Projeter en continuité: l’extension de l’Unithèque
Propos recueillis et illustrés par Marc Frochaux
Les collections sont au cœur du projet de transformation et d’extension de la bibliothèque centrale de l’Université de Lausanne. Entretien avec le responsable du site Unithèque.
TRACÉS: Rafael Ball, directeur de la bibliothèque de l’EPFZ, indique, non sans provocation, vouloir se débarrasser des livres et numériser l’ensemble de ses collections. Avec l’augmentation des ressources et des supports numériques dans le monde académique, cette solution ne finira-t-elle pas par s’imposer ?
Jean-Claude Albertin: Lorsqu’on est directeur d’une bibliothèque d’ingénieurs, on est confronté à des documents liés à une pratique très spécifique, la culture ingénieurale, qui pourrait éventuellement se passer du livre imprimé, étant donné que les résultats scientifiques sont presque exclusivement publiés dans des périodiques accessibles numériquement. Pour d’autres disciplines, c’est plus difficile. L’architecture en est un bon exemple: on y accorde une plus grande importance au livre, à sa manufacture, à l’objet.
La bibliothèque a comme but la transmission des savoirs. Elle n’est donc rien d’autre qu’une reconstruction des savoirs : nous prenons l’entier des connaissances et les structurons sous forme de collections. C’est un travail de médiation, qui doit permettre de faire le lien entre les générations passées et futures. Dans les sciences humaines, cette continuité est un élément essentiel; la dimension temporelle est une composante importante de l’activité scientifique elle-même.
La structuration des catalogues est historiquement liée à l’organisation des ouvrages dans l’espace (lire l’article Le géométral de la bibliothèque ou Comment l’espace détermine la conception du catalogue). Or, il est impossible d’établir des catégories strictes entre les disci-plines. Comment procédez-vous concrètement avec le projet d’extension de l’Unithèque pour répartir et délimiter les collections?
Les collections sont le cœur d’une bibliothèque universitaire. Notre mission est de rendre possible l’immersion physique dans la culture et l’histoire d’une discipline, afin que les chercheurs du monde entier puissent s’y retrouver, s’y sentir chez eux. L’élément commun de toutes les bibliothèques universitaires est la représentation de ces collections. Des outils documentaires, comme la classification, permettent de créer un lien entre une collection et sa spatialisation; c’est la représentation des collections dans l’espace.
En revanche, il s’agit d’éviter de créer des cabinets scientifiques, des petites bibliothèques spécialisées mais déconnectées les unes des autres. La dimension universelle doit l’emporter ; mais surtout, les chercheurs de disciplines proches doivent pouvoir se rencontrer, grâce à la proximité, au hasard, à la sérendipité, trouver quelque chose qu’ils n’étaient pas forcément venus chercher. Pour rendre ce vécu propre aux bibliothèques aussi efficient que possible, il faut que l’architecte donne corps à ces différentes familles intellectuelles et crée des espaces de rencontre possibles. C’est ce que nous avons un peu perdu dans la bibliothèque actuelle de Dorigny, qui s’est densifiée énormément en trente ans et qui ressemble aujourd’hui à une forêt de livres. Elle a perdu ces lieux de respiration, d’échanges, qui sont également importants dans une bibliothèque.
A Lausanne, nous avons pris le parti de favoriser un libre accès qui soit à la fois à jour par rapport aux thématiques de recherche et permette aussi un accès croisé d’une discipline à l’autre. Il faut donc répondre aux besoins des spécialistes et offrir la possibilité à quelqu’un qui ne connaît pas une discipline de trouver des portes d’entrée. Il s’agit de trouver un équilibre entre une représentation classique, sage, des collections et la sérendipité absolue, revendiquée par les promoteurs des bibliothèques sans collections, qui peut conduire des lecteurs déboussolés à errer dans les couloirs virtuels et labyrinthiques des catalogues numériques ou à s’en remettre à un algorithme de recherche, les dépossédant de leur curiosité et de leur liberté de choix.
Qu’est-ce qui va changer concrètement dans l’organisation intérieure de l’Unithèque?
Ce qui va changer, c’est la respiration que nous pourrons donner au vécu de nos utilisateurs. La densification de ces trente dernières années ne permet pas d’avoir des places de travail complètement en lien avec les collections: il n’y a plus d’espace pour l’interactivité. L’espace est saturé. On ne peut plus y ouvrir un livre trouvé par hasard, farfouiller dans les collections, s’y perdre, papillonner autour et partager cette expérience.
