Techniques de persuasion en technologie du bâti
Le colloque «Technologie du bâti» à l’EPFL a réuni professionnel·les et académicien·nes pour explorer les défis, les alternatives et les nécessités dans le domaine de la construction. Les sessions ont mis en avant l’importance de la transversalité et l’expérimentation, sans démontrer la faisabilité de ces nouvelles approches à grande échelle.
L’engouement pour le colloque «Technologie du bâti», qui a réuni plus de 200 participants à l’EPFL le mercredi 6 mars 2024, témoigne de l’intérêt que les architectes portent aux questions constructives contemporaines et aux projets innovants en matière de durabilité. Les organisateur·rices (les architectes Diana Brasil, Yves Dreier, Eik Frenzel et Corentin Fivet) ont pris la peine d’inviter aussi bien des professionnel·les, architectes, ingénieur·es et artisan·es, que des étudiant·es, des chercheur·euses et des enseignant·es, faisant interagir des mondes qui se comprennent mais ne s’associent pas forcément. Les travaux des étudiant·es exposés servaient de trame de fond à ces échanges.
La conférence inaugurale avait permis de se familiariser avec quelques expériences en cours au Sénégal. Nzinga B. Mboup et Carole Diop, architectes à Dakar, ont brossé le tableau d’un pays en proie à une vague de construction massive, avec des matériaux qui offrent des conditions climatiques intérieures désastreuses et rendent les populations dépendantes de la ventilation mécanique contrôlée (VMC). Elles ont montré des pratiques alternatives, exploitant des matériaux surabondants, comme la latérite et le typha, et insisté sur l’importance de remettre sur le métier des savoir-faire locaux et traditionnels en les accompagnant d’une connaissance critique de l’histoire urbaine. Une question posée dans l’audience a résumé à elle seule les interrogations du colloque: «Quel impact réel ont des interventions expérimentales ou à petite échelle sur des secteurs entiers comme l’immobilier et la construction ?» À cette question les conférencières ont donné une réponse où se mêlent espoir et pragmatisme: si les Sénégalais comprennent l’avantage économique qu’ils ont à faire évoluer leurs pratiques constructives, alors c’est un paradigme entier qui pourrait changer.
De l’expérience à la mise en œuvre
Le thème du colloque était donné : la reproductibilité des expériences. Si certaines techniques présentées sont connues et même maîtrisées, il s’agit désormais de les aborder non pas en soi, mais par le projet, afin de les intégrer à la pratique, de partager des prototypes capables d’être réalisés dans d’autres contextes, d’autres échelles ou d’autres climats, puis de bénéficier de retours d’expériences. La plupart des conférenciers·ères, en provenance de France, d’Espagne, d’Allemagne, de Belgique, du Sénégal ou du plateau suisse ont pu rebondir sur des expériences empiriques ou scientifiques, démontrant ainsi que chaque nouvel approfondissement, au sein de ce réseau solidaire, participe à faire émerger des approches alternatives aux modèles constructifs instaurés au 20e siècle, fondés eux sur l’extractivisme, et encore souvent enseignés de manière dogmatique comme réponse unilatérale.
Malgré la différence d’échelle des interventions présentées, chaque projet était intimement lié à une condition territoriale propre (économique, règlementaire, climatique): lors de la matinée réservée aux pratiques professionnelles, Josep Bunyesc a montré comment il parvient à ériger des maisons passives et à dynamiser la filière de la préfabrication en bois dans les Pyrénées espagnoles. À Rosny-sous-Bois en région parisienne, le centre pédagogique Jacques Chirac présenté par Emmanuel Pezrès, directeur de recherche et d’innovation territoriale, exploite pour mettre en œuvre ses murs en paille porteuse une surabondance liée spécifiquement à la filière française. En Suisse romande, Julien Grisel (bunq architectes) a centré son propos sur la nécessité de rendre l’architecture «appréhensible», compréhensible, adaptable, voire réparable, afin de permettre aux usagers de comprendre et d’agir sur les bâtiments. Quant à Laurent Mouly, ingénieur civil qui accompagne des réalisations en pierre massive ou en béton de terre, il assure que seule une approche spécifique à chaque projet permet d’obtenir des résultats probants, à condition de faire du climat intérieur un projet et non une conséquence. C’est une approche que Philippe Rahm pousse avec insistance depuis des années: que ce soit à l’échelle d’un pavillon ou d’un parc métropolitain, il met la donnée climatique au cœur du projet et propose une relecture historique de l’architecture sous ce prisme : ainsi les dômes classiques, que l’on a surinterprétés sous un angle formaliste ou symbolique, revêtent d’abord une fonction climatique d’évacuation de l’air chaud.
