Re­velo: brèves de chan­tier de la ré­no­va­tion de la gare de Ve­vey

Date de publication
02-05-2024

13.03.2019 – Fellini décapage

Certains peintres n’ont jamais utilisé de pinceaux et de peintures durant toute la durée du chantier ! À l’intérieur du hall de gare à la voûte d’église protestante, leur tâche est de récupérer les décors d’origine.

Les vestiges en question ne sont rien d’autre que l’antique procédé d’enduit teinté dans la masse, à base de chaux. Dans notre cas, il est utilisé pour imiter les pierres naturelles qui n’ont pas pu être exécutées faute de moyen financier ou technique, ou même des deux - un immense travail de restauration, en somme, car il faut décaper les deux, trois ou quatre couches de cette saloperie de peinture qui recouvre le stuc initial.

Un des peintres travaille déjà depuis trois mois sur ces apparats, et il lui manque encore quelques semaines pour mener à bien sa tâche. Le travail de nettoyage est laborieux, rébarbatif, même. À la manière d’un archéologue acharné, il utilise un décapant naturel sur une surface d’un mètre carré. Ensuite, il la recouvre de cellophane et laisse macérer la décoction pendant quarante-huit heures. Une fois le tout bien moisi, humide et puant, il racle, nettoie et lave, en récupérant scrupuleusement les déchets de peinture non biologiques. C’est une besogne ingrate qui nécessite une immense patience.

En son honneur, il faudrait ériger un monument. Je l’observe tous les jours, abandonné à sa solitude, et je revois cette scène d’un film de Fellini où deux acteurs, suspendus dans le vide, peignent un immense ciel bleu en guise de décor – cinématographique cette fois-ci. En s’insultant copieusement pour passer le temps.

12.01.2019 – Les oranges de Sicile

Chez les électriciens, le contremaître est le Sicilien du chantier. En plus des différents travaux qu’il est censé réaliser, il nous fait de l’import-export d’oranges de Palagonia (IT).

J’ai donc commencé à lui acheter deux caisses d’oranges par semaine pour faire le plein de vitamine et tenir tout l’hiver. Petit à petit, je me fais plaisir avec les annexes : les câpres de Pantelleria, l’origan, l’huile d’olive, les tomates séchées et les conserves « sott’olio ».

La rumeur se répand comme une traînée de poudre auprès de la population des ouvriers et des usagers de la gare, à tel point que je découvre, derrière l’installation de chantier, une caisse d’oranges avec une inscription au stylo-bille en majuscule et à la syntaxe italo-française. À l’instar d’un stand de fruits et légumes, son numéro de téléphone et le prix des caisses d’oranges y sont inscrits !

Je dois malheureusement l’informer qu’il doit agir discrètement, car le chantier ne saurait devenir un marché. Sans compter les problèmes potentiels de licence et la police du commerce.

04.02.2019 – Cardiaque

J’adore mon menuisier.

Malheureusement, il mourra sur un chantier. Il approche des huitante ans et ne va pas s’arrêter de travailler de sitôt. C’est un vieux de la vieille et, s’agissant de restauration, il trouve toujours de nouvelles combines.

À deux reprises, il a failli y rester, sur le chantier. À cause de son grand cœur. La première fois, j’interromps la réunion de chantier parce qu’en montant à peine deux marches, il devient transparent chancelle et manque de tomber dans les escaliers : ambulance, CHUV. Une semaine plus tard, le scénario se répète, mais cette fois, il s’endort au volant : malaise cardiaque, accident de voiture, CHUV, opération du cœur. C’est un mardi, et le soir même, on lui pose un pacemaker.

Le lundi suivant, on le retrouve sur le chantier à travailler en chemise à manches courtes, le teint légèrement moins translucide que la semaine précédente. Il fait à peine trois degrés Celsius. Il arbore un sourire d’enfant qui a retrouvé son jouet.

Je comprends alors qu’il n’y a pas d’autre alternative quand au lieu de sa mort : au travail, l’engagement de toute une vie. Entre l’atelier et le chantier, l’exact endroit de sa mort reste incertain. Alors, à chacune de nos rencontres, je le prie avec malice d’éviter de faire le grand voyage sur mon chantier…

17.09.2017 – Botticelli

Au vu de l’ampleur des travaux, les CFF ont saisi l’occasion de restaurer les deux toiles peintes qui ornent le hall principal. Ce sont deux peintures dans la plus pure tradition des gares helvétiques, avec leurs panoramas évoquant le voyage, évidemment, ainsi que la beauté de la Suisse.

Ce travail est confié à l’atelier Sinopie. La taille importante des œuvres nous oblige à trouver un espace adéquat sur le chantier pour éviter les risques liés au transport: l'ancienne Galerie Quai 1. Cet espace d’exposition consacré aux photographes contemporains se transforme dès lors en atelier de restauration. Trois restauratrices se succèdent depuis plus d’un mois au chevet de ces toiles. Et ces deux tableaux, que peu de gens contemplent habituellement, deviennent tout à coup l’objet d’un intérêt grandissant.

J’observe le défilé de la quasi-totalité des ouvriers présents. Il y a même d’anciens locataires venant soi-disant revoir leurs anciens locaux comme on viendrait assister à un happening. J’ai d’abord mis ça sur le compte de la beauté de l’art, dont l’observation du travail minutieux des restauratrices pouvait en être le point culminant. Je m’enthousiasme, car cela permet de révéler ce monde caché qu’on ne regarde plus, mais auquel on peut redonner vie. C’est quand même incroyable à quel point l’art peut fédérer !

Puis, un jour, je me rends compte que l’objet de toutes ces attentions n’est autre qu’une des restauratrices qui, je l’avoue, est d’une beauté troublante. À mi-chemin entre les portraits de la Renaissance italienne et certaines femmes de Goya. C’est là que je comprends, finalement, le sens profond, travesti, d’une œuvre d’art.

Antonino Tramparulo est architecte associé du bureau Tempesta Tramparulo à Lausanne.

Ces quatre brèves de chantier ont été publiées dans l’ouvrage REVELO n°1. Chroniques de chantier. Transformation de la Gare, CH – 1800 Vevey, qui a reçu le Prix du Plus Beau Livre Suisse 2020 et le Prix du Jury du Plus Beau Livre du Monde 2021.

Autres récits de chantier

 

«La tornade de l’église Saint-François de Sales» par Flora Buberle

 

«Journal de chantier: rénovation d’un immeuble de 81 logements» par Ada Rossi