Le parti pris architectural développé par le bureau FHV permet de recréer des espaces partagés au cœur des collections, tout en restant très flexible et dynamique. Nous sommes en train d’élaborer un vocabulaire fonctionnel, dans l’esprit de ce qui s’est fait à Fribourg-en-Brisgau (lire l’article Méditer/Echanger: le mur du son de la bibliothèque universitaire de Fribourg-en-Brisgau), à Helsinki ou ailleurs, dont le but est de définir des espaces au cœur des collections qui pourront être reconfigurés afin de répondre aux besoins de la communauté : rencontres, travail individuel mais aussi en groupes, séminaires, congrès, exposition, soutenance de thèse, etc. Aujourd’hui, nous avons une bibliothèque d’étude silencieuse, demain nous aurons une bibliothèque bruissante, animée de conversations scientifiques, d’enthousiasmes partagés, un écho du dialogue académique.
Le problème de la bibliothèque est autant spatial que temporel: comment décider ce qui appartient aux magasins, et ce qui a sa place pour un temps en libre accès? En quoi ce dynamisme affecte-t-il l’architecture de la bibliothèque?
En France, la bibliothèque d’enseignement est traditionnellement séparée de la bibliothèque de recherche. On le voit bien à la Bibliothèque nationale de France (BnF), où un étage est quasiment inaccessible au commun des mortels. A Lausanne, nous avons pris le parti de confronter les étudiants dès le début de leur cursus à la réalité documentaire de leur discipline et ainsi de rendre possibles des interactions entre chercheurs et étudiants. Cette intention correspond au développement des études depuis les réformes de Bologne. L’Unithèque est donc à la fois une bibliothèque pour les étudiants et l’outil de travail du chercheur. Cette double ambition signifie pour nous qu’il est nécessaire d’avoir un libre accès constamment réactualisé d’un volume constant, ici d’environ 350 000 ouvrages. Ces ouvrages représentent la partie visible des collections, qui est complétée à la fois par l’immense richesse des publications sous forme numérique, mais aussi par nos réserves et fonds en magasins. Grâce à une définition précise des axes de développement des collections, élaborées en collaboration avec l’Université, nous procédons au renouvellement de 15 000 à 20 000 titres du libre accès par année, les ouvrages remplacés sont descendus dans les magasins en sous-sol. On appelle cela «désherber». C’est cette représentation de l’état des connaissances dans une discipline qui fait la qualité du libre accès, ce qui fait qu’un chercheur venu d’ailleurs y retrouve spontanément sa discipline. C’est à cette ambition que Rafael Ball a peut-être renoncé.
Il existe des options architecturales plus radicales: celle de l’Université de Chicago, par exemple, où les commandes en magasin sont robotisées.
Cette robotisation est un rêve en termes d’efficience : on minimise le temps de travail, tout va très vite. Mais on y perd quelque chose de fondamental: la possibilité de rencontrer un livre par hasard. Cette approche mécanique, dissociant la mise à disposition du contenu documentaire de la découverte de son existence, fonctionne bien dans une logique de centre de documentation, quand un utilisateur sait exactement ce qu’il va chercher. Mais, la plupart du temps, l’accès à l’information est un peu plus compliqué: le lecteur recherche un ouvrage de référence sur un aspect donné, ou des informations complémentaires qui illustrent une thématique. Etre capable de représenter ceci dans un catalogue est très difficile, à moins d’avoir un catalogue qui offre une représentation sémantique des collections, une représentation virtuelle des connaissances. Ces outils sont en cours de développement, mais jusqu’à aujourd’hui je ne connais pas de système informatique qui surpasse l’expérience de la découverte des collections dans l’espace…
Les bibliothèques ont toujours été des lieux très surveillés. Comment garantir la liberté de mouvement des utilisateurs tout en préservant les trésors de la bibliothèque?
Il faut bien réaliser que le trésor, ce sont les collections. Et on construit un écrin autour. Rien que d’un point de vue financier, celles-ci représentent dix fois la valeur du bâtiment. Depuis la création de la Faculté de théologie de Lausanne, elles croissent et se transmettent de génération en génération à des respon-sables de collection qui marquent de leur empreinte le développement des savoirs dans leur discipline.
Il faut effectivement un système efficace pour que les collections ne disparaissent pas. La contrainte peut certes sembler forte pour la circulation des usagers avec la définition d’un point d’entrée et de sortie unique. Mais il est possible d’effacer architecturalement cette contrainte ou, au contraire, d’en jouer pour symboliser le passage, l’entrée dans ce lieu magique qu’est une bibliothèque. Pragmatiquement, notre objectif est, à terme, de pouvoir ouvrir la bibliothèque 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 aux usagers – un rêve qui se heurte à des problèmes de surveillance et d’entretien, mais nous allons dans ce sens.