D’autres approches enfin se concentraient sur la redécouverte de techniques artisanales qui méritent d’être entretenues ou revisitées afin d’orienter correctement l’emploi de matières durables. Nzinga B. Mboup a présenté avec précision les gestes de pose nécessaires à l’édification d’une voûte en terre, une technique dont la maîtrise permettrait de se passer à terme de dalles en béton armé. Quant à Ophélie Dozat et Lucien Dumas (également ébéniste de métier), ils ont présenté l’extraordinaire diversité que leur agence Materra-Matang peut atteindre à partir de techniques élémentaires, employant des cordes ou des assemblages bois-bois. Dans leurs travaux de mobilier ou de construction à petite échelle, il n’est pas tant question de reproductibilité que de recherches poussées sur les assemblages, les détails, la résistance spécifique des matériaux, tout en partant du savoir spécifique et indispensable de l’artisan.
Ainsi aucune position n’a donné de réponse univoque, mais a participé au contraire à la construction d’un savoir commun. Un seul intervenant, Conrad Kersting, n’a pas présenté de réalisation, mais les actions entreprises par l’association qu’il représente, Countdown 2030, qui œuvre à faire connaître la responsabilité du secteur de la construction dans le changement climatique au-delà du cercle des initiés.
Quels formats pour enseigner la construction aujourd’hui?
L’après-midi, réservé aux approches pédagogiques, a maintenu la même envie de partager des approches et des expérimentations orientées vers des solutions soutenables pour les générations futures. Les invité·es ont invoqué des choix technologiques frugaux liés au respect de l’environnement, à l’emploi et au réemploi de matériaux bio- et géosourcés et à la mise en œuvre de structures et d’assemblages constructifs «responsables». D’une part, les démarches présentées par huit enseignant·es provenant d’horizons distincts ont permis de se demander si l’enseignement de la technologie du bâti doit s’appuyer sur des outils professionnalisants ou plutôt sur des modes de représentations conçus pour former à la réflexion constructive. D’autre part, ces approches méthodologiques, bien que contrastées, trouvent un terrain d’entente en convergeant sur l’affirmation qu’aujourd’hui l’enseignement de l’architecture a décidément viré vers des questions liées aux processus et à la gestion des ressources plutôt qu’à la recherche de concepts ou d’idéaux singuliers.
Dans cette série d’exposés, le public a pu découvrir un large panel d’outils et de pratiques académiques innovants, telles que les cartographies phénoménologiques urbaines et les exposés sur l’histoire de l’architecture africaine élaborés par les étudiant·es de Carole Diop à l’Institut polytechnique panafricain de Dakar; les vidéos et les podcasts développés par Benedikt Schultz pour ses étudiant·es à l’Université technique de Dresde ainsi que leur travail sur la représentation architecturale à des échelles différentes; ou encore, la mise en œuvre de pédagogies participatives impliquant plus de 800 étudiant·es, dirigées par l’ingénieur Thomas Vilquin à la Faculté La Cambre Horta à Bruxelles.
