Pré-ar­chi­tec­ture au CIVA: une le­çon de sa­voir-vivre

Une exposition à Bruxelles entre anthropologie et urbanisme

L’exposition du CIVA à Bruxelles propose un nouveau récit de l’histoire des villes: avant l’architecture, la société. Bien que sensé, le propos contredit les récits technicistes dominants, estime Christophe Catsaros, et risque bien de ne pas être entendu dans le climat actuel.

Date de publication
21-02-2025

L’humanité a vécu de manière durable pendant des dizaines de milliers d’années avant de basculer dans un mode de développement exponentiel et autodestructeur, souvent qualifié de « temps historique ». C’est ce constat qui sert à la fois de point de départ et de conclusion à l’exposition Pré-architecture présentée au CIVA, à Bruxelles. Ses trois commissaires, Silvia Franceschini, Nikolaus Hirsch et Spyros Papapetros, y explorent l’idée d’un « savoir-vivre en société » qui aurait précédé l’émergence de l’architecture, ainsi que la notion d’ordre qu’elle incarne. L’exposition aborde ainsi une « -tecture sans archè », une structuration des communautés antérieure à l’histoire et à l’architecture, c’est-à-dire avant l’avènement de l’ordre institutionnel, avec son cortège de prisons, d’écoles et de palais. Cette hypothèse s’appuie en grande partie sur de nouvelles approches archéologiques et anthropologiques qui permettent de discerner des traces jusqu’alors invisibles.

C’est précisément ce que révèlent les recherches menées en Ukraine par Forensic Architecture. Elles mettent en lumière l’existence de villes primaires organisées autour de vides, dont la durée d’existence dépasserait largement les 6 000 ans d’histoire urbaine généralement admise. Ces proto-villes, d’une durabilité remarquable, auraient même contribué à faire des terres d’Ukraine les plus fertiles de la planète. On pourrait ainsi parler de paysages anthropisés pour désigner l’impact bénéfique des structures humaines sur certains écosystèmes. En bon dialecticien, Eyal Weizman, qui dirige le groupe de recherche, cache un revers bien plus sombre dans le sous-texte de son propos : difficile, en effet, d’évoquer cette « fertilisation » sans penser aux centaines de milliers de soldats et aux millions de victimes du régime stalinien qui ont, eux aussi, « nourri » les terres noires d’Ukraine.

L'exposition tente d’étayer l’idée que l’imaginaire de la ville repose davantage sur le rassemblement libre et volontaire que sur l’organisation coercitive du travail

De manière moins lugubre, le projet autônoma An Architectural Botany, de l’architecte brésilien Paulo Tavares trouve un écho dans les travaux de l’anthropologiste William Balée. Selon lui, la forêt amazonienne, longtemps perçue comme un archétype de la nature vierge, serait en réalité le produit d’une interaction durable avec les humains. Balée répertorie ainsi les traces végétales d’actions humaines qui ont façonné cet écosystème.

L’exposition accorde également une place importante à l’architecte austro-américain Friedrich Kiesler (1890-1965) et à son ouvrage inédit, Magic Architecture. Dans ce texte, Kiesler tente d’extraire une histoire universelle de l’habitat, traversant les âges, les cultures et même les espèces, pour en tirer un savoir supra-historique. Il esquisse une connaissance du bâti qui dépasse les limites strictes de notre espèce, cherchant une vérité architecturale au-delà des simples fonctionnalités anthropologiques.

Une exposition d’un autre temps

Le ton de l’exposition est ouvertement anticolonial et écologiste. Elle s’efforce de poser les bases d’un dépassement des présupposés historiques qui conduisent l’humanité à la croyance de sa croissance sans limite. Plus encore, elle tente d’étayer l’idée que l’imaginaire de la ville repose davantage sur le rassemblement libre et volontaire que sur l’organisation coercitive du travail. Ainsi, la forme primaire du désir urbain serait à chercher non pas dans le geste du souverain / bâtisseur , mais du côté des premiers cueilleurs, qui se rassemblaient pour cheminer ensemble, indépendamment des affinités familiales ou linguistiques.

On ressort de l’exposition à la fois empli d’espoir et de désespoir. D’espoir, car elle suggère que la vie organisée pourrait emprunter d’autres voies que celle, autodestructrice, d’un développement sans fin. De désespoir, car elle rappelle que nous entrons dans une époque où de telles réflexions, immanquablement qualifiées de « wokisme », risquent d’être rejetées et marginalisées.

Exposition – Jusqu’au 30.03.2025

Pré-architecture

CIVA, Bruxelles

– civa.be

Sur ce sujet