Dans une logique de production de services, une bibliothèque comporte des circuits avec un certain nombre de contraintes, que les architectes ont su intégrer avec une étonnante facilité. La liaison avec les différentes circulations verticales existantes, le rajout sur les parties arrières, la plateforme de jonction au niveau 3 qui définit une véritable «autoroute intérieure»: tout cela permet de créer un anneau de circu-lation et donc de dégager complètement le plateau de service et d’offrir ainsi un aménagement totalement libre. C’est un peu la même logique que la bibliothèque du Congrès à Washington, qui propose un guichet d’accueil au centre de l’espace de lecture et des escaliers dérobés permettant aux bibliothécaires de dis-paraître temporairement pour réapparaître avec les contenus documentaires demandés. L’histoire des bibliothèques est truffée de ce genre de mécanismes pour contrôler l’accès aux collections.
Donner accès au savoir universel, n’est-ce pas une utopie, voire une intention un peu démiurgique?
De tout temps, les bibliothécaires ont nourri différents fantasmes. Le premier consiste à emmagasiner tous les savoirs. La bibliothèque du Congrès américain poursuit le projet d’acquérir tout ce qui se publie dans le monde. C’est une vocation universaliste, vaine. Acheter, c’est une chose, mais intégrer un livre parmi 100 millions d’ouvrages en est une autre. Un travail d’analyse, de mise en perspective, doit être fait pour que ce livre ait une chance d’atteindre les utilisateurs auxquels il est destiné. Ce travail de médiation n’est plus compatible avec l’ambition universaliste actuelle.
L’autre mythe, c’est la dimension quasi religieuse. Les bibliothèques ont longtemps eu un rôle de transmission de valeurs sociétales. On le voit bien pendant la Révolution française, où l’éducation du peuple, avec la confiscation des bibliothèques des princes et des monastères, puis la mise à disposition de ce savoir pour la population, avait une représentation similaire à celle du pouvoir, de la démocratie. Cette dimension a eu une influence très forte sur l’architecture des bibliothèques, dont il reste quelque chose encore aujourd’hui. Elle a été incorporée dans le vécu des bibliothèques, en particulier dans la traditionnelle salle de lecture, l’espace dans lequel le travail est partagé. En fait, on ne partage rien d’autre qu’un vécu commun. Les gens étudient individuellement, les uns à côté des autres, et constituent par là une expérience commune, un peu comme à la messe: c’est un acte social partagé. Mais la création d’un lieu avec une dimension représentative, voire sacrale, est quelque chose de très fort dans les bibliothèques contemporaines.
A Lausanne, ce grand espace central, baigné de lumière zénithale, est un véritable écho aux tradition-nelles salles de lecture. La présence des collections, entourant de manière bienveillante les places de travail, permet de recréer ce vécu commun. Une des qualités fortes du projet est de permettre aux collections de se déployer de manière naturelle tout en intégrant l’ensemble des éléments de services aujourd’hui indispensables, mais en parvenant à les faire oublier. Le projet a réellement une qualité spatiale qui supporte cette comparaison des bibliothèques aux cathédrales et offre un espace où ce vécu de l’acquisition de connaissance se partage comme un rite initiatique.
Comment évoluent les bibliothèques entre les notions de «troisième lieu» (voir TRACÉS n° 9/17) et, dans les universités, de learning center ?
Une bibliothèque universitaire moderne est par définition aujourd’hui un learning center. Ce qui nous déplaît toutefois dans nombre de projets se réclamant de ce concept, c’est que, souvent, les collections n’y ont plus qu’une place restreinte, comme si les savoirs représentés devenaient sans objet. Mais il est évident que l’on doit proposer des espaces qui permettent de nouvelles formes d’apprentissage, de quête scientifique : des espaces que le public peut s’approprier. La bibliothèque doit ainsi rester flexible afin de s’adapter aux évolutions d’usages sur plus d’une génération sans que cela nuise à l’offre de base : la représentation et l’accès aux connaissances.
Le libre accès est aujourd’hui silencieux. Dans l’espace que nous voulons proposer, nous créons un îlot au cœur des collections, un espace qui doit permettre l’échange. Cette approche permet de conserver la dimension «sacrale» du travail individuel dans un espace partagé, mais également de rendre possible la réalité du travail d’un chercheur, qui est de faire mûrir et de partager des connaissances.
Note
1 Le concept de learning center, développé en Angleterre au début des années 1990 (la première réalisation emblématique est celle de l’Université de Sheffield Hallam au Royaume-Uni en 1996). Il met au cœur de son programme non plus le dispositif documentaire propre à la bibliothèque universitaire mais les services à l’usager et les nouvelles formes d’apprentissage en groupes. Voir Graham Bulpitt, « Le modèle du Learning Center », Bibliothèques d’aujourd’hui. A la conquête de nouveaux espaces, sous la direction de Marie-Françoise Bisbrouck, Editions du Cercle de la Librairie, 2014, pp. 69-7
En lien
Transformation de l’Unithèque, bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne. Article Tracés 11/2017