Monuments modernes. Matière, texture, image
A l’heure des dérestaurations, une nouvelle considération de la substance matérielle se profile dans la sauvegarde du patrimoine monumental du 20e siècle, avec la notion d’authenticité en toile de fond. Retour sur ce lent et progressif revirement disciplinaire.
L’histoire de l’Immeuble Clarté à Genève est mouvementée, tourmentée même. En dépit du classement au titre de Monument historique d’importance nationale en 1986, le bâtiment, menacé de démolition à plusieurs reprises, a été longtemps délaissé. Ainsi, au moment où la section genevoise de la Fédération des architectes suisses (FAS) se mobilise et que le Conseil d’Etat, en 2003, envisage dans l’urgence d’imposer des travaux d’office aux propriétaires, le bâtiment de Le Corbusier est très dégradé. Paradoxalement, l’absence de campagnes de restauration d’envergure depuis son achèvement en 1931 en fait aussi le dernier témoin matériel de la production emblématique de l’architecte dans l’entre-deux-guerres, notamment en ce qui concerne les enveloppes. Face aux restructurations radicales du Centrosoyuz à Moscou, de l’Immeuble Molitor et du Pavillon suisse, ou encore de la Cité de Refuge à Paris, le mur-rideau de Clarté résiste. Certes rouillé, coincé, emboué, mais il résiste tout de même.
La présence importante des éléments d’origine a orienté la restauration de 2007-2009, conduite selon un cahier des charges issu d’un relevé minutieux du bâtiment et soutenue par la Commission fédérale des monuments historiques. Les châssis coulissants sont alors réparés, les verres armés d’une fine résille métallique sont conservés même quand ils sont fendus, les pans de verre en briques Nevada sont systématiquement récupérés par l’intégration de nouveaux composants afin d’en combler les manques éventuels. Exception faite des balcons qui sont reconstruits, une grande attention a été donc portée à la matière originale.
Cette approche certainement heureuse, justifiée par la relative intégrité du bâtiment, n’est pourtant pas uniquement l’histoire d’une conjoncture favorable; elle s’inscrit dans une tendance plus générale qui se profile ces dernières années pour le patrimoine du 20e siècle, dont la qualification de «monument» semble enfin acquise. La pratique de la restitution à l’identique est progressivement remise en cause, marquant un changement d’attitude lent et quelque peu laborieux, mais qui est à considérer comme un renouvellement disciplinaire extrêmement significatif.
Restitution, reconstruction
Bien que nécessaire, la Recommandation relative à la protection du patrimoine du 20e siècle éditée par le Conseil de l’Europe en 1991 ne se concentrait que sur la réception et la protection de l’architecture moderne et contemporaine, un processus non linéaire, amorcé dans les années 1970 et ponctué par de nombreux revirements. Amplement débattue dans cette phase pionnière, la difficulté à définir les critères justifiant la reconnaissance patrimoniale de l’architecture du 20e siècle «matérialisant une rupture esthétique trop radicale pour que la doxa et son goût consensuel du beau les abrite sans justification»1, a masqué la question du projet de sauvegarde et ses modalités. L’interrogation «doit-on tout conserver?», a remplacé dans un premier temps celle, tout aussi cruciale, du «comment conserver?».
Dans ce cadre, de façon apparemment contradictoire, la spécificité constructive et la dimension souvent expérimentale propres à la production du 20e siècle ont été à la fois l’une des preuves de son appréciation et la raison principale de sa disparition. Le principe douteux du «caractère transitoire, visant donc à satisfaire des expériences uniques et non reproductibles»2, est devenu le prétexte pour des interventions de reconstruction, voire, dans certains cas, des véritables réinterprétations, qui plus est, irréversibles. L’objectif étant de préserver l’image du bâti – si ce n’est son esprit, avec toute l’ambiguïté de la démarche –, les échanges entre les spécialistes se sont longtemps concentrés sur la manière de détourner les techniques constructives contemporaines pour reproduire l’apparence du bâtiment, tout en profitant d’en corriger les défauts de conception. Les châssis en aluminium anodisé à rupture de pont ont alors remplacé les serrureries en acier laminé d’origine, raffinées mais délicates; la suggestive ondulation des verres étirés de l’entre-deux-guerres a disparu au profit des surfaces parfaitement planes et réfléchissantes des verres float ; des peintures synthétiques se sont superposées aux crépis minéraux teintés dans la masse, dont la texture et la nuance originales sont à peine évoquées.
