Quand les mon­tagnes s'ef­fri­tent

Propos recueillis par Philippe Morel

Le mercredi 23 août 2017 à 9h30, trois millions de m3 de roches se détachent du flanc nord-est du Piz Cengalo (3369 m), un sommet situé dans le massif du Bergell (GR), à la frontière italo-suisse. Cet écroulement est immédiatement suivi d’une lave torrentielle qui s’écoule le long du Val Bondasca avant d’atteindre le village de Bondo (800 m). Deux événements similaires se sont suivis à quelques jours d’intervalle. Le point sur ce phénomène destructeur avec le professeur Christophe Ancey, spécialiste des écoulements granulaires tels que les laves torrentielles et les avalanches.

Date de publication
13-09-2017
Revision
21-09-2017

Tracés: La catastrophe de Bondo est-elle exceptionnelle?
Christophe Ancey : Si on prend le volume comme caractéristique de l’événement, l’écroulement du 23 août n’a rien d’exceptionnel. Naturellement, les personnes que la catastrophe a affectées en ont une autre perception. A titre de comparaison, le volume de l’éboulement de Randa, dans la vallée de Zermatt en 1991, était dix fois plus important. A mes yeux, c’est davantage le déroulement des événements qui est ici particulier.

A quel titre?
Tout d’abord, l’écroulement s’est produit en une seule fois. Généralement, on assiste plutôt à une suite plus ou moins continue de « petits » événements qui fragmentent un pan de montagne. L’énergie mise en jeu étant proportionnelle à la masse, les conséquences sont radicalement différentes.

La deuxième particularité réside dans le fait que les deux premières laves torrentielles (23 et 25 août) ont directement suivi l’écroulement. Ces deux phénomènes sont liés, car l’écroulement génère un important stock de sédiments aisément mobilisables. La mise en mouvement a lieu, en général, lors d’épisodes de précipitations suffisamment intenses – comme cela a été le cas lors de la troisième lave torrentielle, le 31 août). Des observations de terrain et des expériences de laboratoire montrent cependant qu’il n’y a pas toujours besoin de beaucoup d’eau pour déclencher une lave torrentielle. De ce que j’ai lu sur Bondo, on pourrait donc formuler deux hypothèses. Dans la première, l’énergie libérée par l’écroulement pourrait avoir entraîné de la glace ou causé une fusion partielle du glacier situé au pied du Cengalo ; l’eau se serait mélangée ensuite aux éboulis. La seconde hypothèse fait appel au phénomène de liquéfaction des sols : l’eau qu’ils contiennent est mise sous pression par les chocs et vibrations générés par l’écroulement. La résistance au cisaillement diminue et le sol perd sa consistance comme s’il se liquéfiait. Ce phénomène s’observe lors de séismes ou dans les sables mouvants. On peut alors voir des bâtiments s’enfoncer dans le sol ou des pans de collines se mettre en mouvement.

Peut-on se prémunir contre de tels événements?
Oui et non… On ne peut pas les empêcher, mais on peut en diminuer l’impact sur la population et les infrastructures. Par chance, le Cengalo a connu un premier écroulement important (1,5 million de m3) à la fin décembre 2011, une époque à laquelle le haut du Val Bondasca est désert. Très sagement, les autorités locales ont mis en place un processus de surveillance des flancs de la montagne. Comme une lave torrentielle a eu lieu l’été suivant, la commune a construit une plage de dépôt (ou dépotoir), c’est-à-dire un bassin de rétention de sédiments, d’une capacité de 50 000 m3 et un mur de protection de 500 m de long et 2 m de haut à l’amont du village. Ce dispositif complète le système d’alarme installé sur le haut de la vallée, ce qui donne quelques minutes aux habitants pour évacuer le village et permet de fermer les axes de circulation menacés. La Commune a également décidé la fermeture de chemins de randonnée et l’abandon de quelques bâtiments d’alpage.

Dans l’ensemble, le dispositif a très bien fonctionné. A la mi-août, les spécialistes ont constaté une accélération des déplacements au sein du flanc de la montagne et ont alerté les autorités locales. Lors de la survenue de l’événement, le système d’alarme a pleinement joué son rôle : habitants et automobilistes ont pu se mettre à l’abri. Enfin, les ouvrages de protection ont limité les dommages au bâti à Bondo. Les seules victimes sont des randonneurs qui se sont trouvés au mauvais moment sur des chemins fermés.

Les mesures de protection ont cependant un coût important, lié aussi bien à leur construction qu’à leur maintenance. Une plage de dépôt doit impérativement être curée après chaque événement pour fonctionner de façon optimale. Dans certains cas, les matériaux extraits peuvent être valorisés s’ils sont constitués de roches nobles, ce qui limite les coûts de curage. Quand ils consistent en roches détritiques sans valorisation possible, la loi impose de les traiter comme des gravats issus de la construction. Pour des communes valaisannes comme Loèche, Vollèges, Anniviers ou Orsières, le coût peut s’avérer important.

