Pensée du monde en réparation. Destins croisés de sept tours jumelles
En bordure du périphérique parisien, sept tours quasi identiques des années 1960 conçues par Raymond Lopez et gérées pendant 40 ans par le même bailleur ont récemment connu des destins bien différents: certaines ont été démolies, d’autres radicalement transformées. Pourquoi? L’enquête est en cours.
La Tour des Poissonniers, la Tour Clignancourt, la Tour Montmartre, la Tour Saint-Ouen, la Tour 30, la Tour Borel et la Tour Bois-le-Prêtre constituent les sept tours du secteur 8, un plan d’aménagement urbain développé sur l’ancienne zone non aedificandi des fortifications de Thiers, au nord de Paris. Construites par l’architecte Raymond Lopez entre 1957 et 1959, elles se répartissent sur un axe de 2 km de long, tangent au boulevard périphérique, entre les 17e et 18e arrondissements de la capitale française.
Uniformité originelle
Raymond Lopez (1904-1966) et ses collaborateurs ont conçu ces sept tours de logements sociaux pour l’Office public d’habitations à loyer modéré (OPHLM) de la Ville de Paris (aujourd’hui Paris Habitat), qui en est toujours propriétaire. Toutes ces tours partagent une forte ressemblance, issue d’un prototype que Raymond Lopez avait précédemment testé avec la tour de la Bartningallee 11-13 dans le quartier Hansaviertel de Berlin, achevée en 1957. Comme elle, les tours du secteur 8 utilisent un système constructif basé sur des murs porteurs en béton, avec une structure en béton pour les noyaux et les murs extérieurs, combinée à des panneaux préfabriqués en béton cellulaire. Les façades présentent un motif de damier, animé par des allèges et des loggias. Le système de distribution en demi-niveaux détermine la composition des façades. Sur pilotis, les tours libèrent les espaces du rez-de-chaussée, conçus en double hauteur.
Non seulement les tours sont quasi jumelles, mais pendant les 40 ans qui ont suivi leur construction, elles ont été régies par les mêmes processus de gestion. La coordination entre le bailleur et la Ville de Paris a assuré la constance des protocoles de maintenance, tout en appliquant des critères homogènes pour l’attribution des appartements. Cette cohérence en termes de matérialité, de gouvernance et d’occupation met en évidence une uniformité initiale qui contraste fortement avec les divergences apparues au fil de leur évolution et des changements récents.
Destins divergents
Les Tours Borel, Montmartre, Clignancourt et Saint-Ouen ont été démolies entre 2013 et 2016. Ces démolitions s’inscrivent dans le cadre du Grand projet de renouvellement urbain (GPRU) de la Porte Pouchet, approuvé en 2003, ainsi que dans le GPRU des Portes Montmartre, Clignancourt et Poissonniers, approuvé en 2004. Les emprises des deux premières ont été réaffectées à d’autres usages (bureaux et hôtellerie) tandis que celles des secondes ont été laissés en friche. La transformation de la Tour 30 est quant à elle passée largement inaperçue, alors que celle de la Tour Bois-le-Prêtre, redessinée en 2011 par Druot, Lacaton & Vassal, a rencontré un grand succès au sein des communautés d’architectes, de bailleurs et d’experts du secteur du logement1. En 2018, toutes les tours du secteur 8 avaient été soit démolies, soit profondément transformées, à l’exception d’une seule: la Tour des Poissonniers. Dans ce dernier cas, le bailleur, Paris Habitat, a «mené une bataille» pour privilégier sa réhabilitation plutôt que sa démolition2. Depuis 2020, la tour est promise à une transformation importante3 qui implique un changement d’usage – de logements sociaux à logements pour étudiants, jeunes chercheurs et jeunes actifs – nécessitant le relogement de ses habitants actuels.
Au-delà du déterminisme spatial
Comment expliquer les disparités de destin de ces sept tours jumelles? Pourquoi avoir choisi à quelques années d’intervalle de démolir puis de transformer radicalement?
La démolition des grands ensembles de logements sociaux a longtemps été justifiée par des arguments techniques – impossibilité de rénover ou de transformer tenant à la structure même du bâtiment –, entretenant l’idée que ces ensembles porteraient dans leur ADN, parce qu’ils auraient été mal conçus et mal construits dès l’origine, les motifs de leur disparition.
Le déterminisme spatial appliqué aux grands ensembles a ainsi façonné une partie des recherches sur la dégradation et la démolition des logements depuis les années 1970. De la proposition de Charles Jencks annonçant la mort de l’architecture moderne dans le contexte de la démolition du grand ensemble Pruitt-Igoe à Saint-Louis en 19724, jusqu’à la publication d’Alice Coleman Utopia on Trial en 19855, certains auteurs ont cherché à établir une relation directe entre les caractéristiques spatiales d’un ensemble de logements et sa dégradation physique et sociale.
