Stan­dard, non-stan­dard : cons­truire dans le Grand Nord

Comment construit-on avec des déchets? L’architecte et artiste Catherine Rannou explore le lien entre les déchets et l’architecture dans le contexte sociotechnique et territorial de notre société globalisée. Lors de son séjour en 2011 à Igloolik, village insulaire inuit du Territoire du Nunavut dans l’Arctique canadien, elle a exploré l’inadaptation des constructions projetées par les autorités dans un territoire extrême et la trajectoire des déchets dans leurs cycles de production et de valorisation. Ce sont les dynamiques du non-standard, à travers les propositions inuites bâties qui sont ici restituées.

Date de publication
17-04-2020

 Mathilde de Laage: On peut lire dans votre projet de recherche: «il sera question dans cette correspondance, de colonisations de territoires, de cartographie, d’architecture, de technologie, de gestion de déchets, de rebuts, d’autonomie, d’import-export, de distorsion des temporalités et des repères spatiaux, de logistique»1. Quelle relation se tisse entre le territoire sociotechnique et la notion de déchet pour le village d’Igloolik?
Catherine Rannou: Les déchets posent la question des ressources disponibles, notamment lors du projet. Elle est toujours sous-jacente. Ce type de lieu, comme le village d’Igloolik, devient tant le reflet de notre société de consommation que le cul-de-sac de ses débris. Le bateau ne vient qu’une seule fois par an avec une trentaine de conteneurs chargés de matériel pour chaque communauté inuite, puis, repart à vide… Les voies maritime et aérienne sont les uniques liens avec le continent. Dans ce contexte de dépendance, il est intéressant de comprendre quels arrangements les habitants d’Igloolik font avec leurs débris...  
Mon intérêt s’est porté rapidement sur la décharge à ciel ouvert d’Igloolik et ses ressources, notamment le contreplaqué. Le porte-conteneurs transite depuis Montréal par le Saint Laurent jusqu’au Passage du Nord-Ouest, dans des conditions de navigation difficiles qui nécessitent que le matériel soit protégé dans des caisses de transport faites d’un contreplaqué de qualité répondant aux normes NIMP 15. Ce matériau d’emballage, soumis à ces normes très strictes, devient un élément constructif en dehors des normes constructives par rapport à architecture du sud.
Dès lors, ce contreplaqué possède une valeur importante en tant que tel et non pour ce qu’il a été. Ce processus est évidemment celui de la réutilisation car la notion de recyclage induirait qu’il existe en amont un savoir constructif2. Pour le bois du contreplaqué, ce n’est pas le cas, car il ne s’agit pas d’une ressource originaire de ce territoire. De même, l’outil utilisé pour redonner au bois une forme adaptée à un nouvel usage n’est pas celui d’un charpentier qui travaille un assemblage. On peut dire qu’une culture constructive a émergé de l’interaction entre deux conditions, celle de l’indisponibilité des ressources et l’inventivité constructive des habitants vis-à-vis des matériaux disponibles. L’un des traits de cette culture constructive inuite est l’empilement si l’on pense aux cairns, aux peaux, à leurs maisons rondes et aux différentes couches de vêtements pour se protéger du froid.

Dans votre projet, au fur et à mesure de votre acclimatation, vous parlez de maisons inhabitées, d’une architecture inadaptée au climat de la toundra car issue des standards de la construction canado-­américaine, alors que ce n’est pas le cas des cabanes, dans lesquelles se développent les activités inuites. Est-ce un lien singulier qui se crée entre ce territoire, le cycle de vie des matériaux/objets et les cultures constructives déployées localement?
Dans l’Atlas du Nunavut, on peut lire ce territoire à travers les dynamiques semi-nomades des Inuits3. L’implantation des villages a forcé leur sédentarisation, mais celle-ci n’est pas adaptée aux territoires de chasse et de pêche4. De plus, les standards appliqués pour l’habitat par le gouvernement canadien sont ceux de logements sociaux d’une population sédentaire. Ces logements sont des maisons témoins, finalement, avec tous les objets du confort occidental, qui ne sont pas agencés, mais posés en vrac. La vision d’un animal fraîchement chassé et dépecé sur le sol protégé par des cartons avec l’ordinateur en arrière-plan, est particulièrement parlante.
Or la tradition de vie dans l’igloo veut qu’une même famille respire le même air intérieur. Il n’y a pas de cloisons, l’air est un bien collectif. Dans les maisons standards canadiennes au contraire, tout est cloisonné, isolé. J’ai pu constater, comme forme d’appropriation inuite de ces maisons, qu’elles sont toujours ouvertes, et les espaces intérieurs rarement clos, les portes sont enlevées ou maintenues ouvertes. Le loft serait un habitat plus approprié.
La décharge m’a permis d’établir un premier contact avec les habitants car elle est autant un lieu qu’un mode de rencontre. J’ai pu entamer les discussions autour de leurs projets. Les cabanes de stockage, réalisées exclusivement avec le contreplaqué venant de la décharge, se sont révélées être un bâti de première importance. Toujours fermé à clefs, ce lieu de stockage de 3 m2 contient le précieux matériel de chasse et de pêche; il reflète ce passage, pour la culture inuite, entre le maintien des activités traditionnelles et le développement d’une architecture contemporaine où le contreplaqué remplace les peaux et les cairns. Ces cabanes révèlent une certaine émancipation de la culture inuite, elles représentent une culture constructive qui se réinvente.

