Soutenir. Ville, architecture et soin
Le soin au Pavillon de l’Arsenal
Dans une exposition et un ouvrage à l’iconographie foisonnante, Cynthia Fleury et le collectif d’architectes SCAU questionnent la place du soin dans la ville à travers les époques. Au fil des images, le glissement s’opère, du soin des corps à celui de la ville même, espace de vie à maintenir, ménager, entretenir.
Nul besoin de justifier la pertinence de cette exposition par l’actualité du thème sanitaire: Covid ou pas, les sept petites salles et neuf petits films qui la constituent posent des questions fondamentalement humanistes et politiques sur la place des lieux du soin dans la cité, son incarnation dans l’architecture, et ce que cette place reflète de notre conception d’un monde habitable. En déployant un large éventail d’exemples, l’exposition et son catalogue montrent les espoirs, générosités, folies, ambivalences ou encore contradictions des initiatives du soin à toute époque, et ce que la nôtre en hérite. Un propos très construit structure le choix de documents et maquettes, dans lequel chacun a sa place, sans superflu et avec justesse, irrigué par une pensée dite du care. Cette éthique, qui trouve ses origines dans la théorie féministe anglo-saxonne des années 1990, propose de placer la vulnérabilité au centre d’un nouveau modèle de société et défend une vision du soin qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre «monde», qu’il s’agisse de nos corps ou de notre environnement, en soutien à la vie. La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury en est la penseuse, la porte-parole et l’activiste dans le domaine médical en France. Sa main tendue à une réflexion commune avec des architectes a été saisie par Éric de Thoisy et le collectif SCAU. L’exposition et le livre sont le fruit de cette collaboration.
Influences mutuelles
L’emplacement, la disposition, l’ambiance de l’architecture affectent le corps, peuvent le guérir ou lui nuire. Vice versa, l’aspiration à un environnement sain a sans cesse influencé la forme urbaine et architecturale. L’évolution de cette réciprocité suit celle de la médecine: dans le catalogue, Beatriz Colomina note que «chaque nouvelle maladie trouve un hôte dans l’architecture formée par les maladies précédentes, dans une sorte d’emboîtement archéologique de la maladie. Chaque épisode médical active des histoires profondes d’architecture et de maladie [...]» Mais le facteur médical n’explique pas tout du rapport entre santé et architecture: mettre à l’écart ou intégrer la maladie, la rendre visible ou la cacher, est le fait de volontés politiques et d’acceptions sociétales. Dans l’exposition, des cartes montrent que, selon les époques et les contextes, on a planifié les hôpitaux en plein centre ou à la périphérie des villes, sur des îles, à la campagne, où ils ont souvent été involontairement rattrapés par l’urbanisation; des plans et coupes dessinent des murs épais ou poreux, des panoptiques ou des villages.
Territoires ambigus
Distances et Formes: ce sont deux des thèmes topographiques, topologiques, toponymiques, qui, avec Éléments, Frontières, Nécropoles, Hétérotopies et Inhabitables, occupent chacun l’une des salles, d’un blanc médicinal mais d’échelle domestique, d’une scénographie amicale et sobre, propice à la contemplation. L’approche non-chronologique adoptée par les commissaires permet de voir l’oscillation des postures et de juxtaposer des exemples très contrastés. Les thèmes foucaldiens ne sont jamais loin, mais l’exposition échappe au manichéisme et à une théorie systématique du contrôle. On y sentirait même une certaine empathie envers les pires erreurs, consciente des contradictions parfois nées des meilleures volontés (amener l’air et l’eau dans la ville entraîne trop d’hygiénisme ou à rejeter ses miasmes vers les territoires sacrifiés de «l’envers du soin»; vouloir dominer la maladie conduit à mettre les tuberculeux dans des «poumons de métal», mais fait aussi prévoir des logements adaptés à ces cercueils respiratoires; utiliser la réalité virtuelle à des fins thérapeutiques mène à la déshumanisation). Cette compréhension à l’égard de territoires façonnés par les ambiguïtés traverse particulièrement les courts-métrages de Marie Tesson qui, par un important travail d’archive, dressent les «topographies médicales» de neuf lieux à l’étonnante destinée sanitaire. Parmi elles, la fable réelle, tragique et sacrificielle, de la plaine de Pierrelaye-Bessancourt dans le Val d’Oise (France). Haussmann y imagine une nécropole, mais c’est à récolter les boues pour assainir la Seine qu’elle est consacrée; on y projette un faux Paris en guise de leurre pendant la Seconde Guerre mondiale; l’épandage en fait une terre fertile où se pratique un maraîchage extensif qui alimente les hôpitaux de Paris, il en résulte une sévère pollution, le site est abandonné, des gens du voyage s’y installent, leurs enfants tombent malade de saturnisme; on y prévoit désormais une forêt réparatrice.