Sur la base de sources documentaires le plus souvent exhaustives allant parfois jusqu’au détail d’exécution – ce qui n’est pas le cas du patrimoine ancien, qui oblige à recomposer et interpréter des fragments matériels généralement lacunaires –, les bâtiments modernes sont donc littéralement reconstruits, au nom d’un état d’origine idéal, qui néglige ses stratifications successives et fait abstraction de ses qualités physiques. Les expériences de reproduction intégrale d’objets autrefois éphémères – du Pavillon de Mies van der Rohe à Barcelone, à celui de José Lluís Sert pour l’Exposition internationale de 1937 –, sont à considérer comme des cas isolés, justifiés par des intentions essentiellement «pédagogiques». De même, la construction différée reste une approche contestable et contestée – pensons à certains projets non réalisés de Frank Lloyd Wright, achetés sur catalogue et exécutés à neuf aujourd’hui. A une autre échelle, ce qui veut dire dans la pratique courante, le changement est plus subtil, sans être moins radical: la restitution systématique des éléments constructifs et des composants d’origine reproduits à l’identique, souvent à grands frais, s’est imposée comme un véritable réflexe – le siège de Nestlé, par exemple, qui a fait école en Suisse romande. Cette approche généralisée a fini par produire des bâtiments hybrides, tant ambigus sur le plan philologique que dramatiquement simplifiés sur celui de l’architecture.
Hormis les quelques voix critiques qui se sont élevées à la fin des années 1980 contre les dérives potentielles des stratégies de restitution massive – c’est le cas, par exemple, de la polémique qui a accompagné la très controversée reconstruction de la Weissenhof Siedlung à Stuttgart3 –, le malentendu s’est durablement installé. Sous couvert d’une fragilité matérielle considérée comme endémique dans la production du 20e siècle, son projet de sauvegarde a été réduit à une simple question technique, négligeant ses implications culturelles. Ironie de l’histoire, au moment où l’architecture moderne est reconnue comme monument historique, on déroge systématiquement aux paradigmes de la restauration des monuments historiques anciens qui sont amplement acquis dans la culture européenne. Autrement dit, si le faux-vieux est fermement proscrit, le «faux-moderne», tout aussi caricatural, ne semble pas poser de problèmes déontologiques majeurs, au grand dam de la Charte de Venise4.
Dérestauration, conservation
Dès les premières phases de reconnaissance du patrimoine du 20e siècle, dans les années 1980, celui-ci a été considéré comme un corpus à part, une anomalie en quelque sorte. En l’absence d’une réflexion théorique d’envergure en mesure de dépasser les cultures établies, la restauration du style – Viollet-le-Duc docet – a été longtemps admise de manière implicite comme une bonne pratique, voire la seule bonne pratique capable de restituer fidèlement les valeurs de la modernité architecturale.
Vingt-cinq ans plus tard, les tenants et les aboutissants du débat se déplacent. «Le penchant à la reconstruction dans l’état original»5 qu’observait un conservateur néerlandais lors du célèbre colloque de La Tourette en 1987 (parfaitement incarné par l’actualité de l’œuvre de Gerrit Rietveld), est remis en question ; la notion d’authenticité matérielle des bâtiments, peu importe si anciens ou modernes, revient sur le devant de la scène. Elle est désormais consacrée, en 2011, par une prise de position du Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS) préconisant que, dans le patrimoine moderne, «la consolidation et la conservation des éléments significatifs est préférable à tout remplacement»6.
Différents facteurs, tant d’ordre culturel que technique, ont contribué au revirement disciplinaire salutaire qui se dessine actuellement en faveur de la conservation. D’une part, en même temps que le deuxième (ou troisième) cycle de vie des objets iconiques restaurés dans les années 1980 et 1990 s’achève, on peut désormais constater la perte irréversible des qualités intrinsèques d’origine, remplacées par des éléments contemporains qui, par ailleurs, n’ont pas donné les résultats escomptés en termes de durabilité. A l’âge de celles que l’on peut tout naturellement considérer comme des «dérestaurations», on en prend acte ; les pièces qui ont survécu à la vague de restitution effrénée deviennent des témoins précieux, uniques, qui méritent d’être préservés comme seule trace authentique, et seule capable d’exprimer les qualités architecturales de l’œuvre construite.
