RE:CRETE ou quand la structure dimensionne l’ingénieur·e
En Suisse romande, les projets pilotes ou les programmes publics de concours faisant usage ou mention du réemploi sont encore trop peu répandus. Récemment, un maître d’ouvrage a pourtant franchi le pas avec hardiesse.
Dans la culture constructive suisse, la démolition est plus souvent règle qu’exception. Dans le cas des composants porteurs, la décision de démolir découle moins d’une déficience technique1 que de l’obsolescence fonctionnelle prématurée dictée par la dynamique du marché immobilier, l’évolution des besoins spatiaux, la recherche d’une meilleure efficacité énergétique ou encore le développement urbain. Ainsi, bien qu’encore aptes à supporter des charges, ils font très souvent les frais de cette logique productiviste. D’où l’intérêt, lorsque la préservation de la structure obsolète n’est pas possible, des techniques et savoir-faire alternatifs, à même d’éviter l’extraction de matières premières et de retarder la production de déchets.
Éprouver par la pratique
L’automne dernier, nous consacrions déjà un sujet à RE:CRETE2. Cette passerelle, formée de blocs de béton réassemblés en arc précontraint, est principalement issue des murs d’un chantier de transformation d’un sous-sol d’immeuble datant de moins de dix ans. «Ce démonstrateur sur la faisabilité du réemploi de béton était d’abord pensé pour un intérieur et pour être démontable. L’opportunité de pouvoir l’installer en Valais m’a décidée à injecter du mortier dans les gaines de précontrainte pour le rendre pérenne, mais la structure a perdu sa simplicité de démontage. Elle reste toutefois transportable en une pièce», affirme Maléna Bastien-Masse, ingénieure et collaboratrice scientifique du Structural Xploration Lab (SXL) de l’EPFL, en charge du projet. Probante, la démonstration du SXL l’était à bien des égards: par la réponse de l’ouvrage aux attentes d’un point de vue statique et par son bilan carbone, soit 30% des émissions de CO2-équivalent3 d’une construction neuve. «La plus grande part des émissions de CO2-équivalent est due au cintre en bois et au transport. Si le cintre avait pu être réalisé en bois de réemploi plutôt qu’en bois neuf, l’impact carbone total du projet aurait encore été réduit significativement», déclare-t-elle.
Malgré le caractère inédit de l’approche, nous déplorions que la portée de l’expérience n’ait pas pu être poussée à son acmé, au point de voir cette passerelle intégrée à un site existant. L’appel du SXL à une maîtrise d’ouvrage pour la passerelle en octobre 2021 est rapidement parvenu aux oreilles des équipes du Service de la mobilité (SDM) du Canton du Valais. Ainsi, depuis avril de cette année, RE:CRETE a été installée à Conthey (VS), pour les travaux liés au réaménagement d’un giratoire à Pont-de-la-Morge. Mais la commune valaisanne ne saurait être sa dernière destination. En effet, son séjour dans les Alpes s’interrompra en 2023, date à laquelle elle sera récupérée par le SXL avant d’être exposée sur un nouveau site.
Vincent Pellissier, ingénieur cantonal et chef de service du SDM, interrogé sur la fonction de la maîtrise d’ouvrage au sein de la relation entre académie et industrie, affirme: «Dans le triptyque entre académie, industrie et institutions publiques, un équilibre doit pouvoir être trouvé. Notre rôle est de favoriser le transfert technologique à l’aide de projets pilotes, d’extraire la science de l’académie et des hautes écoles pour la mettre en situation afin, éventuellement, de permettre un changement de pratiques dans l’industrie.»
Se confronter à l’existant
Sur les motivations sous-jacentes à l’accueil de l’ouvrage, l’ingénieur est formel: «L’expérimentation n’a pas besoin de poursuivre d’objectif spécifique.» Des propos à mettre en lien avec son expérience de chercheur à l’EPFL, un héritage qu’il met au service de projets d’intérêt public, envisagés comme espaces de créativité et d’expérimentation où les tests empiriques sont voués à construire les bases légales à la reconduite de telles opérations pionnières. Dans le cas de la réutilisation d’éléments en béton dans de nouveaux projets, celle-ci est en réalité peu documentée, puisque rarement mise en œuvre. Néanmoins, la grande quantité d’énergie grise d’un bâtiment résidant dans sa structure porteuse, cette approche se profile comme une piste encourageante pour étendre l’application du réemploi dans le secteur.
