Riuso et/ou sauvegarde? L'enseignement du projet dans l'existant
Ce thème pédagogique est un fait relativement récent dans le cursus des élèves architectes en Suisse. Martin Boesch et Franz Graf, professeurs responsables respectivement du «riuso» à l’Accademia d’Architettura de Mendrisio et de la « sauvegarde » à l’EPFL, dressent un premier bilan. Entretien.
TRACÉS: Il y a à peine vingt ans, l’enseignement du projet dans l’existant entrait timidement dans le plan d’études des grandes écoles d’architecture suisses. Franz Graf, le texte qui accompagnait la publication des travaux des étudiants de votre atelier de projet au sein de la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit de l’EPFL, en 2005, esquissait l’hypothèse que le projet dans l’existant puisse constituer une expérience pédagogique d’une grande richesse qui «éveille l’architecte en herbe à une autre pratique de l’architecture»1.
Franz Graf (FG): 70% des activités courantes des bureaux d’architecture en Suisse sont liées à la pratique de la «rénovation», mais former les futurs architectes à intervenir dans le construit n’est pas simplement une question d’opportunité. Le projet de sauvegarde est une discipline complexe, foisonnante, qui convoque des multiples savoirs, hybride rigueur scientifique et imagination prospective. Les cultures de l’histoire et celles de la technique se croisent et se superposent dans une démarche de création singulière, unique même, qui prend appui sur un travail d’investigation sur le bâtiment et se poursuit tout au long du processus de conception. Ce cheminement intellectuel qui passe par l’observation, l’analyse, l’appréhension, la déduction, le questionnement sur une œuvre construite, immerge le projeteur dans l’immanence de la discipline architecturale. Autrement dit, le projet de sauvegarde est un double et indissociable projet de conservation et de neuf; c’est en cela qu’il offre un merveilleux potentiel pédagogique.
Ce potentiel pédagogique semble désormais reconnu, le projet de sauvegarde étant considéré comme une orientation structurante, au même titre que des disciplines établies telles que l’urbanisme ou la critique architecturale. Le thème est pourtant complexe et se prête à diverses interprétations. Les termes «sauvegarde» et «riuso» (réutilisation) – les intitulés de vos enseignements respectifs – en témoignent.
FG : En effet. Il existe une multitude d’objets, auxquels on peut prêter de nombreuses approches. Rénover un patrimoine bâti banal ou restaurer un monument historique de valeur exceptionnelle demande des instruments intellectuels, des techniques, des acquis différents. A la fois conservation, maintien de la substance matérielle, mise en valeur, et greffe nouvelle, prolongement, superposition, juxtaposition, la notion de «sauvegarde» a été retenue pour inclure, de manière volontairement très large, l’ensemble des stratégies d’intervention possibles. Ce qui veut dire que, en termes de pédagogie du projet, il n’est nullement question de donner a priori une «marche à suivre», et encore moins une «recette» qui ne pourra s’appliquer en aucun cas à un patrimoine bâti vaste et hétérogène, porteur de ses propres valeurs culturelles et contraintes. L’objectif est plutôt de transmettre aux étudiants les outils théoriques et pratiques pour s’emparer de la spécificité de l’objet construit et se positionner en connaissance de cause, aussi selon leur sensibilité.
Martin Boesch (MB): Le terme «riuso» relève de la même volonté d’élargir le champ des possibles par une démarche ouverte, qui n’exclut aucune option, y compris la transformation ou la démolition-reconstruction comme ultima ratio. Le choix des thèmes de projet n’y est pas anodin. Travailler sur le «riuso» d’un bâti à caractère plus ordinaire signifie prendre en compte les enjeux de la ville contemporaine. C’est le cas des grands conteneurs urbains, des bâtiments industriels situés dans des lieux stratégiques, qui ont perdu leur usage primitif et demandent aujourd’hui à être réinvestis. Etablir, à une échelle élargie, le potentiel de réaffectation de ces ouvrages constitue une étape cruciale dans l’élaboration du projet. Le processus de conception s’appuie ensuite sur cette analyse des qualités et significations des bâtiments, pour développer – sans a priori – des réponses pragmatiques dans un contexte socio-économique donné et selon des contraintes de programme qui se veulent réalistes.
