fossé (perméables) et d’un étang (imperméable). Nous avons conservé la plupart des grilles de collecte de l’eau de pluie, mais avons déconnecté les collecteurs du réseau principal pour les détourner dans les zones de retention d’eau. Enfin, nous avons aussi travaillé les surfaces et revégétalisé. Avec un minimum d’interventions (un chantier de trois semaines), nous montrons qu’il est possible de changer radicalement les caractéristiques d’un lieu. Cette méthode pourrait être appliquée sur de nombreux espaces publics de la ville.

Lausanne Jardins se veut plus qu’une exposition, c’est également un «laboratoire urbain». Quelles sont les autres expérimentations et démonstrations sur lesquelles nous devrons compter cette année?
Il y a évidemment plusieurs jardins qui thématisent la question des rivières: La rivière augmentée préfigure la renaturation de la Chamberonne, Delta propose de libérer l’embouchure de la Vuachère, pour retrouver ainsi un milieu écologique fragile qui abrite une riche biodiversité. Au-dessus du gazon, le brouillard recrée des zones humides dans les interstices entre les terrains de sports sur l’ancienne vallée du Flon. Mél-usine parle des sols et de phyto-épuration, de l’exploitation des gravières et de l’économie du lac en général. L’Arête propose d’amener une dynamique dans le lac afin de recréer des lieux de vie. Runway Rain exploite la toiture solaire de la piscine de Bellerive pour créer un jardin de production grâce à un système d’irrigation, etc. 

Jardin d’Aisance démontre qu’il est possible de constituer des jardins-forêts en utilisant l’«or jaune»: notre urine qui, une fois diluée, fait un excellent engrais naturel. Le précieux phosphate est extrait des mines à l’autre bout du monde alors que chaque citoyen suisse produit de quoi fertiliser 500 m2 de terre cultivable par année – soit exactement la surface qu’il faut pour nourrir une personne. Lausanne Jardins n’a pas la prétention de résoudre tous les problèmes, mais de proposer des pistes et de susciter le débat. 

Intervenir sur le Léman est certainement une gageure, non?
On a l’impression que le lac est un grand espace ouvert, mais en réalité il est très réglementé, en raison du nombre d’usagers: pêcheurs, exploitants du sable, compagnie de navigation, plaisanciers, nageurs… sans oublier la biodiversité. Chaque fois qu’on intervient dans le lac, on dérange. Et donc toutes les installations temporaires ont été problématiques, car elles n’entrent dans aucun règlement… Il aura fallu créer des zones d’exclusion à la navigation, et sur ce point Lausanne Jardins tâche de faire bouger les lignes: démontrer qu’il y a de nouvelles façons d’envisager le rapport à l’eau, qu’il faut accompagner l’engouement pour le bain en eau libre alors que les piscines sont saturées. Ainsi des jardins prennent la forme de pontons, de radeaux et même d’un bassin olympique.

Il y a aussi plusieurs îles, comme Îles Forel: Paysages disparus, une installation dédiée à François-Alphonse Forel (1841-1912), qui a jeté les bases scientifiques de la limnologie moderne. Bien carrées en plan, les «Îles Forel» recréeront ces milieux humides lacustres qui ont disparu avec les enrochements mis en œuvre à grande échelle dans l’après-guerre. Comme d’autres, cette installation questionne l’impact de nos interventions sur le paysage et notamment les berges.

Il semblerait que la mise en œuvre des jardins ait soulevé bien des difficultés… 
Oui, et c’est le véritable enjeu de Lausanne Jardins, qui n’est pas une biennale ou un festival avec un cadre bien circonscrit et protégé. Il s’agit d’intervenir dans l’espace public, en conditions réelles. Et construire sur l’eau impose une complexité encore supplémentaire, exigeant des expertises d’ingénieurs spécialisés. Chaque site diffère et impose des contraintes, souvent inattendues. Les installations doivent se protéger d’elles-mêmes et garantir la sécurité des usagers. Or la sensibilité au risque est très forte à Lausanne. Dès lors, les procédures d’autorisation sont longues et exigent de nombreux allers-retours avec différents services. Et malgré les validations, on ressent des réticences au moment de donner le feu vert car personne ne veut prendre la responsabilité…

L’une des installations les plus spectaculaire, Le jardin des délices métalliques, a dû être abandonnée pour des raisons de sécurité. Cet anneau de dépollution flottant à l’embouchure de la Chamberone n’a pas passé la rampe des autorisations. Dommage, car le projet rendait explicite le degré de pollution des rivières qui se jettent dans le lac et proposait une même une solution de filtrage 100 % naturelle. Mais, au-delà des résultats visibles, l’intérêt de la manifestation réside aussi dans le processus. Et il est riche en enseignements.

Peut-on dire que Lausanne Jardins revêt donc un caractère militant?
Non, nous nous contentons de proposer des jardins et, ce faisant, nous mettons le doigt où ça fait mal. Car derrière son côté plaisant, cette manifestation grand public dérange au fond, car elle est hors des clous, elle pousse les services à leurs limites… Je dirais que Lausanne Jardins pointe nos difficultés à agir de manière souple et agile sur l’espace public. Nous sommes encore habitués aux manières de faire qui accompagnent la stabilité des dernières décennies. Or dans une période d’instabilité environnementale, ces structures se révèlent inadaptées. Il faudrait être réactif dans l’espace public et les longues planifications en amont arrivent à leur limite – on le voit bien avec les mégaprojets bloqués (la place de la Gare, par exemple). Les règles du jeu évoluent rapidement, mais pas les manières de fonctionner.

Aussi ce projet de jardins éphémères, organique et agile, vient bousculer tout cela. Le plus important n’est peut-être pas le résultat mais les enseignements: le processus de fabrication de cette manifestation permet de faire l’expérience de ces verrous, de cette complexité. Pour la Ville, Lausanne Jardins est un laboratoire qui force les services à travailler de manière transversale. Et si le Service des parcs et domaines (SPADOM) a beaucoup fait évoluer ses pratiques en 25 ans, c’est aussi grâce à Lausanne Jardins.

Souvent, les architectes du paysage se plaignent de ne pas être assez entendus ou que leur travail est relégué en fin de processus alors que leur expertise sera toujours plus cruciale à l’avenir, notamment pour la question de l’eau et du rafraîchissement urbain. Lausanne Jardins fait-il aussi passer un message?
Lausanne Jardins a une approche pluridisciplinaire: le Jardin de pluie, par exemple, a été élaboré au sein d’un groupe de travail avec une dizaine de représentants de différentes disciplines, de services municipaux, de hautes écoles, d’entreprises et d’association, comme le VSA (Association suisse des professionnels de la protection des eaux). De manière plus globale, il me semble qu’on ne pourra répondre aux défis à venir qu’en sortant des silos et en travaillant de manière transversale. Mais il est clair que les architectes paysagistes ont une place à prendre dans ce débat et doivent manifester leur autorité.

Lausanne Jardins 2024
Manifestation – 15.06-05.10.2024
De Vidy à Haldimand

 

-> lausannejardins.ch

 

Exposition – 14.06-28.10.2024
Water Designs: l’eau dessine la ville
Archizoom, EPFL

 

-> archizoom.ch

Lausanne Jardins 2024 en vidéo

 

Jusqu'en automne ce tient la grande manifestation paysagère au bord du Léman à Lausanne. Nous avons demandé à quelques concepteur·rices de nous expliquer leur projet et revenir sur les enjeux de leur mise en œuvre. Lien vers le dossier Lausanne Jardins 2024

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