À propos de l’approche, Vincent Pellissier précise: «Dans l’économie circulaire, méthodologiquement, on inverse la réflexion: ce n’est plus l’ingénieur·e qui dimensionne la structure, c’est la structure qui dimensionne l’ingénieur·e, car on ne connaît pas à l’avance ce qu’il y a à disposition. Les ingénieur·es ont l’habitude de tracer ce qu’il·elles veulent dans le territoire; là, il·elles doivent se soumettre aux matériaux à disposition pour ensuite adapter l’épaisseur et la structure.» Si la démonstration apparaît comme isolée, elle s’inscrit dans une politique de l’innovation et de transfert technologique4 formalisée, ainsi que dans un concept cantonal de mobilité5 prévoyant d’atteindre le zéro émission net à l’horizon 2040.
Adapter l’ouvrage aux contraintes extérieures
La passerelle n’était initialement pas prévue pour l’extérieur. Aussi son exposition aux intempéries et au gel a exigé des ajustements à l’aide de solutions simples: la pose d’une peinture anti-corrosion sur les aciers d’armature apparents, ou encore l’application d’une imprégnation hydrophobe sur les faces de béton et la couverture des joints avec une bande d’étanchéité. Ces bandes ont été couvertes d’une couche anti-dérapante et la passerelle a été équipée de garde-corps fabriqués avec des tubes en acier provenant d’un chapiteau de cirque. Des treillis en acier d’anciennes étagères industrielles servent de remplissage pour les garde-corps tout en apportant du rythme par un pliage astucieux. La texture caractéristique du béton scié a toutefois été laissée apparente sur les faces latérales de l’arc précontraint. La matérialité du pont exprime tout autant le premier emploi de ses composants que la transformation dont ils ont fait l’objet. La technique de sa mise en œuvre reste discernable à dessein.
Après plus de six mois à avoir été confronté aux conditions du terrain, l’ouvrage d’art ne montre aucun signe de défaillance technique due aux altérations extérieures, constate Jean-Baptiste Luyet, ingénieur et chef de projet pour l’ouvrage à l’État du Valais.
Passer à la vitesse supérieure
Si l’on peut se réjouir que la passerelle ait trouvé un acquéreur aussi promptement, le caractère temporaire de la démarche illustre la précarité et la relative prudence des maîtres d’ouvrage publics à l’égard de ce type d’approche. Ce cas d’étude pose la question du rôle des collectivités dans le soutien et la reconductibilité des pratiques vertueuses de niche. Sur la question, Vincent Pellissier se montre optimiste: «Avec les marchés publics, tous les instruments sont entre nos mains, encore faut-il un peu de courage.» Un coup d’accélérateur au développement des pratiques low-tech durables et engagées est aujourd’hui indispensable. L’heure n’est plus aux tentatives isolées, mais à la formulation d’une stratégie cohérente, favorisant la systématisation de pratiques exemplaires et bas carbone et à l’échange et la diffusion de bonnes pratiques.
Notes
1. Julie Devènes, Jan Brütting, Célia Küpfer, Maléna Bastien-Masse, Corentin Fivet, «RE:CRETE – Reuse of concrete blocks from cast-in-place building to arch footbridge», Structures, Volume 43, 2022, pp. 1854-1867. doi.org/10.1016/j.istruc.2022.07.012
2. Philippe Morel, «RE:CRETE – une passerelle en béton de réemploi», TRACÉS 11/2021
3. Avec la méthode des analyses du cycle de vie, le SXL calcule notamment le potentiel de réchauffement climatique lié au projet. Celui-ci est exprimé en CO2-équivalent, car l’impact d’autres gaz à effet de serre, aussi émis lors des processus, est converti en émissions de CO2.
4. Loi sur la politique économique cantonale (LPolEco)
5. Département de la mobilité, du territoire et de l’environnement, Service de la mobilité, Concept cantonal de la mobilité 2040, 2018
Construction et adaptation de la passerelle RE:CRETE à un usage extérieur, Conthey (VS)
Maître d’ouvrage: État du Valais (jusqu’en 2023)
Maître d’œuvre: Structural Xploration Lab (SXL) – EPFL
Porteur·euses de projet: Maléna Bastien-Masse, Julie Devènes, Jan Brütting, Célia Küpfer, Maxence Grangeot, Claude-Alain Jacot et Corentin Fivet
Partenaires: Diamcoupe, Freyssinet, Bridgology, Sika Suisse, Emil Egger Romandie
Surface: 12 m2 faits de 25 blocs en béton d’environ 120 × 40.5 × 20 cm et deux câbles de précontrainte T15S
Coût: 70 000 francs
Calendrier: prédimensionnement (printemps 2021) ; construction de la passerelle (été 2021); inauguration (octobre 2021); upcycling de l’ouvrage pour l’adapter à un usage extérieur, Conthey (VS) (janvier à mars 2022)