Le soin au cœur de la cité
Cette indulgence contextuelle n’empêche pas l’idéal des commissaires de se manifester au fil des pièces exposées. Il privilégie le «soin au kilomètre zéro, le soin comme soutènement de la ville», à l’image de l’Hôtel-Dieu de Paris «situé au meilleur de la Ville comme le meilleur au cœur de l’homme» (Parlement de Paris, 1548). Il prône un juste milieu entre domesticité et communauté, comme celui que permet l’architecture de Herman Hertzberger à la maison de retraite De Overloop: une photo montre le bavardage entre deux dames âgées, l’une assise dehors sur un petit banc vissé, au seuil d’une porte fermière par laquelle l’autre, debout chez elle, se penche. Il est dans l’hospitalité et l’ambiance d’une «architecture placebo»: dans la rondeur des espaces de sommeil conçus par Bertrand Goldberg pour le Prentice Woman’s Hospital de Chicago, les vues depuis les chambres dessinées par André Bruyère pour le pavillon d’Orbe, ou la dansante charpente en bois du Maggie’s Center de Frank Gehry. Ce modèle envisage aussi une symbiose entre la ville des morts et la ville des vivants, comme dans le champ de repos prévu à Montmartre à la fin du 18e siècle ou dans les cimetières-parcs de Robert Auzelle. Il s’intéresse aux spatialités alternatives du soin: au jardin dans lequel Derek Jarman lutte contre les conditions hostiles du milieu tandis qu’il se bat contre le sida, ou au centre psychiatrique flottant l’Adamant, où les reflets d’eau et les rais de soleil qui scintillent sur le parquet dissolvent toute association avec la figure archétypale de la nef des fous.
Représentations
De salle en salle se tissent ainsi des narrations entre documents et images souvent surprenantes et émouvantes. Beaucoup sont des facsimilés, et l’on regrette le risque que prennent actuellement les expositions de devenir des livres spatialisés. La place du soin dans la ville et l’architecture est aussi dans la représentation qu’on en donne. La carte statistique, la planche de hauteurs optimales de mobilier pour des corps en chaise roulante, les calques superposés de lignes d’erre de patients psychiatriques, les cartes postales d’îles aux lépreux, la gravure populaire d’une morte alanguie dans les bras d’un homme dans une salle d’ensevelissement: il serait intéressant d’interroger ces modes de représentation en tant que lieu en soi de construction de l’image de la maladie.
Parmi les intenses et vibrants artefacts originaux de l’exposition figurent des œuvres qui montrent que les artistes s’intéressent à la question. Dans l’un des portraits au noir et blanc très contrasté pris par Raymond Depardon dans les hôpitaux psychiatriques italiens au moment de leur fermeture, quel espace relationnel s’établit-il entre le visiteur de l’exposition et l’œil ardent d’un patient, qui émerge de sous la veste qu’il a tirée par-dessus sa tête? Quelle proxémie érotique André Kertész éveille-t-il, fasciné sans doute par les jeux miroitants de lumière, lorsqu’il adopte l’angle d’incidence du soleil pour capter les fesses et les jambes d’une femme alitée sous un dispositif machinique de réflecteurs? Dans quel imaginaire d’un monde incendiaire les photos à l’appareil thermique d’Antoine d’Agata immergent-elles, qui liquéfient corps et pierre et donnent une transparence incandescente autant à l’enveloppe charnelle que bâtie? Ces expressions conscientes, critiques et volontaires préparent un cadre spatial et matériel aux réceptions possibles de la vulnérabilité.
Fabriquer la ville avec soin
C’est avant tout le corps malade, ou considéré comme tel, qui est au centre des architectures et lieux phoriques montrés dans l’exposition. À la fin du parcours, le thème du soutien est étendu à la ville inhabitable: la ville malade rend malade. Il s’agit souvent de la cureter, la réparer, la reconstruire, mais aussi, toujours dans une démarche plus proche du care que du cure, de la maintenir, de la ménager, de l’entretenir. Les commissaires appellent à ce que le soin «soit le principe cardinal d’aménagement de nos cités», car «la vulnérabilité est désormais ce que nous avons de commun». Un léger tropisme de morbidité oriente l’exposition, même dans ses solutions joyeuses. Mais tout n’est pas pathologique, et il ne faudrait pas que le récit récurrent de la ville malade réserve la sollicitude et le ménagement à sa seule condition de fragilité. L’architecture et la ville, certes périssables, peuvent vivre au-delà du corps si elles sont soigneusement fabriquées, avec considération pour leur milieu, aimables à l’habitant et donc aimées et entretenues. Le soin serait alors adressé non pas uniquement au vulnérable mais à toute chose vivante et même vivace, à tout environnement, à tout artefact, par l’attachement que l’on ressent pour eux, par affection.
SOUTENIR
VILLE, ARCHITECTURE ET SOIN
Jusqu'au 25 septembre 2022
Commissaires scientifiques
SCAU, collectif d'architectes
Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste