Still Modern, la résidence étudiante Chris Marker de Eric Lapierre à Paris
Dix ans après avoir collaboré au concours de la résidence étudiante pour Éric Lapierre Experience, Giacomo Ortalli revient sur le lieu du projet enfin réalisé dans le sud de Paris.
Éric Lapierre Experience (ELEx) est une organisation basée à Paris qui regroupe les trois champs d’activité de l'architecte Eric Lapierre: la construction, l’écriture et le commissariat d’expositions, de performances et de productions sonores. Depuis sa création en 2000, le travail de l’agence est en relation avec certains débats qui traversent la culture architecturale contemporaine, tels que le potentiel expressif de la construction et de la matérialité des édifices, le rapport entre tradition et modernité, architectures et œuvres d’art. En parallèle de ces activités, Eric Lapierre enseigne la théorie et le projet d’architecture à l’ENSA de Marne-la-Vallée; il est régulièrement invité à intervenir dans des écoles d’architecture suisses: l’EPFL à Lausanne, l’ETH à Zurich et l’Accademia di Architettura à Mendrisio.
Une machine à cohabiter
Le projet de résidence étudiante Chris Marker1 fait partie d’un programme urbain, situé dans le sud de Paris, mené par la RATP (Régie autonome des transports parisiens) pour moderniser le centre de maintenance de bus Ateliers Jourdan-Corentin Issoire, datant de la fin du 19e siècle, en l’incluant dans un nouveau quartier de mixité urbaine qui comprend des logements sociaux, des logements privés, une crèche et une halte-garderie. Eric Lapierre a remporté en 2007 le concours pour la partie du programme concernant une résidence étudiante. Le site du projet, entre le boulevard Jourdain et la rue de la Tombe-Issoire, concentre une forte énergie urbaine liée à son trafic et à la taille des bâtiments qui le bordent, à proximité immédiate du parc Montsouris et de la Cité internationale universitaire de Paris.
Le projet de Lapierre est conçu comme une extension de la Cité universitaire, d’un point de vue urbain et architectural, en relation avec certains chefs-d’œuvre de l’architecture moderne, comme la Fondation Suisse (1933) et la maison du Brésil (1959) de Le Corbusier, le Collège néerlandais (1938) de Dudok et la maison de l’Iran (1969) de Claude Parent, toutes des résidences étudiantes. Aux alentours se trouvent des maisons emblématiques de la modernité: celle d’André Lurçat, la villa Seurat (1926), la maison Ozenfant (1922) de Le Corbusier et la maison-atelier de Georges Braque (1927) d’Auguste Perret. Eric Lapierre connaît bien l'architecture de la ville du 20e siècle, sur laquelle il a écrit plusieurs ouvrages2. Ce contexte est pour lui une occasion de revisiter certains éléments de la modernité et affirmer qu’on peut, dans les conditions actuelles, essayer d’être modernes: rechercher une base rationnelle pour l’architecture, produire des recherches typologiques spécifiques, affronter la question de la nouveauté et refuser la nostalgie, si souvent présente dans la production architecturale contemporaine.
Le bâtiment, construit au-dessus du centre de bus, est une grande barre de 100m de long et 30m de haut, qui abrite 400 étudiants dans des appartements individuels ou pour deux personnes. C'est une structure linéaire très dense, coupée par une diagonale qui crée des vides dédiés à la vie collective et aux circulations. Du côté de la rue, un ascenseur oblique relie l’entrée, située au rez-de-chaussée, à l'espace collectif principal au dixième étage, sur le toit: la machine, à la fois mythe et fantôme de l’architecture moderne, est ici dévoilée en façade. Le vide se prolonge à l’intérieur avec une série d’espaces en double hauteur qui abritent les espaces communs, en cascade et interdépendants sur toute la diagonale. Sur la façade opposée, donnant sur le toit du dépôt de bus, des terrasses en gradins sont aménagées là où se rencontrent les coursives, les couloirs et les escaliers. Entourée par des murs qui lui donnent une échelle intime et un caractère protégé, chaque terrasse est mise en valeur par une ouverture ronde pratiquée dans la masse du béton, qui forme, en succession avec les autres, une perspective psychédélique.