Que fait donc le substrat commun de la pédagogie du «riuso» et de la «sauvegarde»?
FG, MB: La connaissance exhaustive du bâti !
FG: Comprendre le bâtiment par un travail d’investigation minutieuse conduit au plus près de l’objet construit, à l’échelle du détail. Cette première phase est as-su-rément fondatrice. Doublé d’une enquête historique, le travail de relevé – travail physique qui nécessite un contact prolongé avec le bâtiment – permet de saisir le caractère des objets, d’en identifier la raison constructive et d’en établir correctement le diagnostic. Cette enquête sur la matière sert à s’approprier la substance, retrouver les traces de son histoire, ce qui veut dire les marques d’usure, sa texture, sa patine. Réélaboré sous forme d’axonométries constructives, le relevé est un outil incontournable, une base solide, permettant d’envisager, dans un deuxième temps, la réparation des bâtiments et la mise en place des stratégies de projet les plus appropriées, les plus justes, les plus habiles.
Martin Boesch, peut-on appliquer cette même démarche d’analyse méticuleuse de l’existant au bâti de la «grande échelle»?
MB: Le point de départ est fondamentalement le même: le bâtiment construit et la connaissance précise de ses valeurs immatérielles et matérielles. La compréhension des lois et de la logique interne de l’ouvrage par un travail in situ est le véritable moteur du projet. Dans le patrimoine industriel, saisir la logique de la trame, voire identifier l’élément de base qui, par sa répétition systématique, produit une spatialité le plus souvent généreuse, relève du même processus. Les travaux de diplôme sur la réaffectation de la gare de Sébeillon à Lausanne, par exemple, ont permis aux étudiants de dépasser leur première impression, voire d’apprécier les qualités de la halle de transbordement, où l’ingénieur Alexandre Sarrasin alterne savamment des voûtes minces et des travées basses suspendues produisant un dispositif d’éclairage zénithal du plus bel effet et qui mérite d’être mis en valeur. De ce constat se sont dégagées des options de projet cohérentes, bien fondées quant à la nouvelle fonction que l’ancienne gare aux marchandises peut accueillir, tout en étant architecturalement accomplies.
A une autre échelle, le questionnement est tout aussi essentiel. L’analyse pointue du bâtiment doit nécessairement s’accompagner d’une réflexion plus vaste. Appréhender les critères d’implantation des bâtiments, leurs qualités d’insertion dans le cadre bâti et naturel, est tout aussi capital pour en dévoiler les qualités spatiales, fonctionnelles, architecturales – par exemple les possibilités de réaffectation et de requalification du quartier de l’ancien port de Rotterdam qui tiendraient compte du caractère typologique du silo.
Reconsidérer ces bâtiments industriels amputés de leur fonction, vidés des machines autour desquelles ils étaient conçus, et qui sont aujourd’hui fatigués, délabrés, vétustes, est un processus graduel. Dans cette démarche de projet qui se veut raisonnée et raisonnable, l’objet construit est considéré à la fois avec détachement et avec empathie. La progressive formation du jugement devient alors une étape cruciale de la pédagogie, contribuant à modeler un nouveau regard, voire, de manière plus ample, une nouvelle culture du bâti. Le plaisir de la découverte n’y est pas complètement étranger.
Franz Graf, dans le cadre de votre enseignement, vous abordez un patrimoine historique monumental, par exemple l’œuvre de Pier Luigi Nervi ou celle de Le Corbusier. Peut-on se référer, pour cet héritage protégé et chargé de multiples significations, au même plaisir de la découverte?