Dans un autre registre tout aussi passionnant, la matière est le cœur d’apprentissage des fondements constructifs. C’est le cas des prototype 1:1 et de l’étude des matières décarbonées développés par Alia Bengana au sein de l’HEIA-FR et de l’EPFL; de l’expérimentation transmatérielle et transdisciplinaire dirigée par Guillaume Habert à l’ETH Zürich qui vise une approche plus heuristique des matériaux en étudiant leurs matières constitutives tels que les fibres, les grains et les liants, pour développer de nouveaux matériaux en collaboration avec les acteurs du secteur de la construction; de l’étude minutieuse de la pierre comme matériau didactique encadrée par Stefano Zerbi à la SUPSI de Mendrisio et développée sous ses spectres de durabilité, de circularité et son rapport au paysage et aux ressources locales; et enfin des travaux de recherche de l’architecte Sarah Nichols à l’EPFL, voués à tisser des liens entre l’environnement et la politique de la construction, notamment à travers les matériaux de construction.
Mention spéciale pour l’ingénieure diplômée en architecture et sociologue allemande Bettina Horsch, et ses recherches sur la transformation des pratiques professionnelles des architectes et le devenir des diplômé·es en architecture de l’ENSA de Nantes. Cette enquête sur les trajectoires professionnelles en dit long sur l’inadéquation ou le décalage des plans d’étude et la réalité du marché de l’emploi.
Échanges constructifs
Durant la journée, l’influence réciproque de l’enseignement et des pratiques professionnelles innovantes, souvent émergentes, était remarquable. Notamment par leur orientation ou leur attitude commune envers l’expérimentation et l’appel à l’interdisciplinarité professionnelle, ainsi que les implications environnementales de la construction, largement démontrées et éprouvées par l’ensemble des expert·es. La transversalité dans la manière d’enseigner se révèle également comme une nécessité. Architectes, ingénieur·es, physicien·nes, ils et elles réclament une approche coordonnée qui leur permette de faire fructifier leurs savoir-faire et leurs responsabilités respectifs. L’enseignement de la technologie du bâti et de la culture du bâti par le projet devrait constituer le corpus de base des études en architecture.
La grande réussite de ce colloque est d’être parvenu à réunir des cercles qui échangent rarement pour les confronter aux mêmes questions, au-delà de la transdisciplinarité académique, et en tenant compte des ancrages régionaux. Or ces cercles procèdent de la même manière, par expérimentations et prototypes, qu’il s’agit de discuter ensemble. Pour affirmer encore la transversalité des approches et des domaines, mais aussi pour se confronter plus directement aux enjeux des projets à grande échelle, il serait intéressant d’élargir les profils des intervenant·es et du public dans le cadre d’une prochaine édition, par exemple en s’adressant également aux investisseurs, aux décideurs politiques, voire à des entreprises générales.
Surtout, le colloque a permis d’illustrer la pluralité des approches autant constructives que pédagogiques, avec des liens poreux et complémentaires entre les réflexions et les projets présentés. Il a soulevé de nombreuses questions sur la manière d’aborder, de convaincre, d’engager le changement et de démontrer que les réponses sont amples et multiples. Enfin, l’importance de politiser les questions, de radicaliser les démarches, ou encore d’ouvrir le dialogue s’est fait sentir au fil des interventions et discussions. Car si les intervenant·es s’accordent sur la nécessité de changer de paradigme, il s’agit maintenant d’aller convaincre au-delà.
Ce compte-rendu a été rédigé dans le cadre d’un partenariat proposé par les organisateur·rices à la revue TRACÉS et à la plateforme espazium – education, qui recense les informations et les initiatives liées à la pédagogie et la recherche.
Colloque Technologie du Bâti
Organisé par Diana Brasil, Yves Dreier, Eik Frenzel et Corentin Fivet (laboratoire SXL–EPFL) le 6 mars dernier, le colloque rassemblait praticien·nes du bâti, chercheur·euses, et enseignant·es autour des pratiques constructives et pédagogiques innovantes.
Programme complet et présentations des intervenant·es disponibles sur: -> colloquetdb.epfl.ch