La stratégie typologique adoptée pour les espaces communs donne à la résidence étudiante une image singulière, affirmant son caractère collectif et inscrivant le bâtiment à la fois dans le contexte de la Cité universitaire et dans l’histoire de la discipline. D’un côté, ces espaces facilitent échanges et rencontres parmi les étudiants à tous les niveaux; de l’autre, à l’échelle urbaine, ils marquent dans l’espace public la présence de la communauté qui habite le bâtiment. La résidence, qui présente un programme ordinaire de cellules individuelles et espaces collectifs, est ici conçue plutôt comme un équipement, ou même une ville condensée: si les coursives et couloirs sont des rues suspendues qui renvoient au «streets in the sky»3 des Smithsons, et les terrasses à patio des places d’un village, les logements sont, eux, conçus comme de petites maisons, des lieux permettant la concentration individuelle, l’intimité à l’intérieur de la communauté. Suivant la leçon des cellules du couvent Sainte-Marie de la Tourette de Le Corbusier, ils sont construits sur la même trame, de proportion allongée (2.5 x 8 mètres), afin de distinguer trois zones fonctionnelles – cuisine, salle de bain, chambre – qui peuvent être mises en relation ou séparées; en façade, ils sont complètement vitrés pour être éclairés jusqu’au fond.
Les poétiques de la raison
Le fait que l'architecture soit fondée sur la raison et la rationalité est essentiel pour qu'elle soit compréhensible et partagée par tous. Eric Lapierre coordonnera la prochaine édition de la Triennale d'architecture de Lisbonne, prévue pour octobre 2019. Le sujet choisi, The Poetics of Reason4, interrogera la spécificité de la rationalité architecturale etindique que «en dépit de son caractère non scientifique, l’architecture repose sur la raison, et que son but est d’éclairer la spécificité de cette raison.» La volonté de trouver une logique de forme marque tous les choix du projet. La recherche des règles du jeu et ses déclinaisons jusqu’à l’échelle du détail a pour effet de réduire les décisions arbitraires: tout concorde avec le concept initial, tant du point de vue constructif que du point de vue spatial.
Le long de la façade, les menuiseries des logements sont pliées de façon à former une succession de triangles en retrait par rapport au bord extérieur continu en béton: chaque demi-pli correspond à une cellule, ce qui crée une échelle intermédiaire en façade qui a pour résultat d’éviter l’effet répétitif typique des grands ensembles modernes. Les dalles horizontales en béton qui ressortent et qui servent de pare-feu sont pliées avec la même géométrie, de façon à répondre de façon rationnelle aux normes anti-incendie, tout en participant au caractère expressif du bâtiment.
Le travail sur les colonnes est l’aboutissement d’une recherche originale sur les capacités constructives et les possibilités expressives du béton. La forme de chaque colonne, qui fait penser à la sculpture Colonne sans fin (1937) du sculpteur roumain Constantin Brancusi, est rationalisée pour résister de façon optimale à la pression subie. Le béton choisi est lisse, obtenu avec des coffrages en acier. Les colonnes sont de taille différente mais elles appartiennent au même registre formel: elles sont monolithiques, coulées en une seule fois, sans joints ni trous. Ainsi, tout le bâtiment est texturé dans la même proportion, dans toutes ses parties, ce qui apporte une forte cohérence formelle.5
Les coursives sont revêtues de carreaux de céramique vernie sur la base de couleurs du nuancier de le Corbusier. Les lignes verticales de ces carreaux ont une section triangulaire, et quand on se déplace, la coursive devient monochrome, par une sorte d’anamorphose, technique qui permet de recomposer une forme à partir d'un point de vue unique. La résidence compte 365 chambres, autant que les jours de l’année. Pour chaque porte d’entrée, Lapierre a mis en place une teinte différente, oscillant entre le bleu et le gris, qui correspond en fait à la couleur du ciel de Paris un des jours durant lequel le béton a été coulé, étape qui a pris environ un an. Chaque porte a ainsi la couleur d’un jour de l’année.