La question de la récurrence de l’événement se pose aussi au regard des enjeux à protéger : à la suite de la lave torrentielle du Pissot, en 1995 à Villeneuve (VD), qui a envahi la chaussée de l’autoroute A9 sans faire de victimes, les autorités ont entrepris la construction d’une grosse infrastructure de protection (une plage de dépôt filtrante et un canal au-dessus de l’autoroute). Depuis 1995, le Pissot1 en est resté un. Les coûts de cette infrastructure sont-ils vraiment justifiés ? L’A9 existera-t-elle encore sous sa forme actuelle lors du prochain événement ? C’est une question difficile et les autorités ont préféré jouer la carte de la sécurité. Pour le Pissot, les laves torrentielles ne se forment que s’il y a un stock suffisant de matériaux, or ceux-ci sont fournis très lentement par les éboulis des falaises de Malatraix, et il faut donc plusieurs dizaines d’années pour arriver à former des laves torrentielles. La fréquence d’occurrence est donc de l’ordre d’un événement par siècle. A l’inverse, dans une zone très active comme le Val Ferret (VS) (où une lave torrentielle s’est également déclenchée le 31 août 2017, ndlr), les autorités ont joué la carte du moindre investissement : les ponts menacés sont construits en bois. Régulièrement emportés, ils sont très vite reconstruits. Dans les vallées valaisannes, les laves torrentielles sont issues de glissements de terrain ou de terrains déstabilisés après la fonte du pergélisol (sol gelé en permanence). Le volume de matériaux potentiellement mobilisable y est donc plus grand. La fréquence des événements y est autrement plus élevée que dans le canton de Vaud. Ainsi, l’Illgraben (commune de Loèche, VS) peut produire plusieurs événements par an.

Peut-on lier la catastrophe de Bondo au changement climatique?
Il est toujours difficile de lier un événement particulier à un processus climatique à très grande échelle. On peut simplement constater que l’écroulement a eu lieu à la fin d’une période particulièrement chaude.

D’une manière générale, la disparition du pergélisol et des glaciers favorise les instabilités de pente. En effet, lorsque les glaciers se retirent, les pentes subissent une diminution importante des pressions latérales qui pouvaient être indispensables à leur équilibre mécanique. L’effondrement n’est alors que la conséquence de cette perte d’équilibre. C’est par exemple ce qui se passe actuellement dans la région d’Aletsch.

La glace contenue dans le pergélisol augmente la cohésion des terrains gelés. Lorsque la glace fond, non seulement cette cohésion diminue, mais la pression de l’eau liquide dans les interstices peut déstabiliser encore le terrain.

Vous êtes ingénieur, mais également chercheur : la recherche fondamentale permet-elle de mieux cerner ces phénomènes?
De mon point de vue, il est essentiel de comprendre leur physique. Mais ils sont très difficiles à modéliser. Des variations, même minimes, des conditions initiales ou de la composition peuvent modifier totalement la morphologie d’un écoulement granulaire. Dans certains, cas, ils s’étalent sur leur zone de dépôt ; dans d’autres, une coulée peut se chenaliser entre deux bourrelets de matériaux grossiers. Ainsi contenue latéralement, la coulée peut aller beaucoup plus loin, dissiper moins d’énergie et parfois suivre des trajectoires très surprenantes. A mes yeux, on n’en est encore qu’aux balbutiements de la simulation numérique même si le discours commercial et les jolies cartes numériques peuvent donner l’impression que l’on sait déjà tout faire. Il reste donc impératif de coupler calcul numérique et observations de terrain et de porter une grande attention à ce que les événements passés nous enseignent. C’est un domaine où l’on ne cesse d’être surpris. Pour plagier le financier Nicholas Taleb, tous les cygnes sont blancs jusqu’au jour où l’on observe un cygne noir. Pour conclure sur une note plus optimiste, il faut souligner que la Confédération a mis des moyens importants depuis des décennies pour créer une base de données historiques, un outil essentiel pour les spécialistes et très instructive pour les citoyens curieux.

Vidéos en lien
Lave torrentielle à la Fouly (RTS)
Vidéo amateur de Bondo
Illgraben

 

 

Note

1    Dans le patois local, pissot ou pisson renvoie au pissouillis des jeunes enfants donc, dans le domaine torrentiel, à des cours d’eau intermittents et de faible débit.

 

Nouveaux dangers

La Reuse de l’A Neuve (au-dessus de la Fouly) : suite au retrait du glacier, le torrent confiné contre la pente (en rive gauche du glacier) peut maintenant couler par-dessus la moraine dans le volume laissé libre par le glacier. Ce faisant, un « nouveau » danger apparaît dans le secteur avec des événements très intenses et sans précédents historiques. Une situation bien différente de celle du torrent de la Fouly, où les laves torrentielles (pluri)annuelles sont en général sans surprise et représentent davantage un problème d’entretien.

L’apparition de ces nouveaux dangers ouvre également des questions d’ordre juridique : jusqu’à présent, la position de la Confédération vis-à-vis du dédommagement d’infrastructures se trouvant tout à coup dans une « zone rouge » suite à la réalisation d’une carte de danger était que la carte présentait « une constatation tardive d’un fait déjà existant ». Avec l’évolution de la montagne suite aux changements climatiques et l’apparition de « nouveaux » dangers, cette position est-elle encore tenable ?

 

Un peu de géologie

D’un point de vue géologique, le Piz Cengalo fait partie du massif du Bergell, qui est le résultat d’une intrusion granitique, il y a environ 30 Ma, au sein d’une chaîne alpine en pleine surrection. Avec le massif de l’Adamello (Italie) et quelques autres corps intrusifs mineurs, il fait partie des rares roches ignées d’âge alpin. Le cœur de l’intrusion du Bergell, où se situe le Cengalo, est constitué d’une granodiorite dont la qualité a fait le bonheur de très nombreux grimpeurs.

 

Auteur

Christophe Ancey est professeur de mécanique des fluides à l’EPFL. Il y dirige le Laboratoire d’hydraulique environnementale depuis 2003. Il exerce également une activité d’ingénieur conseil dans le domaine de la prévention des risques naturels.

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