Quelles perspectives pour l’habitabilité des Alpes face à l’évolution des dangers naturels?
Les Alpes suisses, situées au cœur de l’Europe, font face à des défis sans précédent. Les récentes intempéries de juin 2024 ont brutalement mis en lumière la vulnérabilité de cet écosystème face aux changements climatiques. Ces événements soulèvent des questions cruciales sur l’habitabilité future de ces régions et la pérennité de leurs infrastructures, notamment de mobilité. Si les aléas naturels affectent également les régions du Plateau suisse et des plaines des grands fleuves alpins, l’augmentation de l’intensité et de la récurrence des aléas pose des questions auxquelles des réponses adaptées aux régions de montagne doivent être apportées.
Pour appréhender ces enjeux, il est essentiel de distinguer la notion de danger, phénomène naturel potentiellement dommageable, de celle de risque, qui quantifie la probabilité de dommages résultant de l’exposition à ce danger. Cette distinction est d’autant plus importante que notre perception des risques est souvent biaisée. Les risques rares, comme le séisme, ont tendance à être sous-estimés alors que les risques plus fréquents ou familiers sont largement surestimés. De ce biais cognitif résultent deux conséquences contraires à une saine allocation des ressources financières et humaines. La première est de réagir aux événements de manière disproportionnée par rapport aux risques réels. La deuxième est de vouloir imposer une problématique particulière, celle de l’aléa naturel, au détriment des autres aspects, par exemple ceux liés aux contraintes du territoire. Dans un système juridique comme le connaît la Suisse, cela conduit inévitablement à l’échec.
Analyse des tendances historiques
Un examen des données historiques sur les décès dus aux dangers naturels en Suisse révèle des tendances instructives. La comparaison des moyennes entre les périodes 1946-1990 et 1991-2023 indique une diminution globale du nombre de décès, témoignant de l’efficacité des mesures de prévention et de protection mises en place. Cependant, on observe également une évolution dans la distribution des types d’événements mortels, avec une augmentation relative des décès liés aux glissements de terrain et aux crues.
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Cette évolution souligne la nécessité pour les urbanistes, les aménagistes du territoire ou encore les ingénieurs d’adapter leurs stratégies aux risques émergents, tout en tenant compte du décalage potentiel entre les risques réels et ceux perçus par la population. En effet, une perception contraire, probablement due à plusieurs facteurs, notamment à une plus grande médiatisation, mais aussi aux évolutions sociologiques, est constatée et perturbe le travail serein des professionnels.
Focus sur les infrastructures de mobilité
Le réseau d’infrastructures de mobilité joue un rôle crucial dans l’habitabilité et le développement économique des régions alpines. Routes nationales, cantonales et communales, lignes ferroviaires, remontées mécaniques ou encore infrastructures de mobilité douce constituent l’épine dorsale de la vie dans ces territoires. Cependant, ces infrastructures sont particulièrement vulnérables aux dangers naturels, aujourd’hui mises sous fortes contraintes par des aléas en recrudescence, particulièrement pour ce qui concerne leur intensité.
Les glissements de terrain et les chutes de pierres menacent directement l’intégrité de ces infrastructures. Les crues et inondations peuvent rapidement rendre ces axes impraticables, isolant des communautés entières. Si ces infrastructures situées en basse altitude ne sont pas directement mises en danger par la fonte du permafrost, ce phénomène compromet en revanche la stabilité des infrastructures en altitude, comme par exemple les pylônes des remontées mécaniques, impactant ainsi directement le tourisme, une activité économique importante pour ces régions.
Impacts des événements naturels sur la mobilité alpine
Les événements de juin 2024 ont dramatiquement illustré ces vulnérabilités. Plusieurs vallées ont été coupées du monde pendant plusieurs jours, voire des mois, consécutivement à des phénomènes géologiques majeurs, comme des laves torrentielles, engendrant des dégâts aux infrastructures colossaux et des perturbations économiques considérables.
Au-delà des dégâts directs et des coûts d’intervention et de réparation, ces interruptions ont des conséquences en cascade : isolement de communautés, difficultés d’approvisionnement, impact sur le tourisme et l’industrie locale. Les services d’urgences se trouvent également entravés dans leurs interventions, posant des questions cruciales de sécurité publique.
Stratégies d’adaptation et de mitigation pour les infrastructures de mobilité
Face à ces défis, une approche multidimensionnelle s’impose. On passe en revue ci-après les principaux axes sur lesquels les mesures de mitigation peuvent se développer pour atteindre des objectifs de protection qui soient proportionnels. Comme déjà évoqué, il existe un réel risque que des objectifs surdimensionnés pour certains aléas ne soient imposés consécutivement à des événements, sous le coup de l’émotion mais à rebours de toutes les bonnes pratiques professionnelles, qu’elles soient législatives, scientifiques, techniques ou économiques.
Si les ingénieurs ont eu tendance dans le passé à privilégier des réponses constructives, il appert qu’une bonne gestion des ressources impose désormais de répondre avec plusieurs mesures de l’arsenal à disposition, privilégiant l’intelligence au béton.