Vos questionnements sur la trajectoire des déchets soulèvent des questions autour du temps et de l’immatériel. Ce rapport au temps, nous aimerions le relier à l’utilisation que vous faites des logiciels de CAO dans vos projets. Quelles possibilités offrent-ils pour comprendre/représenter le monde ; on pense aussi à votre volonté de traiter du territoire dans toute son épaisseur…
Les logiciels de CAO sont en architecture une manière d’encoder le monde et de décider un peu pour les autres, comme on l’imagine. Encoder une décharge avec Autocad – logiciel d’ingénieur en mécanique transformé pour les besoins de l’architecture – m’a permis de penser les cycles de la décharge en détournant les outils de production standardisés. À partir des bibliothèques d’objets générées pour les besoins des projets en architecture, j’ai «explosé les blocs» de ces objets afin de les repositionner, les distordre et réaliser une cartographie de la décharge. Finalement, les cabanons représentent ce passage entre le numérique, la standardisation et la fabrication manuelle et intuitive. Il n’est plus question d’ajustement, de programme, mais de réaliser un objet peut-être pas précis, mais adapté pour l’usage auquel il est destiné localement.   
La géographe Béatrice Colignon parle très justement de cette épaisseur du territoire, horizontale et verticale: «La perception de l’espace a jusqu’ici été analysée sur un plan ‹ horizontal › qui rend compte d’un espace parcouru. Pourtant il faut aussi considérer le plan ‹vertical›, celui de l’enracinement dans le territoire. La perception se nourrit ici de la tradition orale qui en tant que mémoire du groupe, ancre points, lignes et surfaces dans une histoire. Sur ce plan ‹ vertical ›, le territoire n’est plus appréhendé globalement mais localement, par les éléments qui composent chaque paysage (…).»5

Depuis plusieurs années maintenant, vous voyagez dans les territoires aux confins de la ­planète… Finalement de quoi ces territoires sont-ils les confins?
Ces territoires révèlent selon moi quelques impasses de notre société et ses dysfonctionnements. L’écart se creuse également entre les habitants de l’Arctique et les scientifiques arrivant avec leur toute puissance technologique en Antarctique par exemple, dont je reviens. Ce n’est pas la même manière de faire. Le rythme de celui qui suit la saisonnalité de la chasse n’est pas le même que le rythme de celui qui mange à heure fixe pour ne pas perdre la boussole dans ces jours sans fin.

Quelle pratique de nos sociétés pourrait-on reconsidérer par rapport à votre expérience avec la communauté inuite d’Igloolik?
Ce serait peut-être le zéro déchet. J’ai fait du repérage avec les habitants pour les aider à débusquer une potentielle tête de lit, des phares... Dans cette décharge à ciel ouvert, où les déchets sont triés très méthodiquement: il y a le coin des batteries, du bois, du tout-venant, de la ferraille et celui des épaves de voiture qui est devenu le terrain de jeu des enfants, des chiens errants et des ours. Le déchet suggère une forme de liberté. L’inaccessibilité des décharges dans nos sociétés met de côté l’informel et le transformable sans recyclage ou sans outil. L’objectif du zéro déchet soulève cette question pour un ensemble de métiers qui opèrent un tri assez fin des choses et qui peuvent reconsidérer la valeur de ses déchets autrement que par la valeur marchande du matériau.

Catherine Rannou est architecte, artiste multimédia et enseignante-chercheure titulaire au laboratoire CRH-LAVUE (Centre de Recherche sur l’Habitat, ENSA Paris-Val de Seine).

Notes

1. Le protocole et le projet Igloolik sont disponibles sur le site catherine-rannou.fr. Sous la forme d’un blog, l’architecte diffuse, depuis juillet 2011, des récits auxquels neuf personnes désignées répondent sous la forme de notes de bas de page à son projet.

 

2. Selon les définitions disponibles sur le site reemploi-idf.org, le réemploi est une opération qui permet à des biens qui ne sont pas des déchets d’être utilisés à nouveau sans qu’il y ait modification de leur usage initial. La réutilisation est une opération qui permet à un déchet d’être utilisé à nouveau en détournant éventuellement son usage initial. Enfin le recyclage est l’opération par laquelle la matière première d’un déchet est utilisée pour fabriquer un nouvel objet.

 

3. Atlas réalisé par l’Institut circumpolaire canadien et la fédération Tungavik du Nunavut en 1992. Le Nunavut est un territoire du Canada depuis 1999 (statut administratif différent de celui de province). Ainsi, le statut des terres du Nunavut appartenant à la Couronne et les droits collectifs que les populations autochtones possèdent sur leur territoire et ses ressources s’opposent et freinent l’accès à la propriété à titre individuel.

 

4. La création du village d’Igloolik date de 1959. L’implantation des localités modernes et la sédentarisation des populations autochtones ont participé à légitimer les revendications territoriales canadiennes au 20e siècle sur l’Arctique et notamment le Passage du Nord-Ouest.

 

5. Béatrice Collignon. Les Inuits. Ce qu’ils savent du territoire. Paris, L’Harmattan, 1996.