Ainsi, comme le remarque fort justement Ruggero Tropeano dans une chronique sur la sauvegarde récente de la Villa Tugendhat7 (image, image, image, image), l’attitude a changé depuis la première intervention des années 1980. En Suisse aussi, la belle restauration du remarquable siège de l’Administration fédérale des douanes à Berne de Hans et Gret Reinhard (1950-1951), en cours, est conduite dans le respect de ses qualités matérielles, conservées et valorisées si elles existent – y compris au niveau du mobilier et des dispositifs d’éclairage –, ou restituées quand elles ont disparu lors des précédentes campagnes de travaux, et uniquement dans ce cas. Même dans des interventions qui, à juste titre, étaient considérées dans les années 1990 comme exemplaires, la démarche «basée à l’époque sur une intuition exploratoire»8 évolue, elle devient plus rigoureuse, portant une grande attention aux éléments qui subsistent, comme c’est le cas des équipements intérieurs ou de certains éléments de façade de la Siedlung Neubühl (1928-1932) près de Zurich, dont on planifie une préservation soignée.
Ces considérations s’appliquent aussi à des opérations qui, pour des raisons didactiques évidentes, comportent une restitution des intérieurs qui se veut très fidèle. La chambre d’enfant au 1er étage de la Villa Cavrois récemment inaugurée est laissée à l’état du gros œuvre comme pièce témoin – la «pièce martyre», comme le dit son administrateur (fig. 3 et 4). Ce choix ne répond pas seulement au but de montrer l’état de dégradation dans lequel versait l’œuvre de Robert Mallet-Stevens, abandonnée, pillée, vandalisée, mais se veut aussi un moment didactique, afin de montrer «comment cette villa a été construite techniquement, avec l’ossature en béton, ses doubles murs de brique rouge ordinaire, les gaines électriques, les descentes d’eau intégrées dans la maçonnerie»9. Tout comme la matériauthèque aménagée dans la cave à vins «mettant en regard les matériaux d’origine et ceux conçus à l’identique pour la restauration», cette option atteste d’une attention à la matérialité qui aurait été impensable vingt ans auparavant. La (re)découverte du Cercle de l’Ermitage à Epesses, longtemps dissimulé derrière un décor rustique et des fausses poutres et que l’on croyait disparu, se situe dans la même logique: le travail philologique de reconstitution de la polychromie intérieure et de certains aménagements – indispensables à la compréhension de cette œuvre singulière d’Alberto Sartoris – est secondé par la conservation en l’état des quelques composants d’origine qui restaient encore en place.
Palimpseste. Image et/ou matière?
Si l’histoire de la construction – qui, elle aussi, est une discipline en pleine adaptation – nous a habitués à une nouvelle lecture technologique qui bénéficie d’une approche pluridisciplinaire élargie, l’histoire matérielle, de son côté, nous a appris que l’analyse minutieuse du bâti peut instruire le projet de sauvegarde aidant à en identifier les fondements de manière cohérente, voire scientifique. Le cas de l’appartement-atelier de Le Corbusier au 24, rue Nungesser et Coli à Paris, sur lequel le Laboratoire des techniques et sauvegarde de l’architecture moderne (TSAM) a été récemment appelé à se prononcer en vue de sa future restauration10, est en ce sens clarificateur. Loin de l’image dépouillée qui nous restitue l’Œuvre complète, la demeure de l’architecte est en effet un véritable palimpseste, résultat d’une stratification complexe où se superposent de nombreuses transformations conduites par Le Corbusier, qui en fait un véritable chantier permanent. Tout comme la stratégie d’éclairage artificiel, la mise en couleur ne cesse de muer au fil des années. Quant aux enveloppes, le pan de verre de la salle à manger fut reconstruit trois fois du vivant de Le Corbusier; en acier laminé, puis en bois tracé au Modulor, enfin en aluminium. Il participe à une véritable transfiguration de l’appartement-atelier, qui perd progressivement le caractère d’intérieur puriste, affichant une ambiance plus brutaliste. Quelle version privilégier lors de la restauration? De cette histoire matérielle sur la longue durée qui se prolonge après le décès de l’architecte par de nombreuses campagnes de travaux se dégage un constat clair: la stratigraphie du 24 NC participe de plein droit à l’importance de l’objet construit et impose une stratégie de conservation, écartant d’emblée des opérations de restitution d’un état choisi qui auraient impliqué un degré d’abstraction périlleux et comme tel inacceptable.