Cependant, cette perspective déterministe a été largement contestée par plusieurs militant·es et sociologues de l’urbain tels que Raquel Rolnik ou Anne Power, qui ont mis en évidence que le déclin des ensembles de logements résultait principalement de forces économiques, sociologiques et politiques plus larges. Des géographes culturelles comme Loretta Lees ou Jane M. Jacobs ont poussé encore plus loin la critique du déterminisme spatial6 en développant des méthodes de recherche visant à révéler l’interaction complexe entre matérialité et gouvernance dans les grands ensembles de logements. Ces différentes lignes d’investigation ont abordé deux questions: quels facteurs influencent le cycle de vie d’un bâtiment, le menant finalement à sa démolition? Et quel rôle l’architecture joue-t-elle dans ce processus?
De la démolition à la transformation, un changement de tendance en cours
Le cas du secteur 8 constitue un exemple éclairant pour répondre à ces questions. En suivant la théorie du déterminisme spatial, on attribuerait le déclin de l’ensemble à ses caractéristiques matérielles, accusant le bâtiment lui-même de favoriser des dysfonctionnements et des dérives, justifiant ainsi sa démolition. Cette thèse s’aligne avec certaines analyses sur le secteur 8 menées par la Commission du Vieux Paris. Créée en 1897, cette commission consultative municipale se réunit chaque mois pour examiner les demandes de permis de démolir soumises à la direction de l’urbanisme de la Ville de Paris et débattre des questions liées au patrimoine. Dans son rapport de 2023 sur la transformation de la Tour des Poissonniers7, la Commission a observé que le choix d’une préfabrication béton était «sans aucun doute, la raison pour laquelle» l’évolution du secteur 8 a conduit à des transformations significatives, plaçant chaque tour à différents stades de risque de démolition. Cependant, cet argument n’aborde pas la question principale: pourquoi démolir des logements?
La démolition de logements est un processus inégal qui varie considérablement d’un pays à l’autre, même au sein du périmètre européen8. Le recours à la démolition comme outil de politique publique a fait l’objet de nombreuses études académiques. En France, l’un des cinq premiers pays européens en termes de nombre de logements démolis9, des chercheurs ont analysé ce phénomène et l’ont replacé dans un contexte politique national plus large, en lien avec la loi Borloo d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine de 2003 et la création de l’ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine) la même année10. Ils ont notamment montré que ces démolitions étaient sous-tendues par des arguments plus idéologiques (changer l’image des banlieues) que techniques11.
Aujourd’hui, certains signes indiquent qu’une inversion de tendance pourrait se produire12. D’une part, l’opposition sociale à la démolition des grands ensembles, longtemps présente, s’organise de plus en plus, à différentes échelles13. D’autre part, de nouvelles réglementations environnementales, comme le Zéro artificialisation nette (ZAN) en France, ont imposé des limites à la construction neuve, créant ainsi un contexte qui pourrait expliquer le changement de mentalité qui a permis de sauver certains ensembles de logements de la démolition.
Ce changement de tendance pourrait expliquer en partie pourquoi certaines des sept tours du secteur 8 ont été démolies et d’autres transformées.
L’analyse sociotechnique appliquée aux tours transformées
Une analyse plus approfondie des tours non démolies du secteur 8 suggère qu’en parallèle à ce changement de tendance les caractéristiques matérielles de l’ensemble ont pu influencer la décision menant à la transformation plutôt qu’à la démolition. L’examen des documents techniques, couplé avec des entretiens menés auprès des bailleurs et des services de la Ville de Paris, met notamment en évidence un facteur clé derrière la décision de démolition: la proximité des tours au boulevard périphérique parisien, à ses nuisances sonores et sa pollution. Les plus proches ont été détruites, les plus éloignées (Tour Bois-le-Prêtre et Tour 30) transformées.
Pour mieux comprendre comment les caractéristiques matérielles, telles que la proximité des infrastructures, influencent le devenir des ensembles de logements, un nombre croissant d’études utilisent des méthodes sociotechniques pour analyser divers cas. Citons par exemple le travail des architectes David Fagart et Line Fontana sur des logement collectifs à Genève14 ou l’analyse des fenêtres dans le quartier de Red Road à Glasgow par les chercheurs Jane M. Jacobs, Ignaz Strebel et Stephen Cairns15. Ces études conceptualisent le bâtiment comme un assemblage de microéléments, chacun interagissant avec les systèmes de gouvernance et de gestion de l’ensemble. En examinant ces interactions, les méthodes sociotechniques mettent en lumière la façon dont les facteurs matériels et la gouvernance s’entrelacent pour façonner le cycle de vie des ensembles de logements.
Tracer l’influence de chaque microélément des tours du secteur 8 dans les processus de gouvernance plus larges permet d’évaluer de manière critique si la proximité avec le périphérique est réellement un argument en faveur de la démolition ou simplement un prétexte (technique) pour justifier d’autres pressions. L’application des méthodes sociotechniques à l’étude du secteur 8 permet d’intégrer d’autres facteurs, tels que la hauteur des tours, qui a pu contribuer à leur préservation dans un contexte de nouvelles régulations urbaines interdisant la construction de bâtiments de hauteur similaire dans le secteur. De plus, cette approche permet une évaluation approfondie du rôle de l’isolation acoustique, avec des avancées récentes qui ont potentiellement permis d’éviter la démolition de la Tour des Poissonniers malgré sa proximité avec le périphérique.