L’économie de moyens est pour Lapierre à la fois une marque et une condition préalable d'une architecture rationnelle. Si l’exhibition ostentatoire d’une forme fait perdre l’intimité et la proximité avec les habitants, au contraire les variations du vocabulaire tectonique innervent les plus petites parties de l’édifice comme la manifestation d’une sensibilité cohérente. Lapierre s’approprie ainsi des formes et des matériaux connus d’une façon nouvelle, pour les élever à un niveau d’art. Ainsi, la toiture du dépôt de bus est couverte d’une fine couche d’aluminium, de façon analogue au Centre d’art de Cherbourg réalisé par l’architecte en 2008. De même, la disposition des câbles électriques attachés sur les dalles en béton des coursives, loin d’être laissée au bon vouloir des techniciens, est en fait reprise d’une photographie de William Eggleston ayant servi à la couverture de l’album Radio City (1974) du groupe de rock américain Big Star6. Les câbles des lumières des terrasses sont disposés de façon à former des lettres correspondant aux sémaphores de l’alphabet maritime, renforçant l’analogie du bâtiment avec un paquebot.
Ainsi que l’affirme Eric Lapierre lui-même7,«l’enjeu contemporain est d’élever la matière ordinaire d’un programme contemporain au niveau de l’architecture savante, comme Bob Dylan qui a hissé la chanson populaire au niveau de la poésie cultivée, ou Lou Reed qui a intégré le Free Jazz à l'intérieur du Rock and Roll». Cette analogie musicale est essentielle et extrêmement présente dans la pratique de l'architecte français, qui invite souvent des musiciens à jouer sur ses chantiers; dans celui de la résidence Chris Marker, des guitaristes ont tissé une relation entre le son et l'espace, certains utilisant les surfaces de l'édifice comme matériau sonore.
Les formes les plus banales sont ainsi «surrationnalisées», investies d’un sens qui peut nous échapper. Elles constituent des espaces de narration capables de créer des liens entre le lieu et le temps. Sur les contremarches des escaliers communs qui relient les dix étages sont inscrits les mots du texte de la voix-off de La Jetée, film expérimental réalisé en 1962 par Chris Marker. Le texte est un hommage à l’histoire de la parcelle: les bus reliaient Paris à l’aéroport d’Orly, lieu dans lequel se passe une partie du film.Ces raisons, qui permettent de donner une explication à tous les éléments, suppriment tout recours au hasard, mais pas à la poésie, qu’elle dépose en fait dans chaque détail.La réalité collective est toujours plus profonde et mystérieuse qu'on pourrait l'imaginer. La résidence Chris Marker est à la fois monumentale et intime, en analogie avec la musique de Velvet Underground, qui avait un sens du majestueux, même avec les sons les plus banals et rugueux.
Notes
1. Chris Marker (1921-2012) est une réalisateur et artiste français
2. Il a notamment publié Guide d’architecture de Paris 1900–2008et d’Identification d'une ville. Architectures de Paris.
3. Alison et Peter Smithson, ensemble d'immeubles de Robin Hood Gardens, Poplar, Londres-est (1969-1972)
4. The Poetics of Reason, titre de la cinquième Trienal de Arquitectura de Lisboa, est prévue du 3 Octobre au 2 Décembre 2019
5. Suite à l’invitation à participer à la Biennale d’architecture de Chicago 2017, Eric Lapierre a transformé l'une des colonnes de logements étudiants en un objet sans échelle, forme pouvant être tour à tour poteau ou tour monumentale.
6. Radio City, album du groupe Big Star (1974)
7. Vidéo de Eric Lapierre, Pavillon de l’Arsenal, mai 2018, link