La matière, certes, reste complexe et est amplement débattue. Au moment où l’on atteste, par exemple, que les villas blanches de Le Corbusier profitaient en réalité d’une mise en couleur subtile et les maisons La Roche-Jeanneret retrouvent leur teinte ocre d’origine, les discussions sur l’avenir de la Villa Savoye résument clairement les termes de la question : la confrontation entre les historiens de l’architecture, attachés à l’image iconique des clichés en noir et blanc relayés dans les livres d’histoire, et les architectes-restaurateurs, soucieux de retrouver les traces matérielles d’une polychromie réfléchie, a le mérite d’alimenter un débat scientifique qui se profile comme extrêmement riche11.
Entre-temps, la Villa Le Lac de Le Corbusier aura conservé l’essentiel de sa matière : le mur de clôture extérieur en lait de chaux a été libéré du crépi synthétique qui le recouvrait, le profilé HEB 180 de soutien à la fruitière est maintenu après sablage et traitement des surfaces12. Il s’agit d’un indice probant de cette nouvelle reconnaissance des valeurs matérielles du bâti, qu’il serait certainement heureux de pouvoir généraliser à une pratique courante qui reste encore, le plus souvent, ancrée dans une logique de restitution que l’on voudrait définitivement dépassée.
Notes
1. Charles Bilas, «La modernité architecturale sous bénéfice d’inventaire», in L’Architecture d’aujourd’hui, n° 231, novembre-décembre 2000, pp. 36-43 : 36.
2. «Le caractère transitoire naît de l’exigence d’expérimentation des Modernes, par l’usage de matériaux et techniques constructives spécifiques, souvent introduites pour satisfaire des expériences uniques et non reproductibles.» Le caractère transitoire de ces éléments, admis et souvent exposé par les architectes, est souvent le principal prétexte pour leur disparition, qu’il s’agisse d’une copie à l’identique, ou d’une substitution reconnaissable comme telle. Roberto Franco, Transitorietà e conservazione del moderno, in Nullo Pirazzoli (dir.), Il restauro dell’architettura moderna, Essegi edizioni, Ravenna, 1999, pp. 71-82 : 72.
3. Marco Dezzi Bardeschi, «Conservare, non riprodurre il moderno», in Domus, n° 649, pp. 92-103.
4. La Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, dite Charte de Venise, est un traité qui fournit un cadre international pour la préservation et la restauration des objets et des bâtiments anciens. Elle a été approuvée par le 2e Congrès international des architectes et des techniciens des monuments historiques, réuni à Venise du 25 au 31 mai 1964.
5. Robert Appel, Changer le temporaire pour l’éternel?, in Les enjeux du patrimoine architectural du XXesiècle, actes du colloque (Couvent de La Tourette, juin 1987), Ministère de la culture et de la communication, Paris, 1987, pp. 127-131 : 131.
6. ICOMOS, Comité scientifique international patrimoine du 20e siècle, Document de Madrid-Approche de sauvegarde du patrimoine bâti du XXe siècle, adopté le 16 juin 2011, article 7.
7. Ruggero Tropeano, « Tugendhat House, Brno, Czech Republic », in Domus, n° 994, septembre 2015, pp. 86-103.
8. Arthur Rüegg, Le verre. Questions ouvertes, in Franz Graf, Francesca Albani (dir.), Glass in the 20th Century Architecture. Preservation and Restoration, Mendrisio Academy Press, Mendrisio, 2011, pp. 380-391 : 384.
9. «Villa Cavrois : renaissance d’un chef-d’œuvre de l’architecture moderne». Entretien avec Paul-Hervé Parsy, son administrateur, publié le 11 juin 2015,
10. Franz Graf, Giulia Marino, L’appartement-atelier de Le Corbusier, 24 NC. Etude patrimoniale et recommandations, 1931-2014, EPFL-TSAM, Fondation Le Corbusier, 2014.
11. Les échanges intervenus à l’occasion de la 19e Rencontre de la Fondation Le Corbusier, consacrée à «Le Corbusier: l’œuvre à l’épreuve de sa restauration» (avril 2015) sont en ce sens clarificateurs.
12. Franz Graf, Giulia Marino, « Restoration of the Petite Maison, Corseaux, 1924, Le Corbusier et Pierre Jeanneret. Construction practice as research », in Docomomo Journal, vol. 53, num. 2, pp. 18-23, 2015.