Si la pensée du monde brisé (broken world thinking)16 est l’étude anatomique de l’échec – souvent mobilisée dans les études sur la réparation et la maintenance – visant à trouver l’origine de l’échec dans la constellation d’acteurs, de matériaux et de relations de pouvoir qui y ont contribué, l’analyse de la non-démolition des tours du secteur 8 pourrait être envisagée comme une forme de pensée du monde en réparation (fixing world thinking), comprise comme l’étude anatomique du succès.
C’est l’objet de la thèse-enquête en cours, qui passe par une décomposition minutieuse des tours du secteur 8 en leurs microéléments et l’analyse sociotechnique de chaque élément. Cette analyse devrait révéler l’assemblage complexe de causes et de conséquences qui ont conduit à la décision de non-démolition des Tours 30, Bois-le-Prêtre et Poissonniers et retracer le rôle que la réalité matérielle des tours, donc leur architecture, a joué dans cet assemblage. Elle pourrait permettre d’éclairer les choix/processus décisionnels futurs dans des projets similaires et de privilégier la transformation plutôt que la démolition, dans un contexte de crise climatique et du logement.
Notes
1 Voir par exemple le livre de Ilka Ruby et Andreas Ruby. Druot, Lacaton & Vassal: Tour Bois Le Prêtre. Deutsches Architekturmuseum, 2012, le film HLM de Guillaume Meigneux, ainsi que l’article «Add, Transform, and Utilize. Possibilities of Applying Druot, Lacaton and Vassal’s Modernization Strategies and Solutions in Polish Large-Panel Housing Estates» de Milena Trzcinska, Land, 2021
2 «La Tour des Poissonniers: une reconversion architecturale pour un territoire étudiant en devenir», mairie18.paris.fr
3 Mandataires: L’AUC, Fagart & Fontana, Mosbach paysagistes, LASUR/EPFL, AHA, Arcadis, Rotor, Link, Medieco, BMF. Livraison prévue en 2027
4 Charles Jencks, The Language of Post-Modern Architecture [4e edition], New York, Rizzoli, 1977
5 Alice Coleman ed, Utopia on Trial: Vision and Reality in Planned Housing [2e édition révisée], London, Shipman, 1990
6 Jane M. Jacobs and Loretta Lees, «Defensible Space on the Move: Revisiting the Urban Geography of Alice Coleman», International Journal of Urban and Regional Research 37, n° 5, September 2013, doi.org/
10.1111/1468-2427.12047
7 Commission du Vieux Paris, Compte-rendu de séances: séance plénière du 17.10.23, Ville de Paris, 2023
8 Ronald Van Kempen, Karien Dekker, Stephen Hall, and Iván Tosics, eds, Restructuring Large Housing Estates in Europe: Restructuring and Resistance inside the Welfare Industry, Bristol University Press, 2005
9 Données provenant de: André Thomsen et Kees van der Flier, «Demolition in Europe, a Research Proposal», ENHR Prague Conference, 2009
10 Voir par exemple: Agnès Berland-Berthon, «La démolition des immeubles de logements sociaux. L’urbanisme entre scènes et coulisses», Les Annales de la recherche urbaine 107, n° 1 (2012). Voir également à propos de l’ANRU l’article «Patrimoines en danger, tour de France de la démolition» d’Isabel Concheiro dans TRACÉS 1/2025
11 Renaud Epstein, «ANRU: mission accomplie?» In À quoi sert la rénovation urbaine? de Jacques Donzelot, Presses Universitaires de France, 2012; Christine Lelévrier «La mixité dans la rénovation urbaine: dispersion ou re-concentration?»: Espaces et sociétés n° 140-141, n° 1, 2010; Fatiha Belmessous, Franck Chignier-Riboulon, Nicole Commerçon et Marcus Zepf, «Demolition of Large Housing Estates: An Overview», Restructuring Large Housing Estates in Europe, 193–210, Policy Press, 2005
12 Emeline Cazi, «Architecture: à Paris, on ne démolit plus, on transforme», Le Monde, consulté le 14 mai 2024
13 Voir l’article «Alternatives à la démolition: les architectes se mobilisent» d’Isabel Concheiro dans TRACÉS 1/2025
14 Line Fontana et David Fagart, Renouveler la ville depuis l’intérieur, Paris, Caryatide, 2022. Voir leur article «L’esprit des coopératives appliqué à la modernité» dans le dossier Transformer! de TRACÉS 2/2025
15 Jane M. Jacobs, Stephen R. Cairns, and Ignaz Strebel, «Windows: Re-Viewing Red Road», Scottish Geographical Journal 124, no. 2-3 (juin 2008), 165-84, doi.org/10.1080/14702540802438488
16 Voir les travaux de Christopher R. Henke & Benjamin Sims et de Steven Jackson
Cet article fait partie du dossier Transformer! de la revue TRACÉS de février 2025.
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Avanchet-Parc: un pas en avant, deux pas en arrière, Giulia Marino
Boisy, à l'os, Stéphanie Sonnette