Enjeux socio-économiques liés à la mobilité en zone alpine
L’accessibilité est un facteur déterminant de l’habitabilité et du développement économique des régions alpines. Cependant, les défis posés par le changement climatique nous obligent à repenser l’équilibre entre sécurité, coûts et impact environnemental.
Le tourisme, pilier économique de nombreuses vallées alpines, dépend fortement de la fiabilité des infrastructures de transport. Une interruption prolongée peut avoir des conséquences désastreuses sur l’économie locale. Parallèlement, les communautés résidentes comptent sur ces mêmes infrastructures pour l’accès aux services essentiels et le maintien de leur qualité de vie.
Les nouvelles technologies offrent des perspectives prometteuses pour la gestion des risques liés à la mobilité. Les systèmes de surveillance par drones, l’analyse de données en temps réel et l’intelligence artificielle permettent une détection plus précoce des dangers et une gestion plus efficace des flux de transports. Cependant, ces innovations soulèvent également des questions d’équité d’accès ou encore de protection des données personnelles.
Réflexion critique sur l’habitabilité et l’accessibilité du territoire alpin
Face à l’augmentation des risques et des coûts associés, il devient impératif de questionner le paradigme de l’habitabilité «à tout prix» de l’espace alpin, comme se pose par ailleurs également l’habitabilité des espaces urbains confrontés à d’autres risques.
Cette réflexion, bien que sensible, est néanmoins nécessaire pour une gestion durable et équitable des ressources publiques. L’analyse coût-bénéfice de l’accessibilité révèle des disparités importantes entre les différentes régions. Certains investissements massifs dans des infrastructures de protection pourraient s’avérer insoutenables à long terme, tant d’un point de vue économique qu’environnemental.
On voit apparaître la notion de «réfugiés climatiques». Certaines zones pourraient en effet devenir inhabitables à long terme en raison de l’intensification des risques naturels. L’identification précoce de ces zones permettrait d’anticiper et de gérer de manière ordonnée le déplacement potentiel de populations. Cette situation soulève des enjeux éthiques considérables. Comment équilibrer le droit des communautés à rester sur leurs terres ancestrales avec la responsabilité des autorités d’assurer leur sécurité ? Les notions de « droit au risque », mais aussi de responsabilité individuelle doivent-elles être reconsidérées dans le contexte du changement climatique ?
Repenser les instruments de planification de l’espace alpin
Les Alpes suisses, telles que nous les connaissons, sont à la croisée des chemins. Cette réalité n’est pas un aveu de défaite, mais un appel à l’anticipation et à l’action. L’ère du business as usual est révolue. Des pistes sont dès lors à explorer, permettant d’adapter notre pratique professionnelle à cette réalité. C’est donc notre responsabilité que d’imaginer un futur alpin, différent de celui que nous avons connu, de bousculer nos manières de penser et nos acquis, de déceler les opportunités. Il y a ainsi lieu désormais de nourrir le débat scientifique et politique et d’oser énoncer des notions telles que:
- zones d’abandon contrôlé : certaines régions pourraient être «rendues» à la nature sans forcément en exclure l’espèce humaine, transformant ces zones en laboratoires vivants d’écosystèmes en mutation;
- villages nomades : nous pourrions trouver dans les cultures nomades des inspirations pour créer des communautés alpines mobiles, se déplaçant au gré des saisons et des risques;
- nouvelle économie alpine : il y a lieu de penser des modèles économiques offrant des perspectives à ces territoires, basés sur la connaissance, l’observation du changement climatique et l’innovation en matière d’adaptation;
- infrastructures évolutives : il nous appartient de concevoir des infrastructures de mobilité capables de s’auto-reconfigurer face à des dangers naturels en évolution;
- citoyenneté alpine suprarégionale: les Alpes sont une composante forte de l’identité helvétique. Une solidarité pour ses habitants est donc à renforcer au sein du pays afin de financer en partie cette évolution.
Ces idées pourraient devenir la norme demain. L’avenir des Alpes ne se trouve pas dans la préservation d’un passé idéalisé, mais dans l’embrassement audacieux d’un futur en constante évolution. Le véritable défi n’est pas seulement technique, mais également mental et sociétal, questionnant nos conceptions traditionnelles de propriété, de permanence et de progrès. La survie et la prospérité des communautés alpines dépendront de notre capacité à penser l’impensable et à agir en conséquence. Cette transformation nécessitera des instruments d’aménagement du territoire innovants, tels que le zonage dynamique et adaptatif ou des plans directeurs de résilience alpine. En fin de compte, l’habitabilité future des Alpes suisses reposera sur notre capacité à accompagner le changement, à innover dans nos approches de planification et de gestion du territoire et à forger un nouveau contrat social entre l’homme et la montagne. C’est un défi immense, mais aussi une opportunité unique de redéfinir notre relation avec l’un des écosystèmes les plus emblématiques de la planète.
Article paru dans "Territoires des régions de montagne, leur devenir", Les cahiers d'EspaceSuisse, n° 3|2024.