FG: Tout comme le Palazzo del Lavoro de Nervi à Turin, l’œuvre de Le Corbusier est un corpus emblématique. Au-delà de sa valeur intrinsèque exceptionnelle, iconique même, il s’est révélé, ces dernières années, un cas d’étude tout aussi exemplaire en termes de pédagogie et ce aux divers stades de la formation des jeunes architectes. Par un relevé approfondi, les étudiants de troisième année du bachelor ont littéralement décortiqué certaines réalisations de Le Corbusier, produisant une connaissance matérielle inédite. Ce travail fondateur, qui va bien au-delà de l’interprétation des archives papier en s’attelant au bâtiment réalisé comme source primaire, éveille une nouvelle lecture de ces œuvres que l’on imaginait connaître jusqu’au moindre détail, mais qui referment encore bien des secrets. Par ce corps-à-corps prolongé, la déférence envers le « maître » a laissé progressivement la place à la reconnaissance des qualités matérielles de son œuvre. Les futurs architectes sont alors intervenus sans idées préconçues, tout en veillant à préserver les bâtiments par des interventions adaptées mais surtout réversibles. Ils ont équipé l’ensemble de Roquebrune-Cap-Martin d’une structure d’accueil des visiteurs, savamment implantée à côté pour ne pas nuire à l’intégrité de ce site magnifique ; ils ont comblé les interstices de la toiture-terrasse de l’Unité d’habitation de Firminy pour y loger un musée ; prolongé le lotissement de la cité Frugès à Pessac ; reconverti à un nouvel usage l’usine Claude & Duval à Saint-Dié-des-Vosges.
Sur cette dernière, en parallèle du travail d’atelier, un diplôme de fin d’études de master a approfondi certaines hypothèses de réaffectation, voire d’extension, et proposé un projet de restauration rigoureux. Quant à ce volet conservation, le diplôme sur l’usine Duval, tout comme celui sur la splendide maison-atelier de Marta Pan et André Wogenscky en région parisienne, ou encore le travail sur le collège de La Sallaz à Lausanne, ont été l’occasion de mettre en pratique les outils conceptuels et les techniques acquis dans le cadre des cours théoriques de l’orientation sauvegarde du cycle master. Profitant de ce bagage culturel, nourri aussi des échanges très riches avec les maîtres d’œuvre lors de visites des chantiers de restauration, ces jeunes architectes ont su traduire leurs expériences académiques en un projet de conservation respectueux de la matière, ce qui veut dire, paradoxalement, un projet qui est souvent invisible.
Le «projet invisible»… Ce qui n’exclut pas une démarche de création.
FG: Certainement pas. Avec ses propres codes et son propre rythme, le projet dans l’existant ne fait nullement abstraction du processus créatif. Il ne s’agit ni de faire valoir a priori les règles d’un formalisme établi, ni de laisser la place à une imagination débridée, mais de procéder à un raisonnement plus articulé, une véritable démonstration. Les options du projet sont réfléchies, argumentées non pas selon une référence théorique abstraite, mais à partir du regard porté sur l’existant, ce qui n’exclut pas, bien entendu, une dimension imaginative très prononcée. A cela, il faut ajouter que cette approche oblige à une réflexion aboutie sur la matérialisation, un thème crucial qui a fait la renommée de l’architecture moderne et contemporaine suisse, mais qui est souvent – à tort – négligé dans l’enseignement du projet dans les écoles suisses aujourd’hui. Si dans le projet contemporain cette question peut passer au second plan, elle ne peut en aucun cas être éludée dans le projet dans l’existant.
MB: Dans cette logique, le principe du Weiterbauen se révèle générateur de sens2. Une didactique forcée qui polarise l’existant et le nouveau serait en effet réductrice. La question est ailleurs : la confrontation avec un bâ-timent existant relève d’un processus de création plus lent qui mène à un résultat parfois silencieux, mais qui est tout aussi inventif. Ces projets, calmes mais riches, renoncent à dramatiser et à glorifier le quotidien, tout en apportant une véritable réponse d’architecte aux grands enjeux de l’architecture contemporaine.
Notes
1. Franz Graf, Giulia Marino, RecyclH2O. L’avenir de la station d’épuration de Genève: le patrimoine comme matière de projet, in Franz Graf, Histoire matérielle du bâti et projet de sauvegarde. Devenir de l’architecture moderne et contemporaine, PPUR, Lausanne, 2014, pp. 387-399 : 399.
2. Martin Boesch, «La matière comme leitmotiv», in Faces, n° 58, printemps 2